👁🗨 Le “Grand Inquisiteur” de Julian Assange
Ceux qui ont ordonné et exécuté les crimes divulgués par Julian sont déterminés à lui faire payer, quelle que soit la façon dont ils devront déformer les systèmes juridiques britannique et américain.
👁🗨 Le “Grand Inquisiteur” de Julian Assange
Par Chris Hedges, le 22 février 2024
Les procureurs de la High Court qui cherchent à garantir l'extradition de Julian vers les États-Unis s'appuient presque exclusivement sur les opinions judiciaires de Gordon Kromberg, un avocat américain très controversé.
LONDRES - L'accusation des États-Unis, qui cherche à rejeter l'appel de Julian Assange contre un ordre d'extradition, lancé par l'administration Trump et repris par l'administration Biden, a fondé ses arguments mercredi sur les affidavits douteux déposés par un procureur fédéral américain du district oriental de Virginie, Gordon Kromberg.
Les accusations - souvent fausses - formulées par M. Kromberg pour justifier l'extradition n'ont pas convaincu les deux juges de la High Court, Jeremy Johnson et Dame Victoria Sharp, qui supervisent l'appel final de Julian devant les tribunaux britanniques.
Les procureurs, interrogés par les juges, ont été déstabilisés lorsqu'ils ont été questionnés sur la véracité de plusieurs des affirmations faites par Kromberg à l'appui de l'acte d'accusation à l'encontre de Julian. Ce fut notamment le cas lorsque les procureurs ont soutenu que les documents classifiés publiés par Julian en 2010 - connus sous le nom de “journaux de guerre” d'Irak et d'Afghanistan - n'avaient pas été caviardés. Ces documents non expurgés, ont-ils déclaré à la Cour, ont mis en danger la vie des personnes nommées dans les documents et ont entraîné la “disparition” de certaines d'entre elles.
Comme l'ont clairement expliqué les avocats de la défense Edward Fitzgerald KC et Mark Summers KC, et comme les juges ont semblé le reconnaître, les documents ont effectivement été expurgés par Julian alors qu'il travaillait avec des partenaires médiatiques, tels que le Guardian et le New York Times, lorsque WikiLeaks a publié des documents militaires classifiés concernant les guerres d'Afghanistan et d'Irak, ainsi que des câbles du ministère de la Défense des États-Unis. Les versions non expurgées ont été publiées pour la première fois par le site web Cryptome après que deux journalistes du Guardian ont publié un livre contenant le code d'accès aux documents, menant à leur publication par d'autres organisations en ligne.
Julian a contacté le gouvernement américain, comme l'a déclaré M. Summers au tribunal, et s'est longuement entretenu avec lui pour tenter d'empêcher la publication des câbles non expurgés. Finalement, le département d'État américain a choisi de ne pas agir. Les fonctionnaires américains ont admis sans enthousiasme qu'ils n'avaient aucune preuve que les personnes citées dans les documents avaient subi un préjudice. D'autres allégations - comme celle selon laquelle Julian aurait tenté d'aider Chelsea Manning, qui a divulgué les documents, à décoder un code de mots de passe pour accéder à des documents ou protéger son identité, ou qu'il aurait cherché à conspirer avec des pirates informatiques - ont également été démenties.
Un rapport fourni au juge Baraitser par un expert en criminalistique de l'armée américaine a conclu que même si Mme Manning avait pu décoder le hachage du mot de passe (ce que ni elle ni personne chez WikiLeaks n'a jamais fait), cela ne lui aurait pas permis d'accéder aux documents, ni à l'anonymat, ni aux documents qu'elle n'avait pas déjà en sa possession. L'expert a également indiqué qu'une personne possédant les connaissances techniques, les compétences et l'expérience de Mme Manning, ainsi que son accès légal à des documents très secrets, aurait été en mesure de le savoir. Mais ces bobards inspirés de Kromberg sont tout ce dont disposent les États-Unis, alors ils y ont recours.
En fin de journée, il semblait probable que, probablement d'ici avril, puisque les dossiers écrits demandés doivent être remis aux juges en mars, les deux juges autoriseront un appel sur au moins quelques-uns des points. Cela signifie, ce qui arrange bien l'administration Biden - qui, j'imagine, ne veut pas s'occuper de la question litigieuse de l'extradition de Julian tout en alimentant le génocide à Gaza - qu'une éventuelle extradition aurait lieu après les élections.
Cette audience de deux jours était la dernière chance pour Julian de faire appel de la décision d'extradition prise en 2022 par la ministre britannique de l'Intérieur de l'époque, Priti Patel, et de bon nombre des décisions prises par la juge de district Vanessa Baraitser en 2021. Si Julian se voit refuser l'appel, il peut demander à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) un sursis d'exécution en vertu de l'article 39, qui n'est accordé que dans des “circonstances exceptionnelles” et “seulement lorsqu'il existe un risque imminent de préjudice irréparable”. Mais il est possible que le tribunal britannique ordonne l'extradition immédiate de Julian avant l'instruction au titre de l'article 39, ou décide d'ignorer une demande de la Cour européenne des droits de l'homme permettant à Julian de faire entendre sa cause devant la Cour.
