đâđš Le Nez du Chameau
Pour la Russie, botte française ou amĂ©ricaine, c'est du pareil au mĂȘme, ce sont des bottes de l'OTAN. Si la France entre en Ukraine, l'OTAN suivra, puis les AmĂ©ricains. Jusqu'Ă ce que mort s'ensuive.
đâđš Le Nez du Chameau
Par Scott Ritter, le 22 mars 2024
Au cours de l'été 1997, au plus fort d'une nouvelle crise entourant la saga apparemment sans fin des équipes d'inspection des armes de l'ONU, dirigées par votre serviteur, qui tentaient d'accéder à des sites considérés par l'Irak comme sensibles pour sa Sécurité nationale, j'avais investi le quartier général des services de renseignement irakiens (les Moukhabarat) et insistais pour qu'on m'accorde l'accÚs à des lieux spécifiques au sein du quartier général, jugés pertinents pour le mandat du Conseil de sécurité régissant le désarmement des programmes d'armes de destruction massive de l'Irak. Mon principal interlocuteur était le général Amer al-Sa'adi, ancien chef de l'industrie militaire irakienne et, à l'époque, conseiller spécial du président irakien Saddam Hussein.
J'ai informĂ© le gĂ©nĂ©ral Sa'adi de mon intention d'accĂ©der Ă deux sites spĂ©cifiques, l'un au sein de la direction M-4 (opĂ©rations) et l'autre au sein de la direction M-5 (contre-espionnage). Le gĂ©nĂ©ral Sa'adi m'a informĂ© qu'il s'agissait des aspects les plus sensibles du travail des Moukhabarat et qu'il lui serait impossible de m'en autoriser l'accĂšs. J'ai cependant insistĂ© et, Ă l'Ă©poque, j'avais le soutien du Conseil de sĂ©curitĂ©, qui avait clairement fait savoir dans une rĂ©solution rĂ©cente qu'un refus du droit d'accĂšs Ă mon Ă©quipe constituerait une violation grave des obligations de dĂ©sarmement de l'Irak, pouvant dĂ©boucher sur une attaque des Ătats-Unis. Il ne s'agissait pas d'une menace en l'air : dans le golfe Persique, les Ătats-Unis avaient dĂ©ployĂ© un porte-avions, des navires et des sous-marins porte-missiles, soutenus par des chasseurs-bombardiers de l'armĂ©e de l'air amĂ©ricaine opĂ©rant Ă partir de bases situĂ©es dans les pays voisins.
AprĂšs avoir refusĂ© l'accĂšs Ă mon Ă©quipe pendant plusieurs heures, le gĂ©nĂ©ral Sa'adi a finalement cĂ©dĂ©, et j'ai emmenĂ© mon Ă©quipe dans les bureaux que nous avions identifiĂ©s comme prĂ©sentant un intĂ©rĂȘt, oĂč nous avons trouvĂ© des documents qui nous ont permis de mieux comprendre comment l'Irak avait procĂ©dĂ© Ă des achats secrets dâarmes interdites au cours des premiĂšres annĂ©es de notre mission de dĂ©sarmement en Irak. Une fois l'inspection terminĂ©e, je me suis adressĂ© au gĂ©nĂ©ral Sa'adi pour lui adresser des reproches : âNous aurions pu en finir depuis des heures, sans en faire un drameâ, lui ai-je dit.
Plus tĂŽt dans la journĂ©e, alors que mon Ă©quipe Ă©tait stationnĂ©e aux diffĂ©rentes entrĂ©es du complexe des Mukhabarat, empĂȘchant toute sortie de personnel, de vĂ©hicules et/ou de documents, les forces de sĂ©curitĂ© irakiennes chargĂ©es de notre protection ont interceptĂ© un citoyen irakien furieux qui, armĂ© d'un fusil automatique AK-47, prĂ©voyait de nous attaquer, moi et mon Ă©quipe, Ă partir de sa voiture. Il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă moins de 50 mĂštres de l'endroit oĂč mon Ă©quipe de commandement et moi-mĂȘme nous trouvions.
âM. Scottâ, a rĂ©pondu le gĂ©nĂ©ral Sa'adi, ânous n'aimons pas que vous mettiez votre nez lĂ oĂč il ne faut pasâ.
