đâđ¨ Le nihilisme dâAntony Blinken
Lâinterview de Blinken au Times est une insulte aux rĂŠalitĂŠs, une incitation Ă lâignorance qui plonge la nation dans les multiples problèmes dont il nous suggère de faire comme s'ils n'existaient pas.
đâđ¨ Le nihilisme dâAntony Blinken
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 13 janvier 2025
Des lecteurs m'Êcrivent de temps en temps pour nous remercier de suivre l'actualitÊ du New York Times, de sorte qu'ils n'ont pas à le faire. Je comprends la dÊmarche, et dans tous les cas, ils sont les bienvenus. Mais voici maintenant le cas de la longue interview d'Antony Blinken parue dans le Sunday Magazine du 5 janvier. Oui, je l'ai lue. Et cette fois, je suggère à tous de faire de même. Nous vivons un de ces moments oÚ il faut prendre conscience de ce que les AmÊricains sont censÊs penser - ou, plus exactement, de ce qu'ils ne sont pas censÊs penser.
C'est l'heure des adieux pour le rĂŠgime sortant. Vous n'avez pas besoin de moi pour vous faire une idĂŠe du degrĂŠ de pagaille que cela induit, au cas oĂš vous ne l'auriez pas encore remarquĂŠ.
La chef du bureau de Washington de USA Today, Susan Page, a lancĂŠ au prĂŠsident Biden une sĂŠrie de questions-rĂŠponses sur son âhĂŠritageâ et ses âmoments charnièresâ, sur la gloire de l'hĂŠgĂŠmonie amĂŠricaine (âQui dirige le monde si nous ne le faisons pas ?â) et comment Joe aurait pu battre Donald Trump en novembre dernier mais qu'après tout, il âparlait dĂŠjĂ de passer le relaisâ, mĂŞme si, d'après toutes nos sources, il n'avait aucune intention de le faire.
Voici un de mes passages prĂŠfĂŠrĂŠs de Susan Page. Gardez Ă l'esprit, en lisant ceci, tout ce qui se passe dans le monde que Joe Biden va bientĂ´t lĂŠguer :
S. Page : Comme vous le savez, je reprÊsente le Wilmington News Journal, qui fait partie du rÊseau USA TODAY. Au nom de mes collègues, j'aimerais donc vous poser une question. Que recèlera votre bibliothèque prÊsidentielle, dans le Delaware ou à Scranton ?
J. Biden : Elle ne sera pas à Scranton. J'espère que ce sera dans le Delaware, mais il faudra insister pour...
S. Page : Je voulais dire Syracuse, en fait. Je sais que ce ne sera pas Scranton. Le Delaware ou Syracuse, c'est vraiment ma question....
Un journalisme typiquement amÊricain, on ne peut pas mieux dire. Pas une seule question sur la crise de Gaza, le gÊnocide, l'Ukraine, la Chine. Pas même une allusion à la Russie. Et bien sÝr, après rÊflexion, de quoi se composera la bibliothèque prÊsidentielle de Joseph R. Biden Jr. C'est vraiment la question qui me taraude.
D'accord, USA Today est une BD - âMcPaperâ, comme nous l'appelions - et ce serait vraiment stupide d'attendre de Joe Biden (ou de quiconque l'interviewe) autre chose qu'une vulgaire pitrerie Ă un stade aussi avancĂŠ. Mais le Times n'est pas une bande dessinĂŠe, malgrĂŠ son manque de rigueur quotidien, et Blinken prĂŠtend Ă la gravitĂŠ et Ă l'autoritĂŠ. C'est lĂ que rĂŠside le problème. Dans son long ĂŠchange avec Lulu GarcĂa-Navarro, le secrĂŠtaire d'Ătat de M. Biden livre un compte-rendu sobre du monde que le rĂŠgime sortant va laisser, lequel est si radicalement ĂŠloignĂŠ de la rĂŠalitĂŠ qu'il en est mĂŞme effrayant.
âAujourd'hui, alors que je suis lĂ avec vous, il me semble que nous transmettons une AmĂŠrique bien plus forte, qui a considĂŠrablement amĂŠliorĂŠ sa situation dans le mondeâ, affirme M. Blinken d'entrĂŠe de jeu. âLa plupart des AmĂŠricains, ajoute-t-il juste après, veulent s'assurer que nous ĂŠvitons les guerres, les conflits, et c'est exactement ce que nous avons faitâ.
