👁🗨 Le parrain des lanceurs d'alerte
Sans Dan, ébruiter des informations liées à la sécurité nationale aurait été utopique. La nation entière lui doit une fière chandelle, & ma vie est meilleure depuis que Dan s’est mis à en faire partie
👁🗨 Le parrain des lanceurs d'alerte
Par John Kiriakou, Spécial Consortium News, le 21 juin 2023
Lorsque l'auteur a dénoncé le programme de torture de la CIA en 2007, Daniel Ellsberg l'a appelé pour le féliciter, et lui dire qu'il pouvait compter sur ses amis. Des années plus tard, lors d'un événement sur tapis rouge à Hollywood, "l'homme le plus dangereux d'Amérique" a montré ce qu'il pensait.
Comme beaucoup d'Américains, j'ai eu le cœur brisé la semaine dernière en apprenant la mort de mon ami, mentor et héros personnel, Daniel Ellsberg.
Dan était un géant de l'histoire américaine moderne. Il était le parrain des lanceurs d'alerte en matière de sécurité nationale. Et c'était un patriote qui ne voulait rien d'autre que de garantir la transparence, la vérité et l'État de droit au sein du gouvernement.
On va beaucoup évoquer la contribution de Dan à ces idéaux. Il a révélé au peuple américain que le gouvernement lui mentait au sujet de la guerre du Viêt Nam, tout en sachant qu'il aurait pu passer le reste de sa vie dans un pénitencier fédéral pour avoir dit la vérité.
Il a accepté la réprimande haineuse d'Henry Kissinger, qui le considérait comme "l'homme le plus dangereux d'Amérique". Il a travaillé dur pour s'opposer à la fameuse loi sur l'espionnage [Espionage Act], jugée inconstitutionnellement générale et ambiguë. Et il a soutenu de toutes ses forces d'autres lanceurs d'alerte dans le domaine de la sécurité nationale.
Je voudrais parler du Dan Ellsberg que j'ai connu, celui qui était mon ami.
Lorsque j'étais enfant, dans l'ouest de la Pennsylvanie, les membres de ma famille dînaient toujours ensemble. Mes parents étaient tous deux enseignants à l'école primaire, l'actualité était importante pour eux et ils parlaient des nouvelles du jour tous les soirs pendant le dîner.
J'avais 7 ans en 1971 lorsque Dan a publié les Pentagon Papers, et je me souviens très bien que mon père a dit : "Chez nous, Daniel Ellsberg est un héros".
Dans la classe de CE1 de Mme Levine, on nous a demandé un jour qui, à part nos parents, nous admirions le plus. La plupart des enfants ont répondu le président Richard Nixon. Quelques-uns ont dit George McGovern. Moi, j'ai dit Daniel Ellsberg.
Lorsque j'ai dénoncé le programme de torture de la CIA en décembre 2007, Dan a été l'une des premières personnes à m'appeler pour me féliciter.
C'était la première fois que nous nous rencontrions, par téléphone. Je ne savais même pas qu'il savait qui j'étais. Son appel ne pouvait pas mieux tomber.
La C.I.A. m'avait dénoncé au F.B.I. pour avoir révélé des informations classifiées aux médias, comme cela était arrivé à Dan, et j'avais reçu des menaces de mort de la part de cinglés d'un bout à l'autre du pays.
Je me souviens encore de l'émotion que j'ai ressentie en parlant avec quelqu'un qui avait été le héros de ma vie. Dan m'a dit que certains jours seraient sombres, mais que je ne devais pas oublier que j'avais des amis, et qu'ils me soutiendraient. J'ai vécu en accord avec ces mots au cours des années qui ont suivi.
Début 2012, j'ai finalement été arrêté et inculpé de cinq délits, dont trois chefs d'accusation d'espionnage, pour des conversations que j'avais eues avec le New York Times et ABC News au sujet du programme de torture de la CIA.
Alors que je risquais 45 ans de prison, Dan a de nouveau été l'un des premiers à m'appeler. Il est resté en contact étroit pendant les 13 mois qui se sont écoulés entre mon arrestation et le jour où j'ai commencé à purger ce qui s'est avéré être une peine de 23 mois de prison.
