👁🗨 Le Niger et le "'nouvel ordre mondial'".
Les Français montrent beaucoup d'arrogance côté relations sociales, dominant toujours les industries extractives & autres sphères économiques, comme si l'indépendance - 1960 - n'avait jamais eu lieu.
👁🗨 Le Niger et le "nouvel ordre mondial".
L'Afrique aux Africains.
Par Patrick Lawrence, le 14 août 2023
14 AOÛT - Comment comprendre le coup d'État du 26 juillet au Niger, au cours duquel des officiers militaires ont évincé Mohamed Bazoum, le président occidental du pays ? C'est le sixième putsch de ce type dans le Sahel ou à proximité au cours des quatre dernières années. Devrions-nous considérer cette bande d'Afrique subsaharienne comme une zone de coup d'État, et ne plus nous en préoccuper ? L'idée est implicite dans une grande part de la couverture médiatique, mais depuis quand nos médias oeuvrent-ils à améliorer notre compréhension des événements mondiaux, cultivant plutôt notre ignorances sur ces sujets ?
Ne considérez pas ce dernier développement en Afrique comme un événement isolé, si je puis me permettre une suggestion. Son importance réside dans le contexte plus large dans lequel il s'est produit - son environnement global, pour ainsi dire. L'Occident est assailli par la cohérence et l'influence croissantes du non-Occident, et de sa version du XXIe siècle. Nos médias ne supportent pas d'écrire ou de diffuser à ce sujet. Le Niger, d'après ce que j'ai lu, vient de se déclarer partie prenante de ce phénomène historique. Et les grands médias ne savent pas non plus en parler.
Ceux qui ont déposé Bazoum sont dirigés par Abdourahamane Tchiani, ancien chef de la Garde présidentielle, et nourrissent manifestement un profond ressentiment à l'égard de la présence postcoloniale des Français. Selon les médias et les think tanks, Bazoum était sur le point de renvoyer Tchiani, et les événements de la fin juillet ont été motivés, principalement ou surtout, par des rivalités personnelles, des rancœurs, voire les deux.
Tout le monde a fait état, d'une manière ou d'une autre et plus ou moins bien, de l'animosité des Nigériens à l'égard des Français à l'étranger. Ces sentiments se manifestent dans de nombreuses régions d'Afrique francophone. Le passé a changé de contrée, semblent dire les Nigériens, les Maliens et d'autres : nous vivons au 21e siècle, pas au 19e.
Mais la mémoire n'est qu'une partie de l'histoire, et je dirais même que ce n'est pas la partie la plus significative. Nous ne devrions pas faire trop de cas de l'histoire ou de la mémoire dans ce cas : ceux qui ont dirigé le coup d'État sont tournés vers l'avenir, et non vers le passé. Et suggérer que le coup d'État qui a déposé Bazoum était une question de stratégie de palais, quelle qu'elle soit, revient à transformer cette salade en plat principal. Non, il faut voir plus grand si l'on veut saisir la nouvelle réalité qui se dessine au Niger et dans son environnement proche.
Tchiani et ses partisans, qui semblent nombreux dans l'armée et dans les rues de Niamey, la capitale, voient l'Occident tel qu'il est aujourd'hui avant tout, à mon sens. S'ils en ont assez des Français, ils sont à ce stade parfaitement clairs quant à leur refus de ce que les États-Unis leur ont offert au cours des deux dernières décennies : une présence militaire brouillonne et inefficace, et une orthodoxie économique néolibérale. Comme au Mali et ailleurs dans la région, le Niger semble désormais s'orienter vers une voie nettement non occidentale.
En d'autres termes, le coup d'État du mois dernier annonce que le Niger est prêt à se rallier à la cause du "nouvel ordre mondial" dont les Chinois parlent de plus en plus ouvertement depuis quelques années - depuis que le régime de Biden s'est aliéné Pékin quelques mois après son entrée en fonction en 2021. Ce qui replace le putsch visant à faire tomber Bazoum dans un contexte plus large, là où, à mon avis, il doit se situer.