Allez-y, dÊcrochez-vous la mâchoire. Les 50 minutes que Blinken a consacrÊes au Times sont une atteinte à toute logique, à toute rÊalitÊ. Et en l'Êtat, elles sont une incitation à l'ignorance, prÊcisÊment ce qui plonge cette nation dans les incalculables problèmes dont Blinken nous suggère de faire comme s'ils n'existaient pas.
Ce n'est pas, ou pas uniquement, l'ĂŠtendue de l'incompĂŠtence de Blinken, que mĂŞme cette soigneuse mise en scène ne peut occulter. Nous savions qu'il n'est pas Ă la hauteur du poste que Biden lui a confiĂŠ dès les premiers mois Ă cet ĂŠchelon du SecrĂŠtariat d'Ătat. C'est la vacuitĂŠ morale de Blinken qui devrait nous dĂŠranger le plus. Il est l'un de ces hommes sans substance qu'Eliot a dĂŠcrits dans son cĂŠlèbre poème ĂŠponyme. C'est un homme qui professe des âvaleursâ - ânos valeursâ, comme il le dit - mais n'en a pas, qui ne reprĂŠsente rien d'autre que ce que le pouvoir permet d'obtenir. Jusqu'Ă prĂŠsent, je n'avais jamais comparĂŠ Antony Blinken Ă un nihiliste dans l'âme. Mais au moment oĂš il s'apprĂŞte Ă quitter le pouvoir, cela semble ĂŞtre la façon la plus juste de l'apprĂŠhender.
C'est lui qui a rapidement semĂŠ la pagaille dans les relations entre les Ătats-Unis et la Chine lorsque, deux mois après son entrĂŠe en fonction, ses premières rencontres avec de hauts fonctionnaires chinois lui ont fait perdre la face lors d'entretiens dans la salle de confĂŠrence d'un hĂ´tel d'Anchorage. Depuis, les relations sino-amĂŠricaines n'ont cessĂŠ d'ĂŞtre empreintes d'un degrĂŠ ou d'un autre d'hostilitĂŠ. C'est lui qui, un an plus tard, a prĂŠparĂŠ le terrain pour que Joe Biden provoque l'intervention de la Russie en Ukraine. Depuis, Blinken refuse toute nĂŠgociation. C'est ĂŠgalement lui qui, un an plus tard, a commencĂŠ Ă soutenir activement la dĂŠfense du gĂŠnocide perpĂŠtrĂŠ par IsraĂŤl Ă Gaza. Dans chacun de ces cas, Blinken est en action.
C'est lui qui a cÊlÊbrÊ la JournÊe mondiale de la libertÊ de la presse à Londres en mai 2021, alors que Julian Assange Êtait incarcÊrÊ dans une prison de haute sÊcuritÊ à quelques kilomètres de là .
âLa libertĂŠ d'expression et l'accès Ă une information factuelle et exacte fournie par des mĂŠdias indĂŠpendants sont fondamentaux pour la prospĂŠritĂŠ et la stabilitĂŠ des sociĂŠtĂŠs dĂŠmocratiquesâ,
a eu le culot de dĂŠclarer Blinken, citant pour ce faire la DĂŠclaration universelle des droits de l'homme. C'est lui qui s'est parjurĂŠ en mai dernier lorsque, sous serment, il a dĂŠclarĂŠ au Congrès que le dĂŠpartement d'Ătat n'a trouvĂŠ aucune preuve qu'IsraĂŤl bloque l'aide humanitaire Ă Gaza. (Je profite de l'occasion pour fĂŠliciter une fois de plus Brett Murphy pour avoir rĂŠvĂŠlĂŠ cette histoire dans ProPublica).
Nous pouvons maintenant nous poser et prendre connaissance des propos de Blinken avec son interlocuteur du Times.
â
Blinken sur les relations avec la Chine :
âNous ĂŠtions vraiment sur le dĂŠclin lorsqu'il a fallu traiter avec la Chine sur le plan diplomatique et ĂŠconomique. Nous avons inversĂŠ cette tendance.. Et je sais que cela fonctionne parce que chaque fois que je rencontre mon homologue chinois, Wang Yi, le ministre des Affaires ĂŠtrangères, il passe inĂŠvitablement 30 ou 40 minutes, voire bien 60 Ă se plaindre de tout ce que nous avons fait pour harmoniser la situation avec d'autres pays afin d'ĂŠtablir cette cohĂŠrence dans la gestion des problèmes que nous pose la Chine. Pour moi, c'est la preuve que nous sommes nettement mieux lotis en termes de diplomatieâ.
