👁🗨 Le journalisme éthique, une profession dangereuse, voire mortelle - Julian Assange en sait quelque chose
Il n'y a que deux types d'informations, celles subventionnées par gouvernements & entreprises, et celles que nantis & puissants veulent nous cacher. Sans elles, nous sommes manipulés, pas informés.
👁🗨 Le journalisme éthique, une profession dangereuse, voire mortelle - Julian Assange en sait quelque chose
Par John Rees, le 12 janvier 2024
Nous avons tant besoin de reportages critiques comme ceux de Wikileaks sur les crimes de la “guerre contre la terreur”.
Les reportages sur la guerre à Gaza alimentent des heures de journaux télévisés et noircissent des kilomètres de papier journal. Pourtant, contre toute attente, elle reste le conflit majeur le moins médiatisé de l'ère moderne.
Pourquoi cela ? La réponse réside dans l'origine de la surcharge d'informations que nous recevons. Elle ne provient pas, en premier lieu, de journalistes indépendants, ni même de journalistes grand public, sur le terrain à Gaza.
Les Israéliens ont imposé aux journalistes une zone d'exclusion dans toute la bande de Gaza, qui reste donc, de façon presque historique, une zone de guerre où très peu de journalistes traditionnels sont présents pour couvrir les combats. Selon Reporters sans frontières :
“Les journalistes étrangers se voient refuser l'accès à la bande de Gaza. En deux mois de guerre, aucun reporter n'a été autorisé à entrer par Rafah, compromettant ainsi la capacité des médias à couvrir le conflit.”
Il n'y a même plus de journalistes embarqués avec les troupes israéliennes. Lors de la guerre d'Irak, ces journalistes embarqués ont été tournés en dérision par les gouvernements belligérants, qui les accusaient de ne donner que le point de vue des troupes parmi lesquelles ils travaillaient. Les journalistes embarqués constitueraient néanmoins une avancée à Gaza, où même cette forme édulcorée de reportage en tant que témoin oculaire fait défaut. Pour l'instant, les reportages les plus fréquents sur les combats en première ligne sont des vidéos diffusées par les Forces de défense israéliennes (FDI) ou par le Hamas. De nombreux journalistes palestiniens et d'autres pays du Moyen-Orient tentent de réaliser des reportages sur le terrain, mais la profession est mortelle. Plus de cent dix journalistes ont été tués depuis le début de la guerre contre Gaza, et quatre cents emprisonnés. Une cinquantaine de bâtiments abritant des médias ont été soit partiellement détruits, soit complètement rasés par les forces israéliennes.
La Fédération internationale des journalistes estime qu'un journaliste sur dix a déjà été tué à Gaza. En comparaison, soixante-trois journalistes ont été tués pendant les vingt années de guerre au Viêt Nam.
Rareté de l'analyse
Les reportages sur le terrain ne sont cependant pas les seuls à être difficiles à obtenir. Le journalisme d'investigation ou d'analyse est devenu, sans trop d'excuses, une denrée rare. Avant, on aurait pu s'attendre à des analyses approfondies des forces en présence et des principaux incidents du conflit de la part de journalistes d'investigation de la presse écrite et des chaînes de TV spécialisée dans l'actualité.
Voilà le type de mission qu'accomplissaient autrefois l'équipe Insight du Sunday Times, le regretté John Pilger à la télévision et dans la presse, l'émission World in Action d'ITV ou, plus rarement, Panorama de la BBC. Une émission de Walter Cronkite, présentateur chevronné de la chaîne CBS, a même été jugée déterminante. Au lendemain de l'offensive du Têt en 1968, Cronkite s'est rendu au Viêt Nam, abandonnant son voyage à Hué à bord d'un hélicoptère des Marines, avec douze housses mortuaires sous les yeux. Le verdict émis ensuite par Cronkite, selon lequel la guerre constituait une impasse sanglante, a inspiré ce commentaire à un président Lyndon Johnson découragé : “Si je perds Cronkite, je perds la classe moyenne américaine”.