La CIA demande l'emprisonnement de Julian aux États-Unis en raison de la publication des documents connus sous le nom de Vault 7, qui ont révélé l'existence d'outils de piratage permettant à la CIA d'accéder à nos téléphones, ordinateurs et télévisions, les transformant - même lorsqu'ils sont éteints - en dispositifs de surveillance et d'enregistrement. La demande officielle d'extradition ne comporte pas d'accusations nommément fondées sur la divulgation des fichiers Vault 7, mais la demande des États-Unis n'a été formulée qu'après la divulgation des documents Vault 7. La CIA obtient généralement ce qu'elle veut. Mais dans un avenir proche, je m'attends à ce que Julian continue à dépérir dans la prison de Belmarsh, où il est emprisonné depuis près de cinq ans, alors que son état physique et psychologique tend à se dégrader. Cette exécution au ralenti est intentionnelle.
Il est difficile de qualifier de victoire une décision de justice autre que l'abandon des poursuites à son encontre, mais plus longtemps il restera hors des mains des États-Unis, plus grand sera l’espoir de recouvrer la liberté pour avoir réalisé le plus important travail d'investigation journalistique de notre génération.
Le procureur, Clair Dobbin KC, dont les longs cheveux blonds s'échappent de sa perruque blonde officielle, s'est raccrochée à l'affidavit de Kromberg comme au Saint Graal, en en lisant des passages à la cour.
“Solliciter activement et publier des informations classifiées ne fait pas partie des responsabilités courantes des journalistes”, a-t-elle déclaré à la Cour, dans l'une de ses déclarations les plus confuses.
Les principaux chefs d'accusation, a-t-elle dit, faisant écho à Kromberg, sont la “complicité d'actes illégaux pour obtenir ou recevoir de volumineuses bases de données d'informations classifiées”, la tentative “d'obtenir des informations classifiées par piratage informatique” et “la publication de certains documents contenant les noms non expurgés de personnes innocentes qui ont risqué leur sécurité et leur liberté pour fournir des informations aux États-Unis et à leurs alliés, y compris des Afghans et des Irakiens locaux, des journalistes, des chefs religieux, des défenseurs des droits de l'homme et des dissidents politiques de régimes répressifs”.
Bien sûr, comme l'a souligné la défense de Julian, beaucoup de ces personnes étaient des informateurs, aidant et encourageant les crimes de guerre américains, mais l'expression “crimes de guerre” n'a jamais été mentionnée par l'accusation, effacée comme par magie de l'affaire.
L'accusation, s'appuyant sur les propos de Kromberg, a insisté sur le fait que Julian n'était pas considéré comme un journaliste, que ce qu'il avait publié n'était “pas dans l'intérêt public” et que les États-Unis ne demandaient pas son extradition pour des raisons politiques. Ils ont accusé
“des gouvernements étrangers hostiles, des groupes terroristes et des organisations criminelles d'avoir exploité les révélations de WikiLeaks afin d'obtenir des renseignements à utiliser contre les États-Unis et contre des ressortissants étrangers qui leur ont prêté assistance”.
Ils ont affirmé qu'Oussama ben Laden avait demandé les documents publiés par WikiLeaks, et que les Talibans les avaient utilisés pour identifier des informateurs.
J'ai rencontré Kromberg pour la première fois - un fervent sioniste lié au mouvement d'extrême droite des colons israéliens en Cisjordanie occupée - lorsqu'au lendemain des attentats du 11 septembre, le gouvernement américain a commencé à emprisonner d'éminents militants palestiniens en les qualifiant de “terroristes” et à faire suspendre des organisations caritatives palestiniennes telles que la The Holy Land Foundation [Fondation pour la Terre Sainte].
Kromberg a joué le rôle de Grand Inquisiteur dans ces chasses aux sorcières, s'en prenant à de nombreux musulmans, dont Ahmed Abu Ali, ainsi qu'à mon ami, le professeur et activiste palestinien Sami al-Arian.
Sami al-Arian a enduré un procès-fleuve de six mois en Floride - qui n'est pas sans rappeler celui de Julian - au cours duquel le dossier du gouvernement s'est effondré dans un fatras de contradictions et d'insinuations. Au cours du procès, le gouvernement a appelé 80 témoins et a soumis le jury à des centaines d'heures de transcriptions et d'enregistrements téléphoniques souvent ineptes, réalisés sur une période de 10 ans, que le jury a rejetés comme des “racontars”. Sur les 94 chefs d'accusation retenus contre les quatre accusés, aucune condamnation n'a été prononcée. Sur les 17 chefs d'accusation retenus contre Al-Arian - dont “conspiration en vue d'assassiner et de mutiler des personnes à l'étranger” - le jury l'a acquitté de huit chefs d'accusation et s'est abstenu de toute décision pour les autres chefs d'accusation. Les jurés ont été en désaccord sur les autres chefs d'accusation dans une proportion de 10 contre 2, privilégiant l'acquittement total.