Cette description de la rĂŠgression des relations entre les Ătats-Unis et la Chine sous la direction de M. Blinken est plus que dĂŠformĂŠe. Tout d'abord, nulle trace de Wang Yi, l'ĂŠminent ministre chinois des affaires ĂŠtrangères, se plaignant Ă Blinken ou Ă tout autre responsable amĂŠricain des alliances conclues par Washington en Asie de l'Est. Les plaintes de la Chine concernent principalement (mais pas uniquement) la rĂŠaffirmation incessante par le rĂŠgime Biden de l'hĂŠgĂŠmonie amĂŠricaine dans le Pacifique, son attitude provocatrice sur TaĂŻwan et la mer de Chine mĂŠridionale, ainsi que ses activitĂŠs subversives contre une ĂŠconomie avec laquelle les Ătats-Unis ne peuvent plus rivaliser.
Ensuite, mĂŞme le Japon, la CorĂŠe du Sud et les Philippines, avec lesquels Washington a effectivement renforcĂŠ ses liens militaires, ne sont plus âalignĂŠsâ contre la Chine. Ces pays, ainsi que tous les autres pays dâAsie de l'Est, savent lire les cartes, croyez-le ou non. Et toute la rĂŠgion du Pacifique privilĂŠgiera des liens ĂŠquilibrĂŠs avec les Ătats-Unis et la Chine tant que vous et moi serons en vie. Rassembler lâAsie de l'Est dans une sorte de âconvergenceâ sinophobe est un vieux rĂŞve dont les cliques politiques de Washington n'arrivent tout simplement pas Ă ĂŠmerger.
Enfin et surtout, si se mettre à dos une autre grande puissance est un indicateur de succès diplomatique, la nation qu'un tel diplomate prÊtend reprÊsenter est dans le pÊtrin auquel j'ai fait allusion plus haut.
Ces trois dernières annÊes, on a assistÊ à un pitoyable dÊfilÊ de fonctionnaires du rÊgime Biden, au premier rang desquels Blinken, se rendant à PÊkin et Êchouant l'un après l'autre à rÊparer les dÊgâts causÊs à Anchorage. Wang et Xi Jinping, le prÊsident chinois, ont traitÊ le haut diplomate de M. Biden comme un Êlève de collège recalÊ en gÊographie.
Blinken sur la Russie et l'Ukraine :
âTout d'abord, si vous regardez bien le dĂŠroulement du conflit, parce que nous l'avons vu venir, nous avons pu nous assurer que non seulement nous ĂŠtions prĂŠparĂŠs, que nos alliĂŠs et nos partenaires ĂŠtaient prĂŠparĂŠs, mais aussi que l'Ukraine ĂŠtait prĂŠparĂŠe. Nous avons veillĂŠ Ă ce que, bien avant l'agression russe, Ă partir de septembre puis de dĂŠcembre, nous avons discrètement fourni beaucoup d'armes Ă l'Ukraine pour qu'elle dispose de ce dont elle avait besoin pour se dĂŠfendre, notamment des Stingers et des Javelins qui ont permis d'empĂŞcher la Russie de prendre Kiev, d'ĂŠcraser le pays, de l'effacer de la carte et de repousser les Russes... ....
âPour ce qui est de la diplomatie, nous avons fait preuve d'une diplomatie remarquable : nous avons dĂŠployĂŠ un travail diplomatique exceptionnel pour rassembler et faire en sorte que plus de 50 pays, non seulement en Europe, mais bien au-delĂ , soutiennent l'Ukraine et dĂŠfendent ces principes que la Russie a ĂŠgalement attaquĂŠs en fĂŠvrier de cette annĂŠe-lĂ . J'ai travaillĂŠ très dur avant la guerre, y compris lors de rĂŠunions avec mon homologue russe, Sergey Lavrov, Ă Genève quelques mois avant la guerre, pour essayer de trouver un moyen d'empĂŞcher cette guerre, pour vĂŠrifier si la Russie est vraiment prĂŠoccupĂŠe par sa sĂŠcuritĂŠ, par l'Ukraine et la menace qu'elle et l'Otan reprĂŠsentent, ou si elle est prĂŠoccupĂŠe par ce qu'elle cherche Ă servir en rĂŠalitĂŠ, c'est-Ă -dire les ambitions impĂŠriales de Poutine et le dĂŠsir de recrĂŠer une grande Russie, de rĂŠintĂŠgrer l'Ukraine dans la Russieâ.
