👁🗨 Le prix de la liberté
À Gaza, on est face à des choix cruels qui n'en sont pas. Le prix de notre survie : la fuite & la perte de notre patrie. Quand le monde parle de déplacement “volontaire”, il se moque du sens des mots.
👁🗨 Le prix de la liberté
Par Tareq S. Hajjaj, le 15 décembre 2023
Rafah est tout ce qui reste pour ceux qui sont encore debout.
Avant, j’aimais les froides nuits d'hiver, les jours passés à siroter un café sous les étoiles, à porter mes vêtements préférés dans mon lieu préféré avec mes amis préférés. Ces jours sont désormais révolus - pas seulement pour moi, mais pour toute une société. Pourtant, même si nos réalités ont été réduites à leur plus simple expression, nous ne nous contenterons pas d'aspirer à de petites choses. Nous voulons toujours tout, parce que, pour dire les choses simplement, nous ne cesserons jamais de vouloir tout ce que procure la vie, quelle que soit la série de déplacements que nous avons dû subir.
La majorité des réfugiés se trouvent dans des abris désignés, soit dans des écoles, soit dans des complexes de l'UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient], ce qui signifie que la plupart des familles de sept personnes sont séparées d'autres familles par à peine plus d'un drap ou d'une bâche en nylon. Des rangées et des rangées de familles sont confinées dans ces espaces restreints.
Obtenir des produits de première nécessité comme des couches ou du lait maternisé peut prendre deux jours de recherche. La rue Al-Awda, le principal marché de Rafah, grouille de gens qui tentent de trouver de la nourriture, de l'eau ou tout autre produit utile à la survie de leur famille. Mais le simple fait d'avoir besoin de quelque chose pour survivre ne garantit pas que vous l'obtiendrez.
Ceux qui ont été déplacés à Rafah poursuivent cette guerre même s'ils n'y participent pas. Leur combat quotidien consiste à trouver un morceau de pain, alors que les produits de base simples ne sont plus que des rêves. Si vous vous promenez dans les marchés bondés avec un sac de farine, quelques sacs de chips ou des barres de chocolat, les gens vous demanderont immédiatement si ce que vous transportez est à vendre. Un jeune homme que j'ai vu porter trois sacs de farine et attendre sur le bord de la route qu'on vienne l'apporter à sa famille a dû crier très fort aux passants pendant qu'il attendait : “Pas à vendre ! Pas à vendre !”
Le prix de la liberté, le prix de la survie
Pour ceux qui vivent déjà dans des pays libres et émettent voeux et espoirs pour la nouvelle année, ou pour ceux qui espèrent un jour libérer leur propre territoire, nous devons vous dire à tous : la liberté se paie au prix fort.
Mais la liberté sans un destin d'humiliation et de mort, ce n'est pas la liberté, c'est la mort. Alors pourquoi quelqu’un épris de liberté n'échapperait-il pas à cette mort ? Tels sont les choix auxquels la population de Gaza est aujourd'hui confrontée.
Rafah est la troisième étape de notre déplacement, où l'armée a ordonné aux habitants de fuir, une fois de plus. Mais le déplacement et la fuite ne signifient pas quitter un endroit pour en atteindre un autre : cela signifie tout laisser derrière soi et accepter que tout soit provisoire, sans aucun contrôle sur sa vie, parce que la seule autre option qui s'offre à nous est la mort, l'humiliation et la perte d'humanité. À tout moment, la zone dans laquelle nous nous trouvons peut être soumise à des injonctions de départ. Quiconque souhaite vivre devra suivre ces ordres, car tous le reste a été décidé pour nous, comme peuvent en témoigner tous ceux qui arrivent du nord de la bande de Gaza. Nombreux sont ceux qui ont été déplacés une fois, deux fois, trois fois, sept fois. Et tous ceux qui entraînent leur famille derrière eux sur les marchés, mendiant un abri et un endroit où se tenir au chaud et au sec.
Les différentes régions de Gaza ont été coupées les unes des autres. Des villes entières ont été rasées et envahies. Leurs habitants ont été humiliés sous la menace des armes, obligés de se déshabiller dans le froid, tués en toute impunité. Toute la bande de Gaza a subi ce traitement, et même Rafah, la ville la plus méridionale, qui abrite plus de 1,7 million de personnes déplacées, attend son tour. C'est l'une des dernières villes du sud qui n'a pas encore vu l’intrusion des forces terrestres israéliennes, alors que les avions de guerre ont déjà éviscéré de larges pans de son paysage urbain. Les gens cherchent maintenant de la nourriture et des médicaments dans les décombres. Des tentes ont été dressées dans la zone de Salam, la plus proche de la frontière égyptienne, comme pour préparer leur déplacement éventuel et peut-être définitif. Il y a ceux qui partiront sous la menace d'un canon de char, et ceux qui aimeraient mieux partir avant que ça n'arrive, sachant que ceux qui ont attendu d'être chassés ont connu des souffrances et humiliations indescriptibles.