Pendant mon incarcération, il a été un correspondant régulier, envoyant des livres sur la contestation, la vérité et la guerre du Viêt Nam, et signant chaque lettre "Love, Dan". Dans chacune de ses lettres, il me demandait comment allaient mes enfants.
Gala de remise des prix de la PEN
En 2016, j'ai reçu le prix PEN USA du Premier Amendement pour mon deuxième livre. La cérémonie de remise des prix s'est déroulée à l'hôtel Beverly Hilton de Beverly Hills, en présence de 600 des plus importants avocats, scénaristes, producteurs et réalisateurs du secteur du divertissement à Hollywood.
[Lire aussi : Le dénonciateur de la CIA Kiriakou ]
Le prix PEN du Premier Amendement est l'un des quatre grands prix littéraires, avec le PEN Faulkner, le Pulitzer et l'Edgar Allan Poe, et c'était donc une très grande opportunité pour moi.
J'ai immédiatement appelé Dan pour lui annoncer la bonne nouvelle et, à ma grande surprise, il m'a dit qu'il assisterait également à la cérémonie pour accepter un prix honorifique au nom d'Ed Snowden. Nous avons prévu de nous asseoir à la même table.
La soirée n'aurait pas pu être plus excitante. Sur le tapis rouge, des photographes de l'Associated Press, de Getty Images, de People Magazine, de Los Angeles Magazine et du Los Angeles Times ont pris des photos des lauréats.
Dan et moi avons posé ensemble pour la première fois. Nous avons également pris des photos avec le lauréat du Lifetime Achievement Award, Francis Ford Coppola, le célèbre réalisateur oscarisé de la trilogie du Parrain, d'Apocalypse Now et d'autres chefs-d'œuvre.
Mon frère et plusieurs de mes meilleurs amis étaient assis à notre table, qui se trouvait juste devant la scène et à côté de celle de Coppola.
L'événement s'est déroulé selon un timing serré. Kate McKinnon, de Saturday Night Live, était la maîtresse de cérémonie (elle était hilarante), et les gens du PEN ont remis une douzaine de prix pour des ouvrages tels que le meilleur livre pour enfants, la meilleure traduction et la meilleure compilation de poésie, avant de s'adresser à nous trois.
Deux heures après le début de la cérémonie, notre tour est arrivé. Les responsables de l'association nous avaient demandé de limiter nos discours à sept minutes. Je ne répète presque jamais pour ce genre de choses, mais je l'ai fait pour cette fois.
J'ai écrit mon discours, je l'ai revu une bonne centaine de fois, et j'ai réussi à le faire tenir en sept minutes. Dan s'est levé au nom de Snowden et a prononcé le discours de 30 minutes le plus éloquent que j'aie jamais entendu. Il était à fond ! À la fin, il a eu droit à un tonnerre d'applaudissements.
J'étais le suivant, et l'excitation suscitée par le discours de Dan m'a emporté du début à la fin avant même que je ne réalise que c'était fini. J'ai parfaitement respecté les sept minutes, et j'étais fier d'avoir mis en accusation le programme de torture de la CIA.
Enfin, ce fut le tour de Coppola. Il est monté sur scène sous les applaudissements, a sorti son discours plié de la poche de sa veste et a dit au micro : "Où est le type de la CIA ?". J'ai levé la main et j'ai répondu : "Ici".
Il a poursuivi : "Vous êtes probablement un type bien. Mais j'en ai assez que les gens critiquent mon président (Obama) ! Il travaille aussi dur qu'il le peut !"
De nombreuses personnes dans le public ont commencé à ricaner et à applaudir, pensant que M. Coppola se lançait dans une plaisanterie. Mais ce n'est pas le cas. Il se tourne vers Dan. "Vous ne devriez pas les critiquer, cela ne fait qu'aider les Républicains !”
Dan était malentendant depuis au moins la dernière décennie de sa vie, et portait des appareils auditifs dans les deux oreilles. L'écho dans la salle de bal l'empêchait de comprendre ce que disait Coppola.
Dan et moi nous sommes regardés et Dan a demandé : "Qu'est-ce qu'il dit ?". J'ai répondu : "Il nous critique, Dan." "Il fait quoi ?" "Il nous critique."