Par oĂš commencer ?
Blinken et ses collègues ont anticipĂŠ l'invasion russe avant son dĂŠclenchement en fĂŠvrier 2022, parce que le rĂŠgime de Biden l'a provoquĂŠe au point que Moscou n'a pas eu d'autre choix. Washington a passĂŠ l'automne 2021 Ă armer Kiev, comme le relate Blinken, mais ce dernier ne mentionne pas les deux projets de traitĂŠs que le Kremlin a envoyĂŠs Ă l'Ouest en dĂŠcembre - l'un Ă Washington, l'autre Ă l'OTAN Ă Bruxelles - comme base proposĂŠe pour nĂŠgocier un nouvel accord de sĂŠcuritĂŠ durable entre la Russie et l'alliance atlantique. Cette proposition a ĂŠtĂŠ rejetĂŠe d'emblĂŠe comme ĂŠtant âsans intĂŠrĂŞtâ, conformĂŠment au britannisme que le rĂŠgime de Biden prĂŠconisait Ă l'ĂŠpoque. Blinken, tel un moustique excitĂŠ au-dessus d'un ĂŠtang, a laissĂŠ passer l'occasion de dĂŠvelopper des canaux diplomatiques productifs.
Sa conception de la diplomatie se limite en effet Ă rassembler une de ces coalitions de volontaires (ou de contraints) que l'impĂŠrium amĂŠricain privilĂŠgie depuis toujours, en l'occurrence pour soutenir la guerre par procuration Ă venir. Il n'y a pas eu alors, ni depuis, la moindre tentative sĂŠrieuse de nĂŠgocier un accord pour l'Ukraine. Blinken semble croire (ou feint de croire) qu'il n'a jamais ĂŠtĂŠ question des prĂŠoccupations lĂŠgitimes de Moscou en matière de sĂŠcuritĂŠ : tout se rĂŠsume Ă la prĂŠtendue volontĂŠ du Kremlin d'âoblitĂŠrerâ l'Ukraine au profit des ambitions nĂŠo-impĂŠriales de la Russie. D'une manière ou d'une autre, cette allĂŠgation aurait ĂŠtĂŠ vĂŠrifiĂŠe et corroborĂŠe, et j'aimerais bien savoir comment.
Une fois de plus, cela me rappelle ce moment, quelques mois après le dÊbut de la guerre, oÚ Blinken a pris à part Sergueï Lavrov pour un Êchange privÊ après des entretiens officiels au Kremlin. Lorsque, comme je l'ai Êcrit par la suite, il a demandÊ au ministre des Affaires Êtrangères de Moscou, en poste depuis longtemps, s'il est exact que la Russie souhaite reconstruire l'empire tsariste, Lavrov l'a regardÊ fixement, s'est retournÊ et a quittÊ la pièce - sans rÊpondre, sans une poignÊe de main, sans un au revoir, juste une sortie soudaine. Comment un diplomate du calibre de M. Lavrov pourrait-il rÊpondre à une telle question ? Il ne nous reste que deux possibilitÊs : soit Tony Blinken est bornÊ au point de mal interprÊter à ce point la position de la Russie, soit Tony Blinken est un redoutable menteur.
Ma conclusion : les deux.
Blinken n'a pas parlÊ à Lavrov depuis cette pitoyable rencontre de la mi-2022 - ni à aucun autre haut responsable russe, pour autant que nous le sachions. Et le rÊgime de Kiev, à deux reprises, dont la plus cÊlèbre à Istanbul un mois après le dÊbut de l'invasion russe, s'est employÊ à faire Êchouer les pourparlers entre Kiev et Moscou qui auraient pu mettre un terme à la guerre.
Venons-en Ă Blinken sur IsraĂŤl, Gaza et les Palestiniens.
