đâđš Le procĂšs de Julian Assange
La CIA est le moteur de l'extradition, et veut faire payer cher ses révélations à Julian. Schulte, qui a divulgué Vault 7, a été condamné à 40 ans de prison. Julian, s'il est extradé, est le suivant.
đâđš Le procĂšs de Julian Assange
Par Chris Hedges, Londres, le 21 février 2024
Les avocats de l'Ă©diteur de WikiLeaks - dans une derniĂšre tentative mardi pour empĂȘcher son extradition - se sont courageusement battus pour ouvrir des brĂšches dans le dossier de l'accusation afin d'obtenir un appel.
Dans l'aprĂšs-midi de mardi, la liaison vidĂ©o, qui aurait permis Ă Julian Assange de suivre son dernier appel au Royaume-Uni pour empĂȘcher son extradition, a Ă©tĂ© dĂ©sactivĂ©e. Selon ses avocats, Julian Ă©tait trop affaibli pour assister Ă l'audience, mĂȘme pour suivre les dĂ©bats par liaison vidĂ©o, mĂȘme s'il se peut qu'il n'ait plus envie d'assister Ă un nouveau lynchage judiciaire.
L'Ă©cran rectangulaire, coincĂ© sous les barres noires de fer forgĂ© autour du balcon dans lâangle supĂ©rieur gauche de la salle d'audience oĂč Julian aurait Ă©tĂ© mis en cage en tant qu'accusĂ©, Ă©tait peut-ĂȘtre une mĂ©taphore de la vacuitĂ© de cette pantomime judiciaire longue et alambiquĂ©e.
Les rĂšgles de procĂ©dure obscures - les avocats dans leurs perruques et robes blondes bouclĂ©es, la figure spectrale des deux juges regardant la cour depuis leur estrade surĂ©levĂ©e dans leurs perruques grises et leurs cols blancs fourchus, les murs en lambris de noyer patinĂ©, les rangĂ©es de fenĂȘtres en ogive, les Ă©tagĂšres de part et d'autre pleines Ă craquer dâouvrages de droit en bruns, verts, rouges, pourpres, cramoisis, noirs et bleus... Les avocats de la dĂ©fense, Edward Fitzgerald KC et Mark Summers KC, s'adressant aux deux juges, Dame Victoria Sharp et le juge Johnson, donnant du âyour ladyâ et âmy lordâ, Ă©taient autant d'accessoires victoriens poussiĂ©reux utilisĂ©s dans le cadre d'un procĂšs spectacle anglo-amĂ©ricain moderne.
[Lire aussi : Cette juge nommée par les conservateurs qui tient la vie de Julian Assange entre ses mains].
C'Ă©tait le signe avant-coureur d'un systĂšme judiciaire dĂ©crĂ©pit qui, asservi au pouvoir de l'Ătat et des entreprises, est conçu pour nous priver de nos droits par dĂ©cision judiciaire.
La dĂ©sintĂ©gration physique et psychologique de Julian, enfermĂ© pendant sept ans dans l'ambassade d'Ăquateur Ă Londres et dĂ©tenu pendant prĂšs de cinq ans dans la prison de haute sĂ©curitĂ© de Belmarsh, a toujours Ă©tĂ© l'objectif, ce que Nils Melzer, ancien rapporteur spĂ©cial des Nations unies sur la torture, appelle sa âlente mise Ă mortâ.
Les dirigeants politiques et leurs antennes dans les mĂ©dias s'empressent de dĂ©noncer le traitement infligĂ© Ă Alexei Navalny, mais ne disent pas grand-chose lorsque nous faisons de mĂȘme avec Julian.
La farce juridique se poursuit comme l'interminable affaire Jarndyce et Jarndyce dans le roman La Maison d'Ăpre-Vent de Charles Dickens. Elle se poursuivra probablement pendant quelques mois encore - il ne faut pas s'attendre Ă ce que l'administration Biden ajoute l'extradition de Julian Ă tous ses autres dĂ©boires politiques. Il faudra peut-ĂȘtre des mois pour rendre une dĂ©cision ou faire droit Ă une ou deux demandes d'appel, alors que Julian continue de dĂ©pĂ©rir dans la prison de Belmarsh.
La bataille juridique de Julian, qui dure depuis prÚs de 15 ans, a commencé en 2010 lorsque WikiLeaks a publié des dossiers militaires classifiés concernant les guerres en Irak et en Afghanistan, notamment des images montrant un hélicoptÚre américain abattant des civils, dont deux journalistes de l'agence Reuters à Bagdad.