âVous avez constatĂ© par vous-mĂȘme que les informations que nous avons trouvĂ©es Ă©taient pertinentes pour notre mandatâ, ai-je rĂ©pondu. âNous ne faisons que notre travailâ.
âOuiâ, a rĂ©pondu Sa'adi. âC'Ă©tait pertinent. Mais nous n'avons pas les armes que vous recherchez. Nous avons tout dĂ©clarĂ©. Et maintenant, vous vous livrez Ă un travail purement thĂ©orique qui met en pĂ©ril notre SĂ©curitĂ© nationale.â
J'ai mal pris ses commentaires. âNous vous avions interrogĂ© sur les relations entre les Mukhabarat et l'achat d'armes dans le passĂ©. Vous avez niĂ© l'existence de ces liens. Nous disposions d'informations indiquant qu'il y en avait. En tant que tel, nous avions le devoir de supposer que vos dĂ©nĂ©gations constituaient une preuve de facto que ces activitĂ©s d'approvisionnement se poursuivaient.â
J'ai pointĂ© du doigt le bĂątiment principal du quartier gĂ©nĂ©ral, oĂč nous avions effectuĂ© les perquisitions.
âEt les documents que nous avons dĂ©couverts ont prouvĂ© que nous avions raison : il y avait un lien entre les Mukhabarat et l'achat d'armes secrĂštes.â
âOuiâ, mâa rĂ©pondu le gĂ©nĂ©ral Sa'adi, âvous avez raison. Mais nous aussi. Les documents ont Ă©galement prouvĂ© que cette activitĂ© d'approvisionnement a Ă©tĂ© interrompue il y a des annĂ©es. Comme nous l'avons dĂ©clarĂ©.â
âAlors pourquoi ne pas laisser entrer mon Ă©quipe et clore le sujet ? Pourquoi nous retarder et entraver notre travail ?â
Le général Sa'adi s'est tourné vers moi et a souri.
âQuand le chameau met une seule fois son nez dans la tente, vous pouvez ĂȘtre sĂ»rs que son corps suivra. Ceciâ, a dit Sa'adi en montrant dâun geste les locaux des Mukhabarat, âest notre tente. Nous ne pouvons pas vous permettre de mettre votre nez sous la tente. Si nous vous laissons faire, vous ne vous arrĂȘterez pas tant que vous ne serez pas Ă l'intĂ©rieur. Et une fois Ă l'intĂ©rieur, vous ne repartirez jamais.â
âMais je suis pourtant entrĂ©â, ai-je dit.
âOui, mais nous avons fait en sorte que ce soit aussi gĂȘnant que possible pour vous. Et maintenant, vous repartez. Et si vous revenez, nous vous gĂȘnerons encore davantage.â
Il s'est arrĂȘtĂ©, me regardant fixement.
âNous ne voulons pas du chameau de l'UNSCOM* dans la tente irakienne. Parce qu'avec l'UNSCOM, c'est l'AmĂ©rique qui dĂ©barque. Et avec l'AmĂ©rique, la mort et la destruction.â
* UNSCOM : régime d'inspection créé par les Nations Unies pour assurer le respect par l'Irak des politiques concernant la production et l'utilisation irakiennes d'armes de destruction massive aprÚs la guerre du Golfe.
J'ai souvent repensé aux propos tenus ce jour-là par le général Sa'adi, et à leur prescience - l'UNSCOM a fini par mettre son nez sous la tente irakienne.
Et avec lui, l'Amérique.
Et la mort s'est abattue sur eux.
J'ai intĂ©grĂ© l'expression âne pas laisser le nez du chameau pĂ©nĂ©trer sous la tenteâ Ă mon lexique personnel, Ă rappeler chaque fois que j'ai senti qu'une prĂ©sence indĂ©sirable cherchait Ă se frayer un chemin dans mon univers.
La semaine derniĂšre, le prĂ©sident français Emmanuel Macron a dĂ©clarĂ© ne pas avoir Ă respecter de âlignes rougesâ quant Ă la perspective d'un dĂ©ploiement de troupes françaises en Ukraine. Les premiers rapports ont indiquĂ© que l'armĂ©e française se prĂ©parait Ă accĂ©lĂ©rer le renforcement d'une force opĂ©rationnelle de la taille d'un bataillon (environ 700 hommes) actuellement dĂ©ployĂ©e en Roumanie, pour en constituer une brigade (environ 2 000 hommes). La France s'Ă©tait prĂ©parĂ©e Ă prendre cette mesure en 2025, mais l'effondrement vertigineux de l'armĂ©e ukrainienne sur les lignes de front du conflit qui l'oppose Ă la Russie a contraint M. Macron Ă accĂ©lĂ©rer l'opĂ©ration en prĂ©vision de l'envoi de cette brigade en Ukraine.