M. Blinken a passĂŠ une grande partie de l'entretien avec M. GarcĂa-Navarro Ă expliquer son point de vue sur la crise de Gaza. Et pour l'essentiel, il s'en est tenu au rabâchage fastidieux que nous connaissons dĂŠjĂ . Le rĂŠgime Biden soutient le droit d'IsraĂŤl Ă se dĂŠfendre. Il s'est employĂŠ Ă faire en sorte que les Palestiniens de Gaza âaient ce dont ils ont besoin pour s'en sortirâ. Les obstacles Ă un cessez-le-feu et au retour des otages sont tous imputables au Hamas, et non au rĂŠgime de Netanyahu.
IsraĂŤl a-t-il commis des crimes de guerre ? Sommes-nous en train d'assister Ă un gĂŠnocide ? Les IsraĂŠliens ont-ils bloquĂŠ l'aide alimentaire ? Il ne faut pas s'attendre Ă des rĂŠponses honnĂŞtes de la part de M. Blinken sur ce genre de questions, et Mme GarcĂa-Navarro n'en a pas obtenu. Ce qu'elle a obtenu, c'est la validation par Blinken des massacres commis par IsraĂŤl Ă Gaza, dans le langage ouatĂŠ auquel Blinken a toujours recours lorsqu'il veut transformer la nuit en jour, l'ĂŠchec en succès. Oui, a-t-il admis, le rĂŠgime de Netanyahu aurait pu procĂŠder Ă quelques ajustements mineurs en marge de l'opĂŠration, et le massacre aurait ĂŠtĂŠ mieux organisĂŠ. Mais on ne peut pas ignorer la validation par Blinken du terrorisme israĂŠlien, lâapprĂŠciation de sa rĂŠussite - ni du fait que Mme GarcĂa-Navarro ne l'a pas interpellĂŠ sur ce point, un sujet sur lequel je reviendrai prochainement.
â
Une des remarques faites par M. Blinken lors de cette sĂŠance de questions rĂŠponses d'adieu ne m'est plus sortie de l'esprit depuis que j'ai regardĂŠ la vidĂŠo et lu la transcription de cette sĂŠance. Elle concerne la crise de Gaza, mais elle se propage dans ma tĂŞte comme l'une de ces ĂŠponges qui grossissent lorsqu'on les mouille.
âPour nous assurer que le 7 octobre ne se reproduira pasâ, a dĂŠclarĂŠ M. Blinken, âje pense que nous avons pris les bonnes dispositionsâ.
J'ai du mal Ă concevoir les implications de cette affirmation absurde et inconsciente. On peut dire qu'elle tĂŠmoigne de lâincomprĂŠhension de toute dimension humaine. Elle n'a cure des aspirations durables du peuple palestinien, et tĂŠmoigne donc d'une interprĂŠtation des plus superficielles des ĂŠvĂŠnements du 7 octobre 2023. Elle suppose surtout que la violence globale d'un pouvoir incontrĂ´lĂŠ est une sorte de bilan positif et peut prĂŠvaloir dans la durĂŠe, et qu'il est inutile de se prĂŠoccuper de ce qui est juste, ĂŠthique, intrinsèquement dĂŠcent, de la morale collective ou, en dernière instance, de faire valoir la cause humaine contre (en l'occurrence) la cause sioniste.
Cette phrase nous immerge tout droit dans le nihilisme d'Antony Blinken. En quittant ses fonctions, il ne s'attaque pas seulement au principe de rĂŠalitĂŠ, ou Ă nos capacitĂŠs de discernement, mais aussi et surtout aux notions de responsabilitĂŠ. Selon lui, celui ou celle qui contrĂ´le les mĂŠdias et les discours est libre de dire tout ce qu'il lui semble bon de dire. Cela n'exige aucun lien avec la rĂŠalitĂŠ, mais plutĂ´t avec l'opportunisme. C'est ce que j'entends par nihilisme.
âJe ne fais pas de politiqueâ, dit Blinken avec dĂŠsinvolture Ă GarcĂa-Navarro au dĂŠbut de leur rencontre, âje mène une politiqueâ. Mme GarcĂa-Navarro laisse passer cela, comme elle le fait pour tant d'autres choses. C'est Ă première vue si dĂŠrisoire, comme une cachette dans laquelle Mme GarcĂa-Navarro permet Ă Blinken de se rĂŠfugier. La politique, c'est politique, c'est indissociable, sans exception. Et dans ce cas, Blinken ne peut espĂŠrer que le monde au-delĂ des cĂ´tes amĂŠricaines prenne au sĂŠrieux son ĂŠvaluation de la situation internationale telle qu'elle sera lĂŠguĂŠe par la Maison-Blanche de M. Biden. Cet entretien est entièrement politique, du dĂŠbut Ă la fin : il est exclusivement destinĂŠ Ă la population amĂŠricaine et vise non seulement Ă sauver une rĂŠputation - qui, Ă mon avis, ne peut plus l'ĂŞtre - mais aussi Ă poursuivre la fabrication du consentement, un ouvrage de longue haleine.
