👁🗨 Le livre que je n'ai jamais offert à Dan Ellsberg
"On lâchait des grenades par une ouverture, des gaz lacrymos, et des femmes et des enfants suffoquant s'échappaient des huttes. Ils étaient rassemblés par des mains rugueuses, des voix suraiguës".
👁🗨 Le livre que je n'ai jamais offert à Dan Ellsberg
À propos du roman de Stephen Wright sur la guerre du Viêt Nam "Meditations in Green" [Méditations en vert].
Par Seymour Harsh, le 21 juin 2023
Les soldats traversaient les huttes, lâchaient les grenades lacrymogènes par une ouverture, et des femmes et des enfants suffoquant s'en échappaient. Les villageois étaient rassemblés à grand renfort de mains rugueuses et de voix suraiguës.
Dan Ellsberg est parti vendredi dernier - je ne suis pas sûr de pouvoir utiliser le mot "paisiblement", car Dan a passé la majeure partie de sa vie d'adulte à oeuvrer pour la paix, et l'a surtout trouvée dans sa vie personnelle. Il ne s'est jamais découragé - il a souffert, certes, mais il ne s'est jamais découragé.
Dan a souvent et brillamment écrit sur les dangers de l'armement nucléaire. Il n'a jamais désespéré, même lorsque le nombre de nations dotées de l'arme nucléaire a augmenté, et que la récente guerre entre la Russie et l'Ukraine, en réalité une guerre par procuration entre Washington et Moscou, a donné lieu à des discussions sur une éventuelle intervention nucléaire. Son étude de 2017 sur cette folie, The Doomsday Machine : Confessions of a Nuclear War Planner [ndlr - jamais traduit en français, aussi incroyable que cela puisse paraître], est une lecture obligée pour ceux qui s'inquiètent de la bombe, comme toute personne rationnelle devrait le faire.
Dan et moi avons noué des liens d'amitié en râlant contre la stupidité et les horreurs de la guerre du Viêt Nam et de colossaux "dommages collatéraux" - une expression tirée d'un dictionnaire de Zombie, où les mots n'ont plus rien à voir avec leur signification réelle - responsables de la mort de centaines de milliers de Vietnamiens non combattants (selon les estimations américaines), voire de deux millions (selon les estimations vietnamiennes). Dans les années 1980, j'ai commis ce qui s'est avéré être une énorme erreur en emmenant Dan voir Platoon d'Oliver Stone. Une scène brutale d'une embuscade vietnamienne en préparation a fait se tordre Dan de douleur à cause des souvenirs. Il n'arrêtait pas de dire "No, no, sir" et est resté plié en deux, incapable de regarder la séquence à l'écran. Le week-end dernier, j'ai eu le plaisir de lire un essai de sa petite-fille Catherine, qui soulignait que Dan pleurait souvent lorsqu'ils allaient tous les deux au cinéma.
Dan et moi ne sommes plus jamais allés au cinéma. Au lieu de cela, nous avons occasionnellement échangé des histoires sur les politiques meurtrières au Viêt Nam dont il avait été le témoin direct, alors que la guerre battait son plein, et que j'avais déterrées dans mes reportages depuis la sécurité des États-Unis. Nous parlions rarement de romans ou de mémoires écrits sur la guerre, simplement parce que j'étais convaincu que personne ne connaissait aussi bien les réalités que Dan et, quand j'y pense, nous nous en tenions toujours au présent lorsque nous parlions du Viêt Nam. Ce fut une occasion manquée.
La guerre a fait l'objet d'un grand nombre de fictions et de non-fictions littéraires puissantes, dont la plupart sont truffées d'horreurs (je pense aux livres de Tim O'Brien et de Michael Herr), mais le seul livre qui ait abordé tous ces aspects - les meurtres, l'absence de leadership, le racisme, la nécessité de se droguer en permanence - est Meditations in Green, de Stephen Wright. Je qualifierais ce roman de brûlant, mais cet adjectif n'est pas assez fort. Il s'agit presque d'un récit littéral de la mission d'un appelé qui, en raison de son QI élevé, a été intégré dans une unité de renseignement de l'armée à la fin de la guerre, environ en 1969.
Il a fallu des années à Wright pour faire publier ce roman, le premier d'une longue série, en 1983, après avoir participé à l'atelier des écrivains de l'Iowa. J'ai songé à l'imposer à Dan, mais je ne l'ai jamais fait. Il avait ses propres terreurs nocturnes de la guerre.