Jusqu'à ce moment-là, je ne pensais pas pouvoir être plus fier de Dan Ellsberg, ni plus fier d'être son ami. Il s'est levé devant ces 600 personnalités d'Hollywood, a levé les deux majeurs en l'air et a crié aussi fort qu'il le pouvait "Va te faire foutre, Coppola !".
Coppola s'est tu, a regardé Dan en face et a dit dans le micro : "Ça suffit. J'ai dit tout ce que j'avais à dire. Je refuse d'en dire plus." Et il a quitté la scène. La salle était aussi muette qu'une église.
Kate McKinnon est retournée sur scène avec précaution et a dit au micro : "Sur ce, conduisez prudemment, tout le monde !"
Les gens de la PEN ont allumé les lumières de la salle de bal, et se sont dirigés vers Dan et moi.
Pendant ce temps, la foule a enfin compris qu'il ne s'agissait pas d'une blague. Des dizaines de personnes se sont approchées de la table pour serrer la main de Dan. Le président de PEN USA s'est excusé abondamment, disant qu'ils étaient loin d'imaginer que Coppola réagirait comme il l'avait fait. J'ai dit que ce n'était pas un problème.
"J'ai été critiqué par des hommes bien plus importants que Francis Ford Coppola", leur ai-je dit. Dan s'est enflammé. "Je n'ai pas à accepter ces conneries de qui que ce soit, même de Francis Ford Coppola !”
Le lendemain, le LA Times n'a rien écrit sur l'incident. Mon frère a estimé que Coppola avait probablement une équipe entière de spécialistes des relations publiques pour gérer ses messages, et deux jours plus tard, le Los Angeles Magazine a publié un article disant que "Francis Ford Coppola a retiré ses remarques à la suite d'un discours poignant de John Kiriakou, lauréat du prix du Premier Amendement".
C'est tout. Je n'avais pas besoin de Los Angeles Magazine, ni du LA Times, ni de personne d'autre pour m'expliquer ce que j'avais vu.
J'avais vu un géant en action. J'avais vu un homme de la plus haute intégrité, qui n'avait peur de personne. J'avais vu un homme qui avait contribué à faire tomber un président des États-Unis, armé de rien d'autre que la vérité.
Au cours des années qui ont suivi, Dan et moi sommes restés en contact et nous nous sommes même croisés lors de quelques dîners. Il me demandait toujours des nouvelles de mes enfants.
La dernière fois que nous nous sommes parlé, c'était quelques semaines avant son décès. Il souffrait un peu, mais il a dit quelque chose que ma mère avait dit dans ses derniers instants : "Je ne suis pas prêt à mourir. J'ai encore envie de manger tant de choses."
Il s'est ensuite lancé dans un soliloque sur le plus délicieux riz frit au poulet qu'il ait jamais mangé. Il gardait la deuxième partie pour la fin de notre conversation. Et il a terminé en disant "je t'aime".
Comme je l'ai dit, j'ai le cœur brisé à l'idée que le grand Daniel Ellsberg ne soit plus parmi nous. Outre mon père et mon grand-père, seuls Dan et Pete Seeger ont eu un impact aussi positif sur ma vie.
Sans Dan, la divulgation d'informations relatives à la sécurité nationale aurait été utopique. Sans lui, ni Ed Snowden, Tom Drake, Chelsea Manning, Jeffrey Sterling, Daniel Hale, ni John Kiriakou n'auraient pas vu le jour.
La nation toute entière lui doit une fière chandelle. Et en ce qui me concerne, on peut dire que ma vie est meilleure depuis que Dan s’est mis à en faire partie.
* John Kiriakou est un ancien agent de la C.I.A. chargé de la lutte contre le terrorisme et un ancien enquêteur principal de la commission sénatoriale des affaires étrangères. John est devenu le sixième dénonciateur inculpé par l'administration Obama en vertu de la loi sur l'espionnage (Espionage Act), une loi conçue pour punir les espions. Il a purgé une peine de 23 mois de prison pour avoir tenté de s'opposer au programme de torture de l'administration Bush.
Les opinions exprimées sont uniquement celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de Consortium News.
https://consortiumnews.com/2023/06/21/john-kiriakou-the-godfather-of-whistleblowers/