Ă cet ĂŠgard, je voudrais dire quelques mots sur la façon dont Mme GarcĂa-Navarro a menĂŠ cette interview. Permettez-moi de vous emmener un instant Ă l'ĂŠcole J.
La bonne mĂŠthode pour mener un entretien de ce type consiste Ă ĂŠvaluer son interlocuteur - honnĂŞte, rusĂŠ, menteur invĂŠtĂŠrĂŠ, etc. - puis Ă dĂŠterminer ce que l'on cherche, la nature de l'ĂŠchange, et enfin Ă prĂŠparer ses questions. Il faut ensuite rester parfaitement disposĂŠ Ă abandonner sa trame en fonction des rĂŠponses de l'interlocuteur. Celles-ci doivent ĂŞtre remises en question Ă chaque fois que câest nĂŠcessaire. Il se peut que l'on n'arrive jamais Ă rĂŠpondre Ă la plupart des questions ĂŠcrites, mais il faut ĂŞtre prĂŞt Ă s'ĂŠcarter du script. Sinon, ce qui ressemble Ă du journalisme se rĂŠduit Ă une simple prĂŠsentation.
Par-dessus tout, avant mĂŞme de commencer le travail, il faut avoir la tĂŞte claire : je m'adresse Ă mon interlocuteur comme Ă un ĂŠgal, et non comme un soumis en prĂŠsence d'une sorte d'autoritĂŠ supĂŠrieure. Les entretiens avec des personnalitĂŠs puissantes ne fonctionnent pas diffĂŠremment.
Mme GarcĂa-Navarro n'a pas procĂŠdĂŠ de la sorte. Regardez la vidĂŠo de son entretien avec Blinken. Comme on le voit clairement, elle lit son texte et s'y tient rĂŠsolument, quelles que soient les dĂŠclarations de M. Blinken. Elle prĂŠtend ĂŞtre diffĂŠrente, mais c'est une soumise. Elle feint de dĂŠfier Blinken sur telle ou telle question, mais ce n'est qu'une supercherie, une pose. Aucun des mensonges, dĂŠformations et autres dĂŠsinformations de Blinken ne fait l'objet d'un examen sĂŠrieux. Il s'agit simplement de passer Ă la question suivante.
Ce n'est pas du journalisme. C'est un show, une simulation thÊâtrale de journalisme - un autre cas de journalisme à l'amÊricaine. Ce n'est pas non plus la crÊation de sens : C'est la destruction du sens. J'ai dÊjà trouvÊ mon expression pour cela.
J'ai dĂŠjĂ mentionnĂŠ le poème d'Eliot, âThe Hollow Menâ, publiĂŠ en 1925. Il commence par âNous sommes les hommes creuxâ. Et ensuite :
âLes hommes empaillĂŠs
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. HĂŠlas !
Nos voix dessĂŠchĂŠes, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisĂŠs
Dans notre cave sècheâ.
Cent ans plus tard, un siècle après qu'Eliot a contemplĂŠ le nihilisme au cĹur des dĂŠcombres de la première guerre mondiale, cette description me semble remarquablement appropriĂŠe pour dĂŠcrire Antony Blinken et tous les Antony Blinken qui ont peuplĂŠ le rĂŠgime Biden au cours des quatre dernières annĂŠes. Vide, le cĹur froid, la voix sèche, la caboche pleine de bourre : comment ne pas penser aux vers d'Eliot en regardant Blinken quitter la scène ?
Ce qui sauve la sĂŠance de Mme GarcĂa-Navarro avec Tony Blinken, et qui me surprend un peu, c'est le fil de commentaires annexĂŠ Ă l'article publiĂŠ. Il y a 943 commentaires Ă l'heure oĂš j'ĂŠcris ces lignes. On y trouve des commentaires d'approbation, certes.
