👁🗨 Le pivot de l'Histoire - Palestine et nouvel ordre mondial
La patience du monde vis-à-vis de notre arrogance et de notre suffisance touche à sa fin. L'inhumanité en temps réel causera la perte de l'Amérique, sans parler de celle de l'Israël de l'apartheid.
👁🗨 Le pivot de l'Histoire - Palestine et nouvel ordre mondial
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 14 novembre 2023
Bombarder des hôpitaux était, il y a encore quelques jours, la ligne rouge non dite que les forces de défense israéliennes n'osaient franchir sans provoquer répulsion et condamnation de la communauté internationale. Au moment où j'écris ces lignes, les Forces de Défense israéliennes bombardent des hôpitaux et, d'après ce que j'ai lu, leurs soldats tirent sur des patients, dont des invalides, alors qu'ils tentent d'évacuer des bâtiments qui seront bientôt démolis.
Le dégoût et la condamnation s'expriment désormais non seulement dans les rues de nombreuses villes, mais aussi dans les cercles dirigeants. Axios a rapporté lundi qu'une note interne du département d'État, signée par 100 fonctionnaires du département d'État et de son agence pour le développement international, l'USAID, accuse le président Biden d'avoir menti au sujet de la campagne militaire israélienne à Gaza, et de s'être rendu complice de crimes de guerre. Mardi, le New York Times a chiffré à 400 le nombre de signataires d'une autre lettre adressée à M. Biden, représentant 40 ministères et agences gouvernementales, y compris le Conseil national de Sécurité, en plus d'une lettre ouverte adressée au secrétaire d'État Blinken et signée par plus de 1 000 employés de l'Agence pour le développement international. Pour autant que je sache, cette dissidence dans les cercles politiques et dirigeants est plus ou moins sans précédent.
Au-delà de nos montagnes mauves et nos plaines fertiles, le Dáil irlandais se prononcera cette semaine sur l'expulsion de l'ambassadeur d'Israël, sur l'exclusion d'Israël d'un accord commercial de l'Union européenne pour violation des clauses relatives aux droits de l'homme, et - motion du Sinn Féin - sur la saisine de la Cour pénale internationale à l'encontre d'Israël. Le week-end dernier, Emmanuel Macron a appelé à un cessez-le-feu, devenant ainsi le premier dirigeant occidental à réagir de la sorte. Étant donné le refus obstiné de Joe Biden d'envisager de demander à Israël un cessez-le-feu, le président français a implicitement rejeté la violence israélienne et la politique américaine qui la soutient.
N’accordons pas trop d'importance à de tels événements, mais ne les négligeons pas non plus. Ce sont les signes apparents de mouvements beaucoup plus profonds, ancrés loin au coeur de notre civilisation. Les choses se désagrègent progressivement en raison de la sauvagerie d'Israël et de la complicité de l'Amérique, tant aux États-Unis que dans l'ensemble du monde atlantique et certainement au-delà, entre l'Occident et le reste du monde. Il est maintenant temps de se projeter dans l'avenir, et de tenter de discerner ce que le monde peut nous réserver.
Christopher Lydon, qui produit Radio Open Source pour WBUR à Boston, a suggéré au cours du week-end que nous avions atteint “un moment charnière de l'histoire - avec des conséquences extrêmement incertaines”. Il a fait cette remarque en introduction à un long entretien avec Chas Freeman, l'ambassadeur à la retraite pour lequel je nourris, comme Lydon, une grande admiration. Freeman partageait cette idée de charnière de l'histoire, tout comme moi. Tout est en train de changer, de changer radicalement, si vous me permettez de reprendre et de détourner la célèbre phrase de Yeats.
Voilà ce que dit Chas à propos de notre époque :
“Il s'agit clairement de ce que le chancelier allemand Scholz appelle une ‘Zeitenwende’, c'est-à-dire un tournant épique, une période de mutation majeure ouvrant une nouvelle voie dans l'histoire. Nous avons déjà parlé du fait que 500 ans de domination mondiale par la culture euro-américaine, la culture atlantique, touchent à leur fin.
Ce à quoi nous assistons actuellement en Palestine, c'est à la fin du colonialisme de peuplement. Le colonialisme de peuplement est un phénomène des deux derniers siècles environ, et s'accompagne toujours d'un génocide. La seule exception qui me vient à l'esprit est la Nouvelle-Zélande, où le pouvoir des Māori a suffisamment résisté aux Britanniques pour que leur culture soit préservée en tant qu'entité distincte …”
Il peut sembler improbable que les Palestiniens parviennent à résister à l'Occident hégémonique avec autant de succès que les Māori au XIXe siècle, bien que l’issue, comme le dit Chris Lydon, soit extrêmement incertaine. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas tant une entité palestinienne séparée, voire ségréguée, qui doit émerger de la catastrophe israélo-palestinienne qu'une nation unique et laïque où les cultures de toutes sortes sont intégrées et, au-delà de la tolérance, s'acceptent totalement les unes les autres, comme je l’ai déjà évoqué dans cet article.
J'ai lu ici et là, à des endroits très divers, la remarque selon laquelle les États-Unis, cette fois, “sont allés trop loin”. C'est ainsi qu'Ajamu Baraka, qui dirige la Black Alliance for Peace, s'est exprimé l'autre jour. Tous ceux qui avancent cet argument vont droit au but. Les États-Unis sont allés trop loin un nombre incalculable de fois depuis qu'ils assument leurs prétentions impériales, depuis la guerre hispano-américaine, en fait. Mais nous assistons de nouveau à une sauvagerie génocidaire à la télévision, comme nous avons vu des hameaux brûler et des rizières se colorer de rouge pendant la guerre du Viêt Nam. Si les États-Unis ne se sont jamais complètement remis de leur violence impitoyable en Indochine, les séquelles seront cette fois permanentes. L'obscénité qu'ils cautionnent aux mains d'un régime d'apartheid enragé est tout simplement trop frontale. L'inhumanité en temps réel causera la perte de l'Amérique, sans parler de celle de l'Israël de l'apartheid.