Le personnage principal de Wright, le Specialist Four James Griffin, était affecté à l'interprétation de séquences aériennes, données radar et autres renseignements sur des cibles ennemies potentielles. La zone d'opérations de son unité se situait quelque part dans le centre du Viêt Nam, une région âprement disputée. Wright explique clairement que la dernière chose que tout analyste du renseignement voulait faire était d'aller sur le terrain avec une unité de combat formée de conscrits qui détestaient et craignaient la guerre, comme beaucoup. Inévitablement, ils ont évacué ces souffrances, comme cela s'est produit à My Lai, en assassinant et en violant les paysans vivant dans les zones rurales.
Plus loin, Wright a dépeint les aventures sordides du sergent Kraft, un autre officier de renseignement de l'unité chargé d'effectuer une patrouille de commandement dans les profondeurs du pays ennemi. Un GI est tué par un tireur embusqué. "L'homme avait un sifflet en argent accroché à la chaîne de sa plaque d'identité qu'il aimait actionner pendant les échanges de tirs, sous prétexte que cela effrayait les bridés", écrit Wright. C'était la deuxième mort au combat de l'unité en trois jours : "Ils avaient d'abord perdu le clown, puis l'idiot de la compagnie. Des déchirures abyssales dans le lien communautaire. La jungle est en train de s'infiltrer. À en juger par les tensions ressenties par Kraft, il était presque certain qu'il y aurait une panne d'électricité en atteingnant Ba Thien". Le black-out signifiait la vengeance, comme le comprenait Kraft, et le village en pâtirait.
Une fois que Kraft a compris ce qui allait se passer au village, il a demandé au chef de la compagnie, le capitaine Brack, de lui expliquer la manoeuvre : "Mettez-moi un bavard de côté" - quelqu'un qui survivrait assez longtemps pour être interrogé. Le capitaine répondit : "Bon, écoutez, je ne crois pas que ce sera si terrible que ça". Alors que Kraft s'inquiètait que Brack ait rempli sa gourde de whisky au lieu d'eau, il répondit : "Tout ce dont nous avons besoin, c'est d'une petite danse de guerre autour du feu de camp." Et le capitaine répliqua : "c’est censé être drôle ?" Kraft le mit au pied du mur : "Vous savez aussi bien que moi que personne dans le village n'a rien à voir avec ça." "Peut-être", répondit le capitaine avec un clin d'œil. "Prenez soin de vous et je suis sûr que nous pourrons vous trouver un souvenir à ramener chez vous."
"Ba Thien était facile d’accès. Occupée, mais tranquille", écrit Wright. "Les soldats traversaient les huttes avec une sinistre fébrilité. On lâchait des grenades par un trou. Des gaz lacrymogènes, et des femmes et des enfants suffoquant s'en échappaient. Les gens étaient rassemblés par des mains rugueuses et des voix suraiguës".
Je ne pouvais pas m'imaginer partager ce roman avec Dan, qui aurait su à ce stade du passage, tout comme moi, ce qui allait se produire. Ce serait pire que ce que je pensais.
Le capitaine a ordonné à tous les villageois de se regrouper dans une fosse. Kraft observait la scène, assis sur un tronc d'arbre :
Un vieil homme maigre, les yeux bandés, les mains attachées dans le dos, reçut un coup de pied au cul et s'étala par terre.
Quelqu'un a crié : "Laissez-le tranquille".
Quelqu'un a répondu : " La ferme ".
Deux soldats rigolards ont pissé dans un pot de riz, et quand une femme s'est approchée en courant, pour protester, les jets d'urine se se sont simultanément tournés vers elle... . .
"Merde", a marmonné un caporal blond. "Ces salopes sont même trop laides pour être violées"...
Certaines des huttes brûlaient déjà. Des lignes de feu couraient le long des murs de chaume comme pour ouvrir les stores des fenêtres. Une épaisse fumée se déroulait dans le ciel nuageux. . . .
Les villageois étaient toujours accroupis dans la fosse, les grands-pères attachés les uns aux autres avec des bandes de t-shirt déchiré, les femmes pour la plupart silencieuses, car même leurs pleurs étaient étrangement inaudibles. C'était comme regarder les informations à la télévision sans le son. Lorsque la bouche des M-16 se tournait de temps à autre vers eux, ils détournaient le regard. Les yeux des enfants étaient immenses et noirs comme des olives, des yeux de vagabonds sur des tableaux bon marché. . . . Quelqu'un a appelé le nom [de Kraft]. Il s’est retourné. Le capitaine Brack désigna deux vieillards accroupis, les pieds joints, au milieu d'une forêt verte et agitée de jambes américaines.
"Le lieutenant Lang a surpris ces deux-là en train de se faire la belle par l'arrière".