Dans le contexte actuel, un contingent militaire français de 2 000 hommes ne modifiera pas, en soi, l'Ă©quilibre stratĂ©gique des forces sur le terrain en Ukraine. Au mieux, le groupement tactique français serait en mesure de soulager une unitĂ© ukrainienne de taille similaire chargĂ©e d'assurer la sĂ©curitĂ©, de sorte que les Ukrainiens pourraient ĂȘtre redĂ©ployĂ©s sur le front, oĂč l'on peut s'attendre Ă ce qu'ils soient rĂ©duits en miettes en quelques jours.
Les Français ont tentĂ© de brouiller davantage les pistes en dĂ©clarant qu'un contingent français, s'il Ă©tait dĂ©ployĂ© en Ukraine, le serait en tant que troupes âneutresâ.
La question est de savoir dans quelle mesure la Russie autoriserait un tel dĂ©ploiement de forces Ă©trangĂšres sur le sol ukrainien, mĂȘme si ces troupes n'Ă©taient pas directement engagĂ©es dans des combats.
La réponse est simple.
La Russie n'autoriserait pas un tel dĂ©ploiement. Tout d'abord, il est risible de penser que la France adopte une position âneutreâ dans un conflit oĂč elle a dĂ©jĂ dĂ©signĂ© les Russes comme Ă©tant ses âadversairesâ. Les adversaires, par dĂ©finition, ne peuvent ĂȘtre neutres.
Mais la principale raison pour laquelle la Russie n'autorisera pas un dĂ©ploiement militaire français, mĂȘme limitĂ©, en Ukraine est la suivante : âSi le chameau met une fois son nez dans la tente, son corps suivraâ.
Ces 2 000 soldats ne sont que le museau du chameau de l'OTAN. La France a dĂ©jĂ dĂ©clarĂ© qu'elle Ă©tait prĂȘte Ă dĂ©ployer jusqu'Ă 20 000 soldats en Ukraine, en avant-garde d'une coalition de forces issues des pays de l'OTAN qui pourrait compter jusqu'Ă 60 000 hommes.
Une fois ces 60 000 hommes déployés en Ukraine, l'OTAN invoquera inévitablement l'article 4 de la Charte de l'OTAN définissant des circonstances graves pour la sécurité du collectif de l'OTAN, et convertira ces 60 000 hommes en une force de l'OTAN appuyée par la pleine puissance de l'Alliance.
Et le chameau sera pleinement installé dans la tente ukrainienne.
Et pour que la Russie puisse Ă©liminer le chameau, il faudrait qu'elle entre en guerre contre l'OTAN.
Non pas une guerre par procuration, comme celle qui se déroule actuellement avec l'Ukraine comme outil de l'Occident collectif, mais plutÎt un conflit à grande échelle qui conduira inévitablement à l'utilisation d'armes nucléaires, d'abord sur le sol européen, puis plus tard dans le cadre d'un conflit nucléaire général entre la Russie et l'Occident collectif.
Bref, la fin du monde tel que nous le concevons.
Le degrĂ© d'implication des Ătats-Unis dans les plans de la France et de ses partenaires europĂ©ens n'est pas parfaitement clair. L'administration Biden s'est toujours opposĂ©e Ă toute escalade susceptible d'entraĂźner l'envoi de troupes amĂ©ricaines sur le terrain, de peur que la situation ne devienne incontrĂŽlable et ne dĂ©bouche sur une troisiĂšme guerre mondiale qui dĂ©gĂ©nĂ©rerait rapidement en guerre nuclĂ©aire.
La Russie, cependant, ne fait pas de différence entre la botte française et la botte américaine - il s'agit dans tous les cas de bottes de l'OTAN.
Si la Russie laisse le nez français du chameau pénétrer dans la tente ukrainienne, le cou de l'OTAN suivra, et le corps américain.
Jusqu'Ă ce que mort s'ensuive.