âEt s'il n'y avait pas eu de Blinken pour faire reculer les exigences adressĂŠes Ă Netanyahu par des gens comme Ben-Gvir et Smotrich ?â,
demande quelqu'un qui se fait appeler Lrrr. âOn n'a jamais eu le choix qu'entre le mauvais et le pire rĂŠsultatâ.
Mais les critiques sont nombreuses. En voici quelques-unes, sorties du fil de discussion :
Jorden, Californie.
âBlinken a terni la fonction de secrĂŠtaire d'Ătat. Le mot âstupideâ n'est pas appropriĂŠ, ni mĂŞme âirresponsableâ, mais âmalfaisantâ. Tout simplement mauvais Ă bien des niveaux.... L'administration Biden marquera le dĂŠclin soudain de l'hĂŠgĂŠmonie amĂŠricaine ... La politique ĂŠtrangère amĂŠricaine a besoin d'une injection de logique rĂŠalisteâ.
Jorden a reçu 103 âlikesâ.
âIndependentsâ, USA :
âAnthony Blinken a effectuĂŠ un travail minable, en particulier en ce qui concerne les inepties sur le Moyen-Orientâ.
Soixante-dix-sept âlikesâ pour Independents.
De Rockin' in the Free World, Wisconsin :
âPour les lecteurs dĂŠsireux de s'ĂŠmerveiller davantage devant la crĂŠature qu'est Tony Blinken, regardez son interprĂŠtation de âRockin' in the Free Worldâ de l'hiver dernier en Ukraine. C'est une vĂŠritable ironie filmique, alors qu'il facilite un gĂŠnocide soutenu par les Ătats-Unis. Je n'aurais pas pu mieux l'ĂŠcrire. C'est lĂ que j'ai rĂŠalisĂŠ Ă quel point je hais viscĂŠralement ce type, Ă quel point son absence de conscience relève de la pathologie [âŚ]â.
Encore 77 âlikesâ.
Et de David de Floride :
âOui, c'est ce qu'on appelle dĂŠlirer, ĂŞtre incompĂŠtent ou tout simplement nĂŠgligent ! Bon travail Blinkin ! Vous et Biden avez sapĂŠ le dernier soutien au Parti DĂŠmocrate. Bien sĂťr, vous et vos suzerains serez satisfaits des gains obtenus. Mais pas le reste d'entre nousâ.
Soixante âlikesâ pour David de Floride.
C'est ainsi que les choses se passent. Je dois admettre que les lecteurs du New York Times sont plus nombreux que je ne l'imaginais Ă savoir Ă quoi s'en tenir sur ce qu'ils lisent.
L'un d'entre eux, âAKAâ de Nashville, a proposĂŠ ceci et a reçu 58 âlikesâ :
âJe me demande si Blinken consulte la section commentaires, et les commentaires des lecteurs pour comprendre ce que la population pense de son travail et de son hĂŠritageâ.
J'aimerais pouvoir dire que je suis d'accord avec vous, AKA, mais ce n'est pas le cas. Antony Blinken est totalement indiffĂŠrent Ă âce que pense la populationâ de par la nature mĂŞme de ses activitĂŠs. Car voyez-vous, il ne fait pas de politique.
* Patrick Lawrence, correspondant Ă l'ĂŠtranger pendant de nombreuses annĂŠes, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des mĂŠdias, essayiste, auteur et confĂŠrencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraĂŽtre chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence.
https://scheerpost.com/2025/01/13/patrick-lawrence-the-nihilism-of-antony-blinken/
Un summum dans l'art de l'auto-satisfaction, du mensonge, et des contre-vĂŠritĂŠs, pour tenter - en vain - de justifier un bilan dĂŠsastreux
Oui, sans doute, le poème dâEliot rĂŠsume bien le personnage dâAnthony Blinken.
Il sâagit en fait, dâun personnage creux, hâve, insignifiant, effacĂŠ et, vite oubliĂŠ. Ce qui le caractĂŠrise surtout, ce sont ses propensions au mensonge, et le culot avec lequel il affirme des contre vĂŠritĂŠs flagrantes affichant ainsi une insulte Ă lâintelligence de ses auditeurs et un mĂŠpris souverain Ă leur encontre. Personnage insignifiant, il va rejoindre, en catimini les poubelles de lâhistoire quâil nâaurait jamais dĂť quitterâŚ