L'un des hommes était presque totalement chauve, l'autre avait une courte barbiche blanche. Tous deux avaient des bleus sur les joues, du sang autour de la bouche et du nez. Kraft a dit quelque chose en vietnamien. Le chauve a répondu.
"Il ne sait rien", a dit Kraft. "Il ne connaît pas les Viêt-congs, et les Viêt-congs ne le connaissent pas."
Le lieutenant Lang a dit "merde", et craché par terre.
"Qu'en pensez-vous ?" demande le capitaine Brack.
"Ils sont vieux, effrayés et malades. Celui-là a l'air d'avoir une tumeur au cou." . . .
[Le lieutenant Lang] tira longuement sur sa barbichette. "Celui-là ressemble à Ho Chi Minh en personne." Il se tourne vers le capitaine Brack et lui jette un regard noir. "Il serait temps de réagir."
Évitant son regard, le capitaine Brack fixa intensément la jungle sombre. "Il faut faire une pause", dit-il. . . . "Je vais aller me reposer un peu à l'ombre de ces arbres, les kilomètres me transpercent les os" . . .
Le lieutenant Lang s’est tourné vers un soldat de première classe à qui il manquait une dent de devant. "Morrelli, emmenez ces deux-là hors champ. Je pense qu'ils auront besoin d'un interrogatoire plus poussé."
Le lieutenant Lang examina Kraft. "Vous voulez participer ?"
"Non merci", dit Kraft. "Je crois que je vais m'asseoir sur cette fourmilière, ce tombeau ou ce tas de fumier et je vais manger mon déjeuner."
Le lieutenant lui a lancé un regard noir avant de s’éloigner…
[Kraft] était en train d'ouvrir une boîte de conserve... quand quelqu'un s'est assis à côté de lui. Un gamin maigre au visage laiteux, des taches de rousseur brunes, des yeux bleus brillants et des lunettes maintenues par des trombones. Et un fusil avec un symbole de paix gravé sur la crosse. Et une machette dans un étui en cuir sous son aisselle gauche. Et un anneau à l'oreille... . .
"Vous êtes de la CIA, n'est-ce pas ?" demanda soudain le gamin.
Kraft a continué à mâcher, puis avala avec précaution. " C'est le genre de question à réponse unique ".
Le gamin a réfléchit un instant, avant de dore : "D'accord. Mais je me disais que lorsque je sortirai de prison, j'aurai peut-être besoin d'un travail. . . . J'ai pensé que je pourrais être plutôt bon."
"A quoi ?"
"Dans le domaine du renseignement, vous savez, l'espionnage et les meurtres."
Kraft rit. . .
Derrière eux, dans le champ, des soldats s'affairaient autour des prisonniers. Les vieillards étaient assis ensemble à même le sol, bras et jambes solidement attachés avec du fil de fer. . . Les soldats avaient l'air d'essayer de faire décoller un modèle réduit d'avion qui ne démarrait pas. Puis un autre soldat s'est approché avec des paquets, et plusieurs hommes ont commencé à les attacher à la poitrine des prisonniers. Du C-4. Kraft se retourna. Il avait déjà vu ce numéro. Parfois, avant de faire péter l'explosif, ils pariaient en cash sur le corps qui sauterait le plus loin.
"Alors, quelle est ton expérience avec cette lame ?" demanda Kraft. demande Kraft
"Cinq, six si l'on compte celui que j'ai achevé avec la crosse du fusil."
" Tu aimes ton boulot ? "
"Je suis le meilleur de tous."
"Pourquoi ne pas rester dans l'armée ?
"Cette guerre ne va pas durer éternellement."
Kraft s'esclaffe. "Mais les meurtres de civils ne s'arrêtent jamais, hein ?"
Le gamin sourit.
Derrière eux, le choc et l'écho d'une énorme détonation se sont fait entendre. Puis une autre. Chasseurs de têtes.
J'ai fini par penser que le brillant et dérangeant " Méditations en vert " n'était pas fait pour Dan. Je ne suis pas non plus certain qu'il soit fait pour moi. Je pensais avoir tout entendu lors de mes reportages sur le Viêt Nam, y compris les monstrueuses anecdotes sur les pilotes d'hélicoptères américains qui, après une journée éprouvante à transporter des Américains blessés ou tués au combat, renversaient des fermiers vietnamiens itinérants et tentaient de leur couper la tête en inclinant les pales de leurs rotors à un angle incroyablement dangereux. Mais Stephen Wright a raconté une autre histoire de la guerre du Viêt Nam, que j'ai choisi de ne pas partager avec Dan. Et j'en suis heureux. Il aurait trop pleuré.