👁🗨 Le général qui ne voulait plus se taire
Malgré les menaces de la CIA, Pfautz a tenu bon car on l'avait suffisamment fait taire. Si seulement il y en avait d'autres comme lui en ces temps où Washington est si peu enclin à parler franc.
👁🗨 Le général qui ne voulait plus se taire
Ce que j'ai appris de James C. Pfautz
Par Seymour Hersh, le 27 février 2024
James C. Pfautz avait ce qui semblait être le CV parfait lorsque je l'ai rencontré pour la première fois, à la fin de l'année 1985, chez lui, dans la banlieue de Washington. Un mois plus tôt, il avait pris sa retraite de l'armée de l'air en tant que général deux étoiles, après une carrière réussie à quasiment tous égards. Il avait été capitaine de l'équipe de natation de West Point, dont il était sorti diplômé en 1953, et avait refusé de faire partie de l'équipe américaine aux Jeux olympiques pour s'engager dans l'armée de l'air et commencer immédiatement l'entraînement des pilotes.
Il a effectué 188 missions de combat pendant la guerre du Viêt Nam, a suivi une année obligatoire au National War College et, en 1974, a été sélectionné par le Council on Foreign Relations (Conseil des Relations Étrangères) pour servir en tant que boursier dans son bureau de New York. Son brio l'a propulsé en 1983 vers une affectation de rêve : le poste de général deux étoiles chargé du renseignement de l'armée de l'air au Pentagone. L'étape suivante, tant désirée, serait une troisième étoile et une affectation en tant que directeur de la Defense Intelligence Agency.
Ce n'était pas un homme facile. Il voulait que son personnel soit le meilleur du Pentagone en matière de renseignement et, comme je l'ai appris, il poussait ses collaborateurs à bout. L'un de ses subordonnés militaires me racontera plus tard, avec une certaine lassitude, le mantra de Pfautz : “Si c'est en l'air, c'est Jésus. Si c'est sur terre ou dans l'eau, c'est un hippie aux cheveux longs”.
Je ne savais rien de lui en 1985, lorsque j'ai commencé à entreprendre des recherches pour un livre sur la destruction, en 1983, du vol 007 de Korean Air Lines par un pilote de combat soviétique qui avait pris l'avion de ligne pour un avion d'espionnage américain. Aucun des 269 passagers et membres d'équipage n'a survécu. La question qui se pose aux États-Unis et au monde entier est de savoir si le pilote soviétique savait qu'il avait affaire non pas à une tentative d'espionnage américain, mais à un avion de ligne sorti de son itinéraire entre Anchorage et Séoul.
Pfautz s'est montré prudent lorsque je l'ai contacté et lui ai expliqué que j'avais appris que lui et son équipe avaient été parmi les premiers à Washington à comprendre que le pilote soviétique s'était simplement trompé. Travaillant en étroite collaboration avec des linguistes russes affectés à la National Security Agency, l'équipe de Pfautz avait suivi l'avion de ligne hors trajectoire alors qu'il volait dans l'espace aérien soviétique près de la frontière avec le nord du Japon. Cette zone regorgeait de cibles précieuses à surveiller et de sites radar, dont une base de sous-marins soviétiques que les services de renseignement américains surveillaient en permanence depuis les eaux internationales. Les missions, dont le nom de code était Rivet Joint, partaient d'une base américaine située sur l'île de Shemya, dans l'archipel des Aléoutiennes, à 450 miles à l'est.
L'état-major de Pfautz a compris que le pilote de combat soviétique, entraîné à abattre sans discussion tout intrus pénétrant dans l'espace aérien soviétique, avait remarqué les feux de position de l'avion de ligne coréen 747 - feux qui, vus d'en bas, correspondaient étroitement à ceux des vols Boeing RC-135 Rivet Joint de l'armée de l'air - et avait fait ce que les pilotes soviétiques qui gardaient la frontière étaient censés faire.