La soi-disant autorité morale de l'Amérique est une fiction depuis des décennies, je dirais même depuis la victoire de 1945, mais elle est maintenant proche de l'effondrement en chute libre. Même les Israéliens, par un étrange paradoxe, remettent aujourd'hui en question le droit de l'Amérique à critiquer les indécences et les inhumanités des autres. Oubliez vos “pauses humanitaires”, disent-ils. Vous avez tué plus d'Irakiens que nous ne tuons de Palestiniens. Deux régimes sans morale en désaccord : à quoi vont-ils songer ensuite ?
Le prétexte de l'autorité morale de l'Amérique a servi d'argument majeur - affaibli, bancal, ridiculisé, critiqué dans le monde entier - à l’“ordre fondé sur des règles”, une expression si méprisable que je fais une pause avant de l'écrire. Que peut bien signifier un tel ordre, comment diable quiconque, des Maliens aux Chiliens en passant par les Chinois, peut-il prendre cette idée au sérieux lorsque l'ordre fondé sur des règles en vient à approuver et à alimenter militairement un génocide télévisé que nous ne devons pas qualifier - c'est l'une des règles - de génocide ?
La dégradation du statut de l'Amérique dans la communauté des nations - nous soyons pas témoins d'autre chose - est complètement imputable à une complaisance depuis longtemps évidente au sein des cliques politiques américaines. Comme le souligne Chas Freeman dans son échange avec Chris Lydon, Israël enfreint aujourd'hui les lois américaines limitant l'utilisation d'armements fabriqués aux États-Unis, en violant de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Et personne aux États-Unis ne dit rien à ce sujet, déclare M. Freeman, manifestement excédé. C'est le reste du monde qui commence à s'exprimer. Voici comment je vois les choses : nous assistons à la fin de l'ère de l'hypocrisie hégémonique, comme je propose de la nommer.
“La patience du monde vis-à-vis de nous, de notre arrogance et de notre suffisance touche à sa fin”, note Chas. “Nous n'aurons d'autre choix que de reconnaître que nous sommes une grande puissance parmi d'autres grandes puissances. Nous sommes une civilisation parmi d'autres.”
Le sommet qui réunira M. Biden et M. Xi Jinping à San Francisco cette semaine reflète clairement cette réalité. Ceux qui gèrent la politique pendant que M. Biden se promène, le regard vide, dans les couloirs de la Maison-Blanche, se sont mis en quatre pour souligner que notre président chancelant n'arrivera à rien avec le dirigeant chinois, et qu'il n'obtiendra rien de concret. Les idéologues de Joe Biden, je le répète, ont sabordé les relations sino-américaines dès qu'ils ont eu l'occasion de le faire après l'entrée en fonction de Joe. L'arrogance et l'ignorance, comme l'a fait remarquer un député français au moment de l'invasion de l'Irak en 2003, sont la pire des combinaisons possibles.
Souvenez-vous du rapprochement entre Moscou et Pékin il y a une dizaine d'années. Washington pressait imprudemment l'OTAN de s'approcher au plus près de la frontière occidentale de la Russie, tout en poursuivant son néo-contrôle de la Chine. Les deux nations ont dit plus ou moins à l'unisson : “Ça suffit. Il n'est pas possible de travailler avec ces gens-là”. Les relations entre Russie et Chine sont aujourd'hui très proches d'une alliance formelle et constituent le pivot, ou l'un des pivots, de ce que les Chinois, en particulier, nomment désormais régulièrement le “nouvel ordre mondial”. Il s'agit de l'ordre multipolaire dont parle Freeman.
Les États-Unis constituent ainsi le catalyseur magistral, quoique pervers, de la ruine de leur siècle et d'une certaine forme de supériorité. Leur soutien inconditionnel au massacre, à la famine et à la privation d’eau auxquels se livre quotidiennement Israël à Gaza va dans le même sens. Les Chinois se préparent maintenant, selon toute apparence, à jouer un rôle diplomatique dans le cadre des négociations de paix. L'Iran et l'Arabie saoudite se réunissent pour déterminer une ligne de conduite commune en réponse à la crise de Gaza. La Turquie dénonce militairement Israël et dialogue avec l'Iran après de longues années de mésentente. Un grand nombre d'amis de l'Amérique ont mis fin à leurs relations avec Tel-Aviv.
Lorsque la prééminence américaine a commencé à se déliter, on savait depuis des années que les États-Unis pouvaient aborder une nouvelle ère de manière créative, imaginative, sage et courageuse, ou bien, de façon stupide et violente, se faire les défenseurs vicieux de leur propre cause perdue. Ce choix est analysé dans Somebody Else's Century : East and West in a Post-Western World, publié en 2010. Gaza illustre parfaitement les conséquences du mauvais choix.
Lorsque je regarde les images horribles en provenance de Gaza, je songe à ceux que je perçois comme des acteurs de l'histoire. Ils souffrent, en effet, des crimes de ceux qui prétendent nous diriger. Leur souffrance fait tourner la roue de l'Histoire. Nous leur en serons grandement redevables lorsque l'ordre qu'ils défendent, à son tour, verra le jour.
https://scheerpost.com/2023/11/14/patrick-lawrence-the-hinge-of-history/