Que l'accusation portée au journalisme en général ou à Cronkite en particulier ait été fondée ou non, elle était au moins suffisamment crédible pour être formulée, et prise au sérieux. Aucun risque par contre qu'une accusation similaire puisse être formulée à l'encontre des principaux journalistes couvrant la guerre à Gaza.
Dans cette guerre, le journalisme de fond ou analytique est difficile à trouver. Le Washington Post a mis un certain temps à se pencher sur les affirmations concernant les combats autour de l'hôpital Al Shifa à Gaza. On ne dispose toujours pas du compte rendu heure par heure de ce qui s'est réellement passé le 7 octobre lors de l'attaque du Hamas. Les questions fondamentales de savoir qui a tué qui, combien de personnes sont mortes, qui elles étaient, quel a été le rôle des forces israéliennes, restent sans réponse, enlisées dans les affirmations et les contre-affirmations.
Pas d'analyse approfondie non plus des objectifs de guerre israéliens, des tensions entre États-Unis et Israël, en mer Rouge, ou de la stratégie du Hezbollah au Liban.
Le coût de la guerre
Dans ce contexte de disette journalistique, nous ressentons d'autant plus vivement l'absence de la voix de Julian Assange et des informations fournies par WikiLeaks. Enfermé pour son cinquième Noël dans la prison de haute sécurité de Belmarsh au Royaume-Uni, il attend toujours l'ultime audience du tribunal dans son long combat contre l'extradition vers les États-Unis, où il pourrait être passible, en vertu de l'Espionage Act de 1917, d'une condamnation maximale de 175 ans d'emprisonnement.
La fondation de WikiLeaks n'ayant eu lieu qu'en 2006, l'organisation n'a pas pu rendre compte directement des invasions de l'Afghanistan et de l'Irak. L'occupation subséquente de ces pays était toutefois une autre affaire. Les fuites publiées par Assange dans certains des plus grands journaux du monde ont alors dévoilé, avec un niveau de détail sans précédent, la réalité effroyable et sanglante des agissements des forces occidentales.
Ces révélations n'ont cependant pas éveillé de conscience anti-guerre massive ni influencé directement la création de mouvements anti-guerre - les deux existaient déjà depuis 2003. Mais elles ont légitimé la politique anti-guerre et démoli ce qui restait de la réputation des responsables de ces guerres et occupations.
Citons par exemple ce que nous savons de la guerre d'Irak qui n'aurait jamais filtré si WikiLeaks n'avait pas publié les journaux de guerre d'Irak, la plus grande fuite de l'histoire militaire des États-Unis. Il s'agit d'un fait tout à fait fondamental, déterminant pour notre appréciation des conflits militaires : les pertes en vies humaines. Des organisations telles que Iraq Body Count ont été chargées du recensement minutieux du nombre de victimes. Les documents publiés par WikiLeaks ont permis de porter le nombre de morts à cent cinquante mille, soit quinze mille de plus que le total de l'Iraq Body Count.
Dans sa guerre contre Gaza, Israël et l’armée israélienne n'essaient pas de recenser le nombre de Palestiniens assassinés, et rejettent systématiquement les chiffres fournis par les autorités sanitaires de Gaza, peu fiables selon eux. Sous la pression israélienne, la plupart des grands médias internationaux ont pris l'habitude de faire précéder leur référence aux chiffres publiés par l'autorité sanitaire des mots “l'autorité sanitaire dirigée par le Hamas”.
Nous serions tous mieux informés sur les faits de guerre les plus élémentaires si WikiLeaks était en mesure de publier le même type de documents que ceux publiés après les guerres d'Irak et d'Afghanistan.