Pfautz ne tenait pas vraiment à parler à un journaliste, mais je venais de publier un livre très dur sur Henry Kissinger, comme il le savait, ou comme je pensais qu'il le savait, et j'étais plus intéressé par la façon dont les plus hauts responsables de la bureaucratie fédérale géraient une crise que par les détails du crash. Pfautz était préoccupé par une chose : les informations fournies 24 heures sur 24 par son bureau, qui ont fini par venir à bout des ardeurs initiales des faucons antisoviétiques de la Maison Blanche de Reagan à riposter brutalement, tardaient à attirer l'attention de Reagan et de ses collaborateurs les plus proches en stratégie de politique étrangère.
Nous avons eu une série de discussions sur la bureaucratie, et avons fini par parler de son père, un colonel de l'armée très estimé, qui l'a poussé à aller à West Point alors que ses notes et ses talents de nageur lui auraient permis d'entrer dans la plupart des universités. Je me suis demandé pourquoi il avait choisi de rejoindre l'armée de l'air au lieu d'entamer une carrière dans l'armée. J'ai donc retrouvé les noms de quelques-uns de ses camarades de classe à West Point et passé quelques coups de fil. Être un journaliste trop curieux a ses avantages, mais parfois on obtient des informations dont on ne voulait pas forcément être informé.
Réputé pour ses talents de nageur, Pfautz a rejoint ce qui était alors un monde de ségrégation. Les athlètes de West Point étaient très appréciés et bénéficiaient d'un certain nombre d'avantages, dont celui de partager un mess séparé de celui des autres cadets. Cette situation favorisait les confidences et Pfautz a rapidement appris, à sa grande surprise, que les athlètes, en particulier ceux de l'équipe de football universitaire, recevaient régulièrement à l'avance les questions des examens de fin de semestre que tous les élèves-officiers devaient passer. Cette tricherie durait depuis au moins dix ans.
Pfautz, qui, de son propre aveu, était naïf à l'époque, a été consterné par la facilité avec laquelle on acceptait de tels actes répréhensibles. Il croyait en la devise de Point, “Duty, Honor, Country” [devoir, honneur, patrie]. Mais il réussit à conserver son calme jusqu'à ce qu'un ambitieux capitaine de l'armée nommé Alexander Haig, diplômé de West Point en 1947 mais resté proche de son Corps - il sera affecté à l'Académie en 1953 en tant qu'officier disciplinaire - l'aborde et lui demande d'espionner ses camarades athlètes. Pfautz m'a dit qu'il avait demandé conseil à son père, qui lui avait conseillé de ne surtout pas espionner ses camarades cadets. Mais il a pensé que la chose éthique à faire était de travailler avec Haig, qui avait servi pendant la guerre de Corée, et de lui faire part de ce qu'il voyait et apprenait. Les informations qu'il a fournies à Haig comprenaient les noms de tous les athlètes à avoir profité de la tricherie des questions anticipées des tests.
Dans le scandale qui s'ensuivit, quatre-vingt-dix cadets, dont la plupart étaient des joueurs de football, furent renvoyés de West Point. L'affaire a fait les gros titres et tout le monde à West Point a rapidement su que c'était Pfautz qui avait tiré la sonnette d'alarme. Haig n'avait pas protégé Pfautz, mais le général, malgré sa profonde amertume quant à cette trahison, n'avait parlé à personne, ou presque, du rôle de Haig, jusqu'à ce que nous nous parlions.
Pfautz avait clairement compris - nos discussions sur l’incident en Corée se sont poursuivies par intermittence pendant un an - que l'implication de Haig dans une telle trahison m'intéresserait tout particulièrement. En 1983, j'avais publié The Price of Power, un livre traitant de la perfidie d'Henry Kissinger et du général Haig, son plus proche collaborateur, à la Maison Blanche de Richard Nixon. Pfautz savait également que je commençais à douter de ce que j'avais cru être l'éthique protectionniste de West Point après mes révélations, en 1969 et 1970, sur le massacre de My Lai et sa dissimulation par les odieux membres de la WPPA (West Point Protective Association) de l'Armée de terre.
La punition de Pfautz pour son choix de soutenir le code d'honneur de West Point a été, comme me l'ont dit plus tard quelques-uns de ses camarades de classe, d'être réduit au silence pour le reste de ses années à West Point. Il a obtenu son diplôme en 1953 sans se faire beaucoup d'amis ni entretenir avec ses camarades de classe des échanges autres que le strict minimum. S'engager dans l'armée de l'air après l'obtention de son diplôme a été son échappatoire.