Les États-Unis vont donc se trouver dans une situation de concurrence accrue avec la Chine et la Russie pour exercer leur influence sur l'ensemble du continent africain. À moins d'un changement de cap majeur - et les cliques politiques de Washington n'ont pas ce don, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué - l'Amérique est presque certaine d'être la perdante dans ce combat. Les États-Unis, et en l'occurrence les Français, sont tout simplement mal préparés. La question est technologique : les Américains arrivent en Afrique avec des armes, de l'assistance militaire et des intérêts géopolitiques ; les Chinois et les Russes y apportent leurs propres intérêts, certes, mais aussi de l'aide économique, des flux commerciaux, et des projets de développement industriel.
Pendant longtemps, les Nigériens n'ont eu d'autre choix que d'accepter des formes de néocolonialisme en guise d'héritage, de legs de l'histoire. La particularité de notre époque tient au fait que ces nations peuvent désormais faire des choix viables, et qu'elles sont enfin en mesure de les faire dans leur propre intérêt. Alors que je rédigeais ce texte, Chas Freeman, l'éminent diplomate, a enregistré un webcast dans lequel il affirme que l'Asie occidentale - comme nous devons apprendre à qualifier le Moyen-Orient - est destinée à définir son propre avenir, maintenant que l'hégémonie américaine appartient au passé. Ce discours est très répandu, disons-le : les Nigériens viennent d'annoncer qu'à partir de maintenant, l'Afrique est l'affaire des Africains.
■
Toutes les anciennes puissances impériales pratiquaient leur type de colonisation propre. Les Belges furent célèbres pour la violence et l'exploitation impitoyable des ressources, les Britanniques se sont appuyés sur les structures politiques traditionnelles - tribus, chefs, sultanats, et ainsi de suite - et ont gouverné par le biais du régime indirect, comme on l'appelait. Les Français ont reproduit la bureaucratie administrative de la métropole, ont gouverné directement et, comme chez eux, ont fait parler le français à tout le monde.
Il en va de même pour les styles postcoloniaux. Les Français ont semé la pagaille dans nombre de leurs anciennes colonies parce que, par essence, ils ne sont pas encore défaits de la pensée coloniale. Ce point est particulièrement évident si l'on compare les relations de Paris avec les nations francophones, à celles du Commonwealth britannique. Je ne dirais pas que ce dernier soit une grande et heureuse famille, mais on n'y voit pas le genre de calamités dont nous avons été récemment témoins dans le Sahel. Les Français semblent parfois faire preuve de beaucoup d'arrogance dans les relations sociales. Ils dominent toujours les industries extractives et autres sphères économiques, comme si l'indépendance - revendiquée par le Niger en 1960 - n'avait jamais eu lieu.
Le Mali voisin a expulsé le contingent militaire français après les coups d'État successifs de 2020 et 2021. Dix jours après le coup d'État du 26 juillet, le nouveau gouvernement de Niamey a déclaré qu'il annulerait une série d'accords militaires avec Paris qui concernaient la présence militaire française.
“Si la France ne modifie pas ses positions, ses 1 500 soldats au Niger devront donc quitter le territoire”, a indiqué la semaine dernière la Brookings Institution, "ce qui réduira considérablement la capacité militaire de l'Occident dans une région du monde où la menace terroriste s'intensifie, devient meurtrière et se transforme en un véritable chaos".
Cela soulève la question ce qu’il adviendra du Pentagone au Niger - environ un millier de soldats et une base de drones au nord-est de Niamey, à partir de laquelle le Pentagone surveille les activités terroristes présumées jusqu'en Afrique du Nord et de l'Ouest. Je n'ai pas d'informations à ce sujet pour l'instant. J'imagine que les échanges entre Washington et Niamey sont permanents, mais les dirigeants du coup d'État nigérien donnent l'impression qu'ils n'apprécient pas plus les troupes américaines sur le sol nigérien que les françaises. Selon certaines informations, des officiers nigériens seraient favorables à un passage de l'aide militaire américaine à l'aide militaire russe, et plus particulièrement au soutien du groupe Wagner, déjà actif au Mali.
Pendant des décennies, les États-Unis se sont distingués par leur incurie et leur faillite au Niger et dans d'autres pays d'Afrique. Le déséquilibre radical entre l'assistance militaire et sécuritaire d'une part, et l'investissement et l'aide économique d'autre part, a envoyé aux Nigériens le pire des messages : les Américains ne s'intéressent ni au Niger ni aux Nigériens ; ils ne s'intéressent au Niger que comme espace de rivalité stratégique.