Mais la survie a aussi un prix, et le prix de la liberté en soi est de perdre sa patrie. Il est à craindre que les batailles sanglantes gagnent Rafah, poussant les Palestiniens à partir et à redevenir des réfugiés, vivant dans des tentes au milieu du désert du Sinaï. Là, l'UNRWA sera incapable de les aider, comme elle l'a déjà déclaré, et le monde les abandonnera, une fois de plus.
“La mort est ce qu’il y a de plus simple, ici et maintenant, plus simple que les fêtes de fin d'année ou l'anniversaire de mon fils. Mais on dirait bien qu'avant son premier anniversaire, il sera déjà un réfugié dans une quelconque partie du monde.”
Il les a abandonnés la première fois quand leur sang a été versé à Gaza, et le monde ne s'est souvenu d'eux qu'une fois le bain de sang tari. C'était à l'époque où l'anéantissement de familles entières était déjà monnaie courante, un fait divers dont on ne se souvient plus.
Lorsque le monde appelle cela un “déplacement volontaire”, jurant que les habitants de Gaza ne seront pas déplacés de force de leurs maisons, il se moque du sens des mots.
“J'ai vécu toute ma vie dans la résistance et la résilience, j'ai tout enduré”, déclare l'un des irréductibles de Gaza. “La récompense pour ma détermination sera-t-elle de me faire tuer ou humilier devant ma famille ?”.
Il refuse cette option et se résout à partir pour l'Égypte, le pays le plus proche de Gaza. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui la “fuite volontaire”, mais il n'y a rien de volontaire là-dedans, quand rester signifie mourir ou être humilié en permanence. Le départ pour l'Égypte a toujours été une option avant la guerre, mais il l'a refusée.
Les combats se poursuivent à l'approche de la nouvelle année, et rien n'indique que les choses puissent changer de sitôt. La mort est la chose la plus courante ici, plus courante que les fêtes de fin d'année ou l'anniversaire de mon fils. Mais il semble qu'avant son premier anniversaire, il sera déjà un réfugié dans une quelconque partie du monde.
Mais aujourd’hui, les habitants de Rafah craignent que ce qui s'est produit dans d'autres parties de Gaza ne se produise ici aussi. Qu'est-ce qui va empêcher Israël d'envahir Rafah et d'ordonner à ses habitants de se rendre en Égypte ? Pour Israël, il s'agit d'une occasion historique de réaliser la deuxième Nakba.
Malgré cela, la résistance dans le nord de Gaza et à Khan Younis continue de se battre et l'armée israélienne subit de lourdes pertes. Ces pertes indiquent qu'Israël n'a pas été en mesure de détruire la résistance de Gaza ou d'éliminer le Hamas, comme il le prétend. À l'heure où j'écris ces lignes, et au cours des deux derniers mois, Israël n'a pas été en mesure d'atteindre ne serait-ce qu'un seul des objectifs qu'il avait publiquement fixés au début de la guerre. Israël affirme avoir pris le contrôle du nord, totalement rasé, y compris la ville de Gaza, Beit Lahia, Beit Hanoun, Jabaliya et le camp de réfugiés de Jabaliya. Pratiquement aucune maison ni aucun bâtiment n'est resté debout, et les forces israéliennes y opèrent depuis des mois, y compris les forces terrestres. Pourtant, c'est précisément à partir de ces zones que de nouveaux déluges de roquettes continuent d'être lancés sur Israël.
C'est pourquoi les habitants de Rafah sont convaincus qu'Israël va se tourner vers des cibles plus faciles. L'extension de l'offensive terrestre à Khan Younis et au sud de Gaza, où Israël a commis des massacres terrifiants, est perçue comme un indicateur de ce qui est à venir. En fait, le sentiment qui prévaut à Rafah est que, puisqu'Israël n'a pas été en mesure de réaliser d’avancée militaire significative pour gagner du terrain sur la résistance, il va déverser sa frustration sur les habitants de Rafah.
Et il vengera son orgueil blessé par des tueries aveugles, des massacres et le nettoyage ethnique de la population de Gaza dans le Sinaï.