Il s'est rĂ©fugiĂ© Ă l'ambassade de l'Ăquateur Ă Londres, avant d'ĂȘtre arrĂȘtĂ© par la police mĂ©tropolitaine en 2019, autorisĂ©e par l'ambassade de l'Ăquateur Ă entrer et Ă le sĂ©questrer. Il est dĂ©tenu depuis prĂšs de cinq ans Ă la prison royale de Belmarsh.
Julian n'a pas commis de crime. Il n'a pas jouĂ© le rĂŽle dâespion. Il n'a pas volĂ© de documents classifiĂ©s. Il a fait ce que nous faisons tous, mais d'une maniĂšre bien plus consĂ©quente. Il a publiĂ© un grand nombre de documents qui lui ont Ă©tĂ© transmis par Chelsea Manning qui dĂ©noncent les crimes de guerre, les mensonges, la corruption, la torture et les assassinats perpĂ©trĂ©s par les Ătats-Unis. Il a levĂ© le voile sur la machinerie meurtriĂšre de l'empire amĂ©ricain.
Cette audience de deux jours est la derniĂšre chance pour Julian de faire appel de la dĂ©cision d'extradition prise en 2022 par Priti Patel, alors ministre britannique de l'intĂ©rieur. Mercredi, l'accusation a prĂ©sentĂ© ses arguments. Si l'appel lui est refusĂ©, il peut demander Ă la Cour europĂ©enne des droits de l'homme (CEDH) un sursis d'exĂ©cution en vertu de l'article 39, qui n'est accordĂ© que dans des âcirconstances exceptionnellesâ et "seulement lorsqu'il existe un risque imminent de prĂ©judice irrĂ©parable".
Mais le tribunal britannique peut ordonner l'extradition immédiate de Julian avant l'instruction au titre de l'article 39 ou décider d'ignorer une demande de la Cour européenne des droits de l'homme pour permettre à Julian de faire entendre sa cause devant la Cour.
En janvier 2021, la juge de district Vanessa Baraitser, de la Westminster Magistrates' Court, a refusĂ© d'autoriser la demande d'extradition. Dans sa dĂ©cision de 132 pages, elle a estimĂ© qu'il existait un ârisque substantielâ que Julian se suicide, en raison de la rigueur des conditions qu'il endurerait dans le systĂšme pĂ©nitentiaire amĂ©ricain.
Dans le mĂȘme temps, elle a reconnu que toutes les accusations portĂ©es par les Ătats-Unis Ă l'encontre de Julian avaient Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es de bonne foi. Elle a rejetĂ© les arguments selon lesquels l'affaire Ă©tait motivĂ©e par des considĂ©rations politiques, qu'il ne bĂ©nĂ©ficierait pas d'un procĂšs Ă©quitable aux Ătats-Unis et que les poursuites engagĂ©es contre lui constituaient une atteinte Ă la libertĂ© de la presse.
L'appel des Ătats-Unis qui offre des âgarantiesâ
La dĂ©cision de Baraitser a Ă©tĂ© annulĂ©e aprĂšs que le gouvernement amĂ©ricain a fait appel auprĂšs de la High Court de Londres. Bien que la High Court ait acceptĂ© les conclusions de Baraitser concernant le ârisque substantielâ de suicide de Julian s'il Ă©tait soumis Ă certaines conditions dans une prison amĂ©ricaine, elle a Ă©galement acceptĂ© quatre garanties contenues dans la note diplomatique amĂ©ricaine n° 74, remise Ă la Cour en fĂ©vrier 2021, qui promettaient que Julian serait bien traitĂ©.
Les âgarantiesâ stipulent que Julian ne fera pas l'objet de mesures administratives spĂ©ciales. Elles promettent que Julian, citoyen australien, pourra purger sa peine en Australie si le gouvernement australien demande son extradition.
Elles promettent qu'il recevra des soins cliniques et psychologiques adéquats. Ils promettent que, avant et aprÚs le procÚs, Julian ne sera pas détenu au Centre de détention administrative maximale de Florence, au Colorado.
La défense doit convaincre les deux juges que le juge de district a commis de graves erreurs juridiques pour que l'appel soit accordé.
Elle a fait valoir que l'espionnage est, en droit, un dĂ©lit politique et que le traitĂ© d'extradition avec les Ătats-Unis interdit l'extradition pour des dĂ©lits politiques. Ils ont mis l'accent sur les nombreuses lois britanniques, le droit coutumier et le droit international qui dĂ©finissent l'espionnage comme un âpur dĂ©lit politiqueâ parce qu'il est menĂ© contre l'appareil d'Ătat.
Pour cette raison, les personnes accusĂ©es d'espionnage devraient ĂȘtre protĂ©gĂ©es de l'extradition.