Lorsque j'ai appris qu'il était réduit au silence - il ne s'agissait pas d'une punition inhabituelle pour ceux qui franchissaient les limites de la WPPA - j'avais appris à l'apprécier, et plus encore : il avait mon respect éternel. Il m'a dit qu'il avait choisi de ne pas en parler à ses enfants. L'un d'entre eux, a-t-il dit, avait l'intention de faire carrière dans l'armée et il ne voulait rien faire qui puisse avoir un impact sur sa carrière. Il a également déclaré qu'il dirait à ses enfants, à un moment donné, ce qu'ils devaient savoir. Il est décédé il y a deux ans à l'âge de 90 ans, probablement de manière aussi éprouvante qu'à l'époque où il dirigeait le service de renseignement de l'armée de l'air.
Il était à la fois craint et moqué pour son ardeur à fustiger les hauts responsables de l'armée de l'air dans les couloirs du Pentagone parce qu'ils portaient mal leur uniforme ou, lors d'un incident resté célèbre peu après que Pfautz eut pris ses nouvelles fonctions, pour avoir croisé dans un couloir du Pentagone un lieutenant-colonel de l'armée de l'air en train de lécher un cornet de crème glacée. Pfautz a emmené l'officier dans son bureau et, alors que l'officier se tenait au garde-à-vous, la crème glacée dégoulinant sur le tissu de son uniforme, Pfautz l'a sermonné pour conduite indigne d'un officier. Il était l'assistant de l'un des officiers supérieurs de l'armée de l'air, et l'action de Pfautz, telle qu'elle m'a été racontée alors que j'effectuais des recherches pour mon livre sur le crash du KAL, n'a pas été perçue comme une décision politique. Interrogé plus tard sur l'incident, Pfautz a simplement répondu :
“Si c'est l'heure du déjeuner et que vous êtes en pause, prenez votre glace et léchez-la dans un coin. Mais ne vous promenez pas dans le Pentagone avec”.
Pfautz n'a jamais obtenu les trois étoiles, pas plus que le poste où il aurait excellé, celui de directeur des services de renseignement du Pentagone. J'ai fini par conclure qu'il avait été la bonne personne au bon moment, aux manières si directes qu'elles ont permis de prévenir la surenchère américaine dans le climat émotionnel qui a suivi la destruction de l'avion de ligne KAL. C'était un dur à cuire qui a résisté aux mauvais traitements qu'il a subis et les a dépassés. Un véritable héros.
Le livre que j'ai fini par écrire sur la destruction du KAL comprenait en guise de conclusion un passage dans lequel Pfautz racontait toute la méchanceté qui avait accompagné l'hostilité à sa conclusion que de nombreux acteurs politiques de la Maison Blanche de Reagan ne voulaient pas entendre : la Russie n'était en aucun cas intéressée par le déclenchement d'une nouvelle guerre mondiale. Le directeur de la CIA, William Casey, a appelé mon éditeur et l'a averti que, tout comme l'auteur, il ferait l'objet de graves accusations si le livre était publié sans que certains éléments des services de renseignement aient été supprimés. Casey, et c'est tout à son honneur, m'a dit la même chose lors d'un appel téléphonique houleux.
J'ai appelé Pfautz qui, bien que n'ayant pas été promu, conseillait alors un comité gouvernemental de haut niveau ultra secret traitant des questions relatives aux missiles stratégiques, et je lui ai parlé de l'appel de Casey et du fait que mon éditeur, après avoir consulté ses avocats, allait publier le livre tel qu'il était initialement conçu, y compris les commentaires de Pfautz. Je me souviens avoir dit à Pfautz qu'il avait suffisamment de problèmes comme ça et que s'il souhaitait que les documents soient retirés ou que son nom soit écarté, qu’il n’hésite pas à me le dire. Il m'a dit qu'il y réfléchirait. Il m'a rappelé quelques heures plus tard en disant, en substance, qu'on l'avait suffisamment fait taire. Que ses mots se répandent.
Si seulement il y en avait d'autres comme lui en ces temps où le gouvernement américain est si peu enclin à parler franc.