đâđš Le rapport dâun think tank nĂ©oconservateur sur la Russie, ou la dĂ©finition de la folie
L'auteur brosse un tableau simpliste d'un monde oĂč l'Europe guerroie par procuration en Ukraine avec de l'argent qu'elle n'a pas, sans se soucier de la riposte russe qu'elle est incapable de prĂ©voir.
đâđš Le rapport dâun think tank nĂ©oconservateur sur la Russie, ou la dĂ©finition de la folie
Par Ian Proud, le 18 juin 2025
Continuons à faire ce que nous faisons depuis dix ans en espérant un résultat différent.
Apparemment, rien ne prouve qu'Albert Einstein ait jamais dit que âla dĂ©finition de la folie, c'est de faire toujours la mĂȘme chose et de s'attendre Ă un rĂ©sultat diffĂ©rentâ. Et pourtant, cet aphorisme sonne juste chaque fois qu'un think tank nĂ©oconservateur publie un nouveau rapport contenant des prescriptions sur la maniĂšre d'engager le dialogue avec la Russie.
Telle a été ma réaction lorsque j'ai récemment lu Russian Reality Check: how to destabilise the Kremlin, publié en avril par la Henry Jackson Society, basée au Royaume-Uni.
Ce document n'apporte aucune idĂ©e nouvelle et toutes ses suggestions ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© mises en Ćuvre par le passĂ©.
Plus précisément, il propose que l'Europe redouble d'efforts pour accroßtre les pressions économiques sur la Russie, attiser la dissidence interne et favoriser un changement de régime, intensifier la guerre cybernétique et secrÚte à l'intérieur de la Russie, rallier les voisins de la Russie et, d'une maniÚre ou d'une autre, convaincre les pays émergents que cette approche sera à leur avantage.
Ces prescriptions s'inscrivent dans un contexte de désengagement américain de la guerre en Ukraine sous Trump.
Mais avant d'aller plus loin, il faut souligner que le soutien rĂ©duit des Ătats-Unis Ă l'Ukraine a dĂ©jĂ façonnĂ© une nouvelle rĂ©alitĂ© : moins de fonds, moins d'armes, une rĂ©duction des capacitĂ©s cybernĂ©tiques et des moyens militaires, ainsi qu'une perte de crĂ©dibilitĂ© sur la scĂšne internationale, les Ătats-Unis votant de plus en plus avec la Russie, ou du moins pas contre elle, aux Nations unies. Tous ces facteurs impliquent que l'Europe doit dĂ©penser plus et Ćuvrer davantage, ne serait-ce que pour maintenir sa position actuelle face Ă une guerre en Ukraine que la Russie est en train de gagner sur le terrain.
La vraie question est donc la suivante : aprĂšs avoir dĂ©ployĂ© des efforts considĂ©rables dans les cinq domaines de la stratĂ©gie d'endiguement de la Russie depuis 2014, qu'est-ce qui pousse les auteurs Ă croire que cela fonctionnera aujourd'hui sans l'aide des Ătats-Unis ?
Quelles sont les implications d'une âpolitique inchangĂ©eâ pour la santĂ© Ă©conomique de l'Europe Ă un moment oĂč le continent se dĂ©sindustrialise en raison du coĂ»t Ă©levĂ© de l'Ă©nergie qui lui est imposĂ© ?
Et qu'est-ce que cela signifie pour les mouvements politiques européens alors que l'on assiste à une accélération du glissement vers la gauche et vers la droite, les citoyens craignant les tendances de plus en plus bellicistes et antidémocratiques des élites ?
Le rapport ne tient aucun compte de ces risques et tendances politiques plus larges. Comme beaucoup de rapports de think tanks, il prĂ©sente des projets ambitieux sans se soucier de leur coĂ»t, de leur viabilitĂ© politique ou, surtout, de la maniĂšre dont la Russie y rĂ©pondra. Nous sommes invitĂ©s Ă tabler sur une rĂ©ponse arithmĂ©tique de Moscou, oĂč la somme des contributions occidentales l'emporterait largement sur la dĂ©termination de la Russie et sa volontĂ© politique de rĂ©sister, au point que le systĂšme politique russe finirait par s'effondrer.