Les avocats ont passĂ© beaucoup de temps Ă statuer sur le cas de Chelsea Manning pour justifier sa fuite de documents exposant des crimes de guerre comme Ă©tant dans l'intĂ©rĂȘt public, puis Ă soutenir que s'il Ă©tait justifiĂ© qu'elle divulgue les documents, il est justifiĂ© que Julian les publie.
Au fil de la journĂ©e, il est apparu clairement que les deux juges ne connaissaient pas bien l'affaire, demandant constamment des explications et se disant surpris que des hauts fonctionnaires amĂ©ricains, comme Mike Pompeo lorsqu'il Ă©tait Ă la tĂȘte de la C.I.A., aient dĂ©clarĂ© que Julian ne serait pas protĂ©gĂ© par le Premier Amendement dans un tribunal amĂ©ricain parce qu'il n'Ă©tait pas un citoyen.
Les avocats de Julian ont évoqué des affaires d'espionnage passées, comme celle de l'agent du MI5 David Shayler, poursuivi en vertu de la loi de 1989 sur les secrets officiels pour avoir transmis des documents secrets au Mail on Sunday en 1997 - qui comprenaient les noms d'agents.
Il a Ă©galement rĂ©vĂ©lĂ© que le MI5 (le service de renseignement intĂ©rieur britannique) conservait des dossiers sur des personnalitĂ©s politiques de premier plan, y compris des ministres travaillistes, et que le MI6 (le service de renseignement extĂ©rieur britannique) Ă©tait impliquĂ© dans un complot visant Ă assassiner le dirigeant libyen, le colonel Mouammar Kadhafi. La demande d'extradition britannique a Ă©tĂ© rejetĂ©e par la Cour d'appel française au motif qu'il s'agissait d'un âdĂ©lit politiqueâ.
Les 18 chefs d'accusation dĂ©posĂ©s contre Julian allĂšguent que son but Ă©tait âque les informations ainsi obtenues puissent ĂȘtre utilisĂ©es pour nuire aux Ătats-Unis et avantager une nation Ă©trangĂšreâ.
L'audience a Ă©tĂ©, aprĂšs celles de 2020 centrĂ©es sur la santĂ© mentale et psychologique de Julian, vraiment novatrice dans la mesure oĂč elle a abordĂ© les crimes commis par les Etats-Unis et l'importance de les rendre publics.
Les deux juges ont rarement interrompu l'audience, contrairement Ă d'autres procĂ©dures judiciaires pour Julian auxquelles j'ai assistĂ©, oĂč le juge a souvent coupĂ© court Ă la dĂ©fense de maniĂšre arrogante. Peut-ĂȘtre le reflet du large soutien de l'opinion publique, y compris des principaux mĂ©dias, qui se sont ralliĂ©s tardivement Ă Julian.
Des centaines de personnes se sont pressées à l'entrée de la Royal Courts of Justice, un vaste bùtiment victorien de pierre gothique orné de statues de Jésus, Moïse, Salomon et Alfred le Grand, les célÚbres symboles de la tradition juridique anglaise, pour réclamer la liberté de Julian.
La sĂ©ance de l'aprĂšs-midi a Ă©tĂ© diffĂ©rente. Ă une demi-douzaine de reprises, les juges ont interrompu la dĂ©fense pour demander en quoi les fuites, parce qu'elles n'Ă©taient pas entiĂšrement expurgĂ©es, avaient mis des vies en danger, bien que les Ătats-Unis n'aient jamais Ă©tĂ© en mesure de fournir la preuve que quelqu'un avait perdu la vie Ă cause de ces fuites.
Ce bobard a longtemps été la croix sur laquelle les responsables américains ont cherché à crucifier Julian. Les deux juges - à se demander s'ils ont reçu des instructions pendant la pause déjeuner - ont lancé ces accusations aux avocats de la défense jusqu'à ce que nous levions la séance.
âCes divulgations aveugles ont Ă©tĂ© condamnĂ©es par le Guardian et le New York Timesâ, a admonestĂ© le juge Sharp Ă l'intention de l'Ă©quipe de la dĂ©fense. âElles auraient pu ĂȘtre faites diffĂ©remment.â
Cette référence était d'autant plus flagrante que les documents non expurgés ont été rendus publics non pas par WikiLeaks ou Julian, mais par le site web Cryptome, aprÚs que des journalistes du Guardian eurent imprimé le mot de passe des documents non expurgés dans leur livre.
La demande d'extradition suite Ă la publication de Vault 7
Les Ătats-Unis demandent officiellement l'extradition de Julian, qui risque jusqu'Ă 175 ans de prison, pour la publication en 2010 des journaux de guerre d'Irak et d'Afghanistan et des cĂąbles diplomatiques amĂ©ricains.