La deuxième superpuissance
Ces informations seraient d'autant plus précieuses aujourd'hui si elles étaient publiées en temps réel, au fur et à mesure du développement de la guerre contre Gaza. Les guerres sont l'expression de la puissance, et seuls les mots ne peuvent y mettre un terme. Mais ils peuvent informer et inspirer ceux qui s'efforcent de créer un contre-pouvoir public pour faire face aux fauteurs de guerre.
En 2003, le New York Times a déclaré à ses lecteurs
qu’“il y a peut-être encore deux superpuissances sur la planète : les États-Unis et l'opinion publique mondiale”. Et de conclure :
“Un phénomène exceptionnel a fait son apparition dans les rues des villes du monde entier. Il n'est peut-être pas aussi intense que les révolutions populaires de 1989 en Europe de l'Est ou les luttes de classes de 1848 en Europe, mais les politiciens et dirigeants vont avoir du mal à l'ignorer.”
Le mouvement de masse spectaculaire qui a ébranlé l'establishment occidental en 2003 est à nouveau dans la rue. Et il a grand besoin d'un journalisme de qualité.
Dans son réquisitoire contre WikiLeaks, l'ancien directeur de la CIA Mike Pompeo l'a qualifié d'“agence de renseignement hostile non étatique”. Il avait à cœur d'accabler Assange en le qualifiant d'espion. Mais en réalité, Mike Pompeo adressait surtout sans le vouloir un compliment à M. Assange.
Les espions obtiennent des informations confidentielles d'un État pour les transmettre clandestinement à un autre État, dans le but d'offrir à ce dernier un avantage politique, diplomatique ou militaire sur le premier. Mais WikiLeaks n'a rien fait en secret et son audience ne concernait pas les mandarins d'un autre État, mais les citoyens du monde entier. Il cherchait à donner du pouvoir au grand public, et non à divulguer des secrets au profit de puissants et de riches. L'absence d'une agence publique d'information est criante aujourd'hui, alors qu'un génocide est perpétré à Gaza et que le Moyen-Orient est menacé de propagation de la guerre.
M. Assange sait pertinemment que la liberté de la presse est en danger du fait de sa propre incarcération. L'écrivain Charles Glass a récemment rendu visite à M. Assange à Belmarsh et fait le point avec lui sur le journalisme et la guerre à Gaza. Il a rapporté que M. Assange
“déplore que WikiLeaks ne soit plus en mesure de dénoncer les crimes de guerre et la corruption comme par le passé. Son emprisonnement, le contrôle exercé par le gouvernement américain et les restrictions appliquées au financement de WikiLeaks dissuadent les lanceurs d'alerte potentiels. Il craint que d'autres médias ne puissent combler ce vide”.
Mais l'incarcération d'Assange ne se limite pas à nous priver d'une source d'informations dissimulées. Elle nous prive aussi d'une source de points de vue en marge du courant dominant. Prenons l'exemple de l'entretien d'Assange avec Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. M. Assange pose des questions gênantes à M. Nasrallah, mais il souhaite sincèrement permettre à une personnalité politique majeure d'expliquer son point de vue, de rendre compte de son parcours et de rectifier les malentendus sans brimades, opprobre, sarcasme ou condescendance. Et, venant des grands médias, cela se produira quand les poules auront des dents.
Il n'y a vraiment que deux types d'informations : celles subventionnées par les gouvernements et les entreprises, et celles que les nantis et les puissants ne veulent pas que vous entendiez. Sans ce deuxième type d'informations, nous sommes manipulés et non informés. Alors qu'Assange s'apprête à faire sa dernière tentative le mois prochain devant un tribunal britannique de stopper son extradition vers les États-Unis, le manque de visibilité sur la guerre à Gaza montre à quel point nous avons toujours besoin des lanceurs d'alerte et de ceux qui sont prêts à rapporter leurs témoignages.
https://www.stopwar.org.uk/article/why-gaza-reporting-shows-that-julian-assange-should-be-free/