Ce calcul s'est révélé inexact à tous égards depuis le début du conflit ukrainien fin 2013.
Pour résumer briÚvement les cinq axes du rapport, le premier concerne la guerre économique et les moyens de réduire les ressources du Kremlin.
Depuis 2014, les puissances occidentales ont imposĂ© des sanctions sans prĂ©cĂ©dent Ă la Russie. Ces sanctions ont modifiĂ© la structure du systĂšme Ă©conomique russe, qui s'est indĂ©niablement orientĂ© vers un Ă©tat d'urgence et une concentration de la production dans des entitĂ©s gĂ©rĂ©es par l'Ătat. Cette Ă©volution a entraĂźnĂ© la disparition du secteur des PME. Pourtant, l'Ă©conomie russe continue de se dĂ©velopper, malgrĂ© les dĂ©fis posĂ©s par l'inflation et les taux d'intĂ©rĂȘt Ă©levĂ©s.
Et les tactiques Ă©conomiques mises en Ćuvre par l'Europe, notamment en matiĂšre d'approvisionnement Ă©nergĂ©tique, ont entraĂźnĂ© une flambĂ©e des prix, une stagnation Ă©conomique et une dĂ©sindustrialisation en Europe.
Le rapport n'aborde pas les risques Ă©conomiques pour l'Europe elle-mĂȘme, sans prĂ©senter la moindre donnĂ©e Ă©conomique.
Il invite plutÎt les lecteurs à croire qu'aprÚs onze ans de pressions ayant affaibli les économies européennes, de nouvelles pressions suffiront à faire changer d'avis Poutine.
Les sanctions imposĂ©es Ă la soi-disant flotte fantĂŽme russe n'ont pas eu d'impact significatif sur les recettes d'exportation de la Russie, et lâauteur ne fournit aucune information sur la façon dont des mesures supplĂ©mentaires pourraient y parvenir aujourd'hui. Les sanctions secondaires, c'est-Ă -dire l'imposition de droits de douane colossaux aux pays qui commercent avec la Russie (Ă l'instar du projet de loi amĂ©ricain actuellement pilotĂ© par le sĂ©nateur Lindsey Graham), ne semblent pas plus susceptibles de fonctionner que les droits de douane imposĂ©s par Trump jusqu'Ă prĂ©sent, c'est-Ă -dire pas du tout.
Certaines des mesures Ă©conomiques proposĂ©es sont fondamentalement erronĂ©es. Les auteurs suggĂšrent qu'âencourager la fuite des capitaux russes aggraverait encore l'instabilitĂ© Ă©conomiqueâ en offrant des incitations Ă la dĂ©localisation aux Ă©lites Ă©conomiques. Pourtant, de nombreux Russes fortunĂ©s rĂ©sidant aujourd'hui en Europe ont vu leurs avoirs gelĂ©s, mĂȘme s'ils se sont prononcĂ©s contre la guerre. Tout homme d'affaires ayant dĂ©cidĂ© de rester en Russie sera sans aucun doute visĂ© par la lĂ©gislation britannique sur les sanctions, pour avoir tirĂ© profit de l'Ă©conomie de guerre de Poutine. En effet, ils seraient plus exposĂ©s que les hommes d'affaires russes dĂ©jĂ rĂ©sidant en Europe lorsque la guerre a Ă©clatĂ©, qui ont eux-mĂȘmes Ă©tĂ© sanctionnĂ©s. Combien de Russes fortunĂ©s feront rĂ©ellement confiance au Royaume-Uni et Ă l'UE pour transfĂ©rer leurs avoirs sur la base d'une vague et vaine promesse que cela pourrait affaiblir Poutine ? Je dirais aucun.
Un élément clé des pressions économiques repose sur la détermination absolue à confisquer les 300 milliards de dollars actuellement gelés dans les réserves russes, principalement détenus en Belgique. On peut craindre que si la Russie fait des concessions dans les négociations de paix, la pression pour que ces actifs soient restitués s'intensifie.
âMais si, lors des nĂ©gociations, la Russie acceptait de faire des concessions pour rĂ©cupĂ©rer ses actifs, les Ătats europĂ©ens se retrouveraient alors seuls Ă payer la facture de la reconstruction de l'Ukraineâ.
En d'autres termes, un accord de paix entre la Russie et l'Ukraine serait coûteux, car il ferait peser la responsabilité des coûts de reconstruction sur l'Europe.
Ce qui, plutĂŽt que de mettre fin Ă la guerre et d'en payer le prix, revient Ă s'emparer dĂšs maintenant des avoirs russes, mĂȘme si cela incite la Russie Ă poursuivre le combat au dĂ©triment de l'Ukraine et Ă un coĂ»t bien plus Ă©levĂ© Ă long terme pour l'Europe. Et ce, malgrĂ© les ravages inimaginables pour la crĂ©dibilitĂ© du systĂšme financier europĂ©en.
Le rapport reconnaĂźt que si les Ătats-Unis allĂšgent les sanctions contre la Russie, l'Europe constatera une diminution de l'efficacitĂ© de ses sanctions. Il plaide nĂ©anmoins pour le maintien des sanctions, sans se demander si les mesures actuelles sont rĂ©ellement efficaces.
Reconnaissant le risque que des pays comme la Hongrie et la Slovaquie rompent à un moment donné le consensus sur les sanctions et fassent s'écrouler le chùteau de cartes, le rapport affirme que
âl'UE doit modifier ses modalitĂ©s de vote afin que les politiciens pro-russes en Hongrie et en Slovaquie ne puissent pas bloquer les dĂ©cisions de l'UEâ.
Rien n'illustre mieux les efforts de l'Europe pour promouvoir la démocratie en Russie que le fait de rendre les processus décisionnels moins démocratiques en Europe.
Dans les quatre autres volets, le rapport appelle à soutenir l'opposition russe et à attiser la dissidence interne. L'auteur préconise ici d'accroßtre le financement des médias et des groupes d'opposition qui offrent une voix alternative aux électeurs russes.
Or, depuis plus de dix ans, nous finançons sans succĂšs des ONG et des mĂ©dias alternatifs en Russie. Et compte tenu de la rĂ©duction considĂ©rable du financement de l'USAID aux ONG Ă©trangĂšres dĂ©terminĂ©es Ă renverser des rĂ©gimes Ă travers le monde, comment les gouvernements europĂ©ens pourraient-ils combler ce dĂ©ficit, ne serait-ce que pour permettre Ă ce type dâactivitĂ© de se poursuivre au rythme actuel ?
L'auteur plaide notamment en faveur de la crĂ©ation d'une âopposition dâexilâ. Reconnaissant que
âl'opposition en exil manque de lĂ©gitimitĂ© en Russieâ, il affirme que âl'Ă©lection d'un conseil en exil par la diaspora russe confĂ©rerait une lĂ©gitimitĂ© Ă ces groupesâ.
Cependant, il n'explique pas d'oĂč proviendrait la lĂ©gitimitĂ© d'un tel gouvernement d'exil. On pourrait avancer que celle-ci pourrait davantage Ă©maner du cĆur et de l'esprit des mondialistes occidentaux que de la population russe.
Des opérations secrÚtes et cybernétiques sont nécessaires pour mener la lutte contre la Russie. Pourtant, le rapport n'admet pas que ce type d'activité constitue déjà une part importante des actions menées par les gouvernements occidentaux contre la Russie, par l'intermédiaire d'organisations telles que