Mais les Ătats-Unis n'ont demandĂ© son extradition qu'aprĂšs la publication, en mars 2017, des fichiers connus sous le nom de Vault 7, qui dĂ©crivent comment la C.I.A. pouvait pirater les smartphones Apple et Android et transformer les tĂ©lĂ©viseurs connectĂ©s Ă Internet - mĂȘme lorsqu'ils Ă©taient Ă©teints - en dispositifs d'Ă©coute.
Joshua Schulte, ancien employé de la CIA, a été reconnu coupable l'année derniÚre de quatre chefs d'accusation pour espionnage et piratage informatique et d'un chef d'accusation pour avoir menti à des agents du FBI aprÚs avoir transmis des documents classifiés à WikiLeaks. Il a été condamné à une peine de 40 ans de prison en février.
AprĂšs la publication de Vault 7, Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, a qualifiĂ© WikiLeaks de âservice de renseignement hostile non Ă©tatiqueâ.
Le procureur général de l'époque, Jeff Sessions, a déclaré que l'arrestation de Julian était une priorité. En août, le Sénat américain a adopté un projet de loi de 78 pages sur le financement du renseignement, qui comprend une phrase déclarant que
âle CongrĂšs estime que WikiLeaks et ses dirigeants semble ĂȘtre un service de renseignement hostile non Ă©tatique souvent encouragĂ© par des acteurs Ă©tatiques et que les Ătats-Unis devraient les traiter comme tel.â
En mai 2019, l'administration Trump a accusĂ© Julian de violation de l'Espionage Act et a demandĂ© au Royaume-Uni de l'extrader pour qu'il soit jugĂ© aux Ătats-Unis. L'ancien prĂ©sident Donald Trump a qualifiĂ© les allĂ©gations contre Julian de trahison et a rĂ©clamĂ© âla peine de mort ou quelque chose d'approchant.â D'autres hommes politiques, dont l'ancien candidat rĂ©publicain Ă la prĂ©sidence Mike Huckabee, ont Ă©galement demandĂ© l'exĂ©cution de Julian.
[Lire aussi : Les "complots dâassassinat" contre Assange]
Si Julian est extradé et inculpé pour la divulgation des documents de Vault 7, a déclaré M. Fitzgerald au tribunal,
âdes charges supplĂ©mentaires pourraient ĂȘtre retenues contre lui, qui justifieraient la peine de mort pour avoir aidĂ© et encouragĂ© l'ennemiâ.
Les Ătats-Unis, a-t-il ajoutĂ©, en particulier si M. Trump est rĂ©Ă©lu Ă la prĂ©sidence, pourraient facilement âreformuler ces accusations en une infraction passible de la peine capitaleâ.
M. Summers a Ă©voquĂ© la sollicitation par M. Trump d'âoptions dĂ©taillĂ©esâ sur la maniĂšre d'assassiner Julian lorsqu'il se trouvait Ă l'ambassade d'Ăquateur.
âDes croquis ont mĂȘme Ă©tĂ© dessinĂ©sâ, a-t-il dĂ©clarĂ©, ajoutant que âle complot s'est effondrĂ© lorsque les autoritĂ©s britanniques ont reculĂ©, notamment Ă cause d'une Ă©ventuelle fusillade dans les rues de Londres.â
âLes preuves dĂ©montrent que les Ătats-Unis sont prĂȘts Ă tout, y compris Ă abuser de leur propre systĂšme de justice pĂ©nale, pour maintenir l'impunitĂ© des responsables amĂ©ricains concernant les actes de torture et les crimes de guerre commis dans le cadre de leur tristement cĂ©lĂšbre âguerre contre le terrorismeâ, et pour supprimer les acteurs et les tribunaux dĂ©sireux et prĂȘts Ă tenter de demander des comptes pour ces crimesâ, a-t-il ajoutĂ©.
Les avocats avaient raison. La C.I.A. est le moteur de l'extradition. La fuite a été particuliÚrement embarrassante et trÚs préjudiciable à la C.I.A.. La C.I.A. a l'intention de faire payer cher ses révélations à Julian. Schulte, qui a divulgué Vault 7, a été condamné à une peine de 40 ans de prison. Julian, s'il est extradé, sera le suivant.
* Chris Hedges est un journaliste laurĂ©at du prix Pulitzer qui a Ă©tĂ© correspondant Ă l'Ă©tranger pendant 15 ans pour le New York Times, oĂč il a Ă©tĂ© chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillĂ© Ă l'Ă©tranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'Ă©mission "The Chris Hedges Report".
https://consortiumnews.com/2024/02/21/chris-hedges-julian-assanges-day-in-court/