À la suite de l'acquittement, le professeur palestinien a accepté, sous la contrainte, un accord de négociation de peine qui lui épargnerait un second procès, déclarant dans son accord qu'il avait aidé des personnes associées au Jihad islamique palestinien, la deuxième plus grande organisation de résistance à Gaza et en Cisjordanie, à régler des questions d'immigration. Il a été condamné à 57 mois de prison. Pendant son incarcération, Al-Arian a reçu l'ordre de Kromberg de témoigner dans le cadre de l'enquête du grand jury sur l'Institut international de la pensée islamique à Herndon, en Virginie.
Lorsque les avocats d'Al-Arian ont demandé à Kromberg de retarder le transfert du professeur en Virginie en raison du mois sacré musulman du Ramadan, Kromberg leur a répondu que “s'ils peuvent s'entretuer pendant le Ramadan, ils peuvent comparaître devant le grand jury”. Selon une déclaration sous serment signée par l'avocat d'al-Arian, Jack Fernandez, Kromberg a également déclaré :
“Je ne vais tout de même pas retarder la comparution du Dr al-Arian devant le grand jury juste pour contribuer à ce qui est en train de devenir l'islamisation de l'Amérique”.
Le gouvernement a gaspillé 80 millions de dollars pour tenter de faire condamner le Dr Al-Arian, qui a refusé de témoigner comme le lui demandait Kromberg et a été accusé d'outrage au tribunal. Il a finalement été expulsé et vit en Turquie.
“En 2017, Kromberg a poursuivi un policier de Washington accusé d'avoir acheté des cartes-cadeaux pour soutenir le terrorisme, des accusations qui découlaient d'une opération d'infiltration controversée”, a noté The Intercept. “Au tribunal, Kromberg a émis des allégations déconcertantes selon lesquelles le suspect était aussi bien un partisan du groupe djihadiste État islamique que du parti nazi allemand de l'époque de la Seconde Guerre mondiale, au motif qu'il possédait un matériel historique”, note The Intercept. Se référant à un commentaire anonyme en ligne qui avait qualifié l'accusé de “racaille musulmane-nazie”, Kromberg a soutenu devant le tribunal : “Que ce soit vrai ou non, je ne connais pas la réponse à cette question. Mais le fait est que l'affaire des nazis dans ce cas est très liée à l'affaire ISIS.”
Kromberg a une animosité aussi profonde pour Julian - et, on s'en doute, pour les journalistes - que pour les musulmans.
Il évoque la possibilité, que les représentants de l'accusation à Londres ont assez imprudemment répétée, que Julian, en tant que ressortissant étranger, pourrait se voir refuser la protection du Premier Amendement s'il était jugé aux États-Unis. Cela a incité les juges à demander si l'on avait
“des preuves qu'un ressortissant étranger a droit aux mêmes droits [en vertu du Premier Amendement] qu'un citoyen américain”,
question à laquelle Dobbin, hésitant, n'a pas su répondre.
Dans le même temps, Kromberg a fourni de nombreuses garanties, répétées par l'accusation mercredi, selon lesquelles Julian ne serait pas soumis à des conditions de détention éprouvantes. Il a qualifié de “purement spéculative” la possibilité que Julian soit incarcéré dans une prison supermax très restrictive.
En 2019, Kromberg a assigné Manning à témoigner devant un grand jury dans le but de l'amener à impliquer Julian dans “un chef d'accusation de conspiration en vue de commettre une intrusion informatique”, accusation entièrement démentie par le témoignage d'un expert en 2020. Manning a comparu devant le grand jury mais a refusé de répondre aux questions qui lui étaient posées. Elle a été condamnée pour outrage civil et incarcérée. Elle a été libérée à l'expiration du mandat du grand jury. Kromberg lui a alors signifié une deuxième citation à comparaître devant un autre grand jury. Elle a de nouveau refusé de témoigner, entraînant une nouvelle série d'incarcérations et des amendes de 500 dollars par jour, portées à 1 000 dollars par jour après 60 jours de non-respect. En mars 2020, alors qu'elle était hébergée dans un centre de détention à Alexandria, en Virginie, elle a été hospitalisée après avoir tenté de se suicider.
La tentative de forcer Manning à impliquer Assange est au cœur de l'affaire américaine. S'ils parviennent à convaincre le tribunal que Julian a accepté d'aider Manning à craquer un code d'accès pour accéder à un ordinateur du ministère de la Défense connecté à un réseau IP secret, utilisé pour des documents et des communications classifiés, cela permettrait au gouvernement d'inculper Julian d'un crime réel.
Le vice de forme de l'affaire contre Julian est qu'il n'a pas commis de crime. Il a révélé les crimes d'autres auteurs. Ceux qui ont ordonné et exécuté ces crimes sont déterminés à faire payer Julian, quelle que soit la manière dont ils devront déformer les systèmes juridiques britannique et américain.