Howard French, ancien correspondant du New York Times, l'a très bien formulé la semaine dernière dans Foreign Policy :
“Washington a surtout traîné pendant des décennies en Afrique, changeant périodiquement de slogans politiques au gré des tendances, mais s'en tenant principalement à deux messages adressés aux Africains. Le premier : ne comptez pas sur nous pour vous aider, que ce soit par le biais de votre carnet de chèques ou par la dynamisation de vos économies. Nous vous souhaitons bonne chance dans la poursuite de ce qu'on appelle les "partenariats public-privé", qui ne signifient généralement pas grand-chose pour les premiers, et pas grand-chose non plus pour les seconds, à moins que les entreprises privées ne soient impliquées dans le secteur du pétrole et du gaz.
L'autre thème récurrent est, bien sûr, la démocratie. Les décideurs américains prétendent la chérir en Afrique, mais ils n'ont jamais fait preuve d'une grande habileté pour la promouvoir - ni, comme le coup d'État du Niger l'a amplement démontré, pour la défendre lorsqu'elle est attaquée”.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington, l'aide américaine au Niger s'est concentrée presque exclusivement sur les opérations de lutte contre le terrorisme - les siennes propres et celles qui consistent à former et à conseiller l'armée nigérienne dans ce même but. Le Pentagone a l'habitude de présenter le Niger comme un avant-poste précieux dans ses campagnes mondiales de lutte contre le terrorisme, en lui faisant parvenir des armes, des conseillers, des formateurs et de l'aide pour un montant de 500 millions de dollars au cours de la dernière décennie. En effet, au moins cinq des auteurs du coup d'État nigérien ont été formés et conseillés par l'armée américaine. Comme on peut le constater, ces opérations ont eu des conséquences inattendues.
Nick Turse, un africaniste accompli, a expliqué tout cela avec force détails lors d'une interview accordée la semaine dernière à Intercepted. En 2002-2003, le département d'État a recensé neuf attaques terroristes dans l'ensemble du Sahel, soit moins de 1 % du total mondial. Mais depuis, les chiffres ont augmenté presque chaque année. L'année dernière, le Niger et ses voisins, le Mali et le Burkina Faso, ont subi 27 000 attaques de ce type. Plus de 40 % des victimes du terrorisme dans le monde se trouvent aujourd'hui au Sahel.
Pourquoi ? Parce qu'au Niger, les divisions ethniques, sociales, religieuses et de classe n'intéressent pas du tout les Américains, car ils ne s'intéressent pas du tout aux Nigériens. Au cours des deux dernières décennies, les minorités ethniques et islamiques marginalisées sont devenues des viviers de recrutement pour des groupes terroristes tels qu'Al-Qaïda, précisément parce qu'elles étaient marginalisées. Les groupes sociaux, ethniques et religieux plus privilégiés, qui dominent au sein du gouvernement et de l'armée, ont par conséquent traité tous les membres de ces groupes marginaux de terroristes. Les conseillers américains, indifférents à ces divisions et animosités, ont effectivement dressé l'armée nigérienne à mener des opérations antiterroristes sans discernement.
Le résultat est perceptible dans les statistiques précédemment citées. Peu importe la Brookings et son explication à l'emporte-pièce de la présence du Pentagone. Ses interventions se sont lourdement soldées par des échecs et la démocratie nigérienne s'est fortement fragilisée.
■
Des images de drapeaux russes flottant au vent, alors que des manifestants à Niamey exprimaient leur soutien à l'éviction de Bazoum ont été diffusées, et des rapports indiquent que certains officiers nigériens sont favorables à un passage de l'assistance militaire américaine à l'assistance militaire russe, et plus particulièrement au groupe Wagner, déjà actif au Mali. Ces éléments sont à surveiller, mais je les tiens pour des gesticulations symboliques dans le contexte plus large évoqué plus haut. Ils témoignent du mécontentement des Nigériens à l'égard de l'"ordre fondé sur des règles" de Washington, très largement détesté, et de leur réceptivité au nouvel ordre mondial que la Chine et la Russie préconisent comme alternative pour le XXIe siècle.
Je suis tenté de suggérer que nous pourrions assister à une nouvelle ruée vers l'Afrique, mais je ne le ferai pas.
Il n'y aura pas de nouvelle conférence de Berlin, qui, en 1884, a lancé la première ruée et fixé les règles de l'exploitation (et de la colonisation) du continent par les Européens. Les États-Unis, leurs alliés, la Russie et la Chine rivaliseront cette fois de la même manière pour décrocher le Saint-Graal de la politique internationale de ce siècle, à savoir l'influence géopolitique et les ressources, mais pour les deux nations non occidentales concernées, il ne s'agit pas d'exploitation : il ne s'agit n pour l’un ni pour l’autre d'exploitation, mais de mettre un terme décisif à une ère d'exploitation .
La Chine a bien avancé dans ses programmes commerciaux, d'investissement et de développement à travers l'Afrique. Sa réaction au coup d'État de Niamey a été strictement non interventionniste, ce qui correspond précisément à l’attitude que Tchiani et ses collègues souhaitent voir adopter par les puissances étrangères. Pékin s'est contenté de dire qu'il espérait un règlement négocié de l'impasse politique dans laquelle se trouve le pays. Quant à la Russie, elle a accueilli son deuxième sommet des dirigeants africains à Saint-Pétersbourg les deux jours suivant le coup d'État, comme par hasard. Une fois encore, l'accent a été mis sur le commerce, les flux d'investissement et la coopération industrielle.
"Au cours des échanges, les participants ont déclaré leur engagement à construire ensemble une nouvelle architecture multipolaire plus juste de l'ordre mondial, fondée sur l'égalité souveraine des États, et une coopération réciproquement bénéfique", peut-on lire dans le communiqué russe.
Je ne vois pas en quoi les États-Unis et l'Union européenne sont des acteurs majeurs de l'ordre mondial. Je ne vois pas comment les États-Unis se sont positionnés pour répondre efficacement à ces nouveaux arrivants au Niger ou ailleurs en Afrique.
L'éviction de Bazoum, dans ce contexte, est limpide. Compte tenu du ménagement dont il a fait l'objet lors de son assignation à résidence, on peut laisse penser qu'il n'est pas considéré comme un ennemi sérieux : il n'est tout simplement pas un agent du changement. Bazoum est un occidentaliste et un modernisateur convaincu qui a noué divers partenariats avec les États-Unis et les Européens. Il est le premier président arabe du Niger, et un Arabe Ouled Slimane - une minorité au sein d'une minorité, et d'un groupe traditionnellement favorable à la présence française. Si Bazoum n'a pas encore fait du Niger un État client de l'Occident depuis son entrée en fonction il y a deux ans, il a très certainement bien progressé dans cette direction. Je considère sa politique économique - à laquelle les putschistes s'opposent - comme quelque chose de très proche du néolibéralisme pur et dur.
Le secrétaire d'État Blinken et d'autres fonctionnaires de l'administration Biden ont vigoureusement réagi en défendant Bazoum, menaçant d'interrompre toute aide au pays s'il n'est pas rétabli au pouvoir. Pour montrer l'importance que Washington attache à la réhabilitation de Bazoum, Victoria Nuland s'est rendue à Niamey en début de semaine pour s'entretenir pendant plusieurs heures avec certains responsables militaires nigériens, bien que Tchiani et d'autres responsables du coup d'État aient refusé de la voir. La numéro 2 par intérim du département d'État n'a abouti à rien, même selon ses propres aveux, après avoir averti une nouvelle fois que la globalité de l'aide américaine au Niger était menacée.
“Nous ne voulons pas de votre argent”, a tweeté le nouveau gouvernement. “Servez-vous en pour financer une cure d'amaigrissement pour Victoria Nuland”. Je cite cette riposte publique discourtoise pour son sous-entendu : on peut y déceler la détermination des nouveaux dirigeants à rejeter la domination occidentale du passé du Niger.
Lors d'un épisode similaire en 1964, Sukarno, lassé des conditions posées par les États-Unis à leur aide à l'Indonésie, avait déclaré dans un discours national :
"Allez au diable, vous et votre aide extérieure".
Sukarno était un homme profondément investi dans la politique - la souveraineté, l'indépendance et la dignité étant ses valeurs les plus chères. Ce qui s'est produit à Niamey cette semaine me semble être l'écho du discours de Sukarno, reflétant les mêmes priorités. Abdourahamane Tchiani et ses collègues portent des uniformes, mais ils semblent penser que la politique militaire de Washington à l'égard du Niger est une technique erronée. Dorénavant : le Niger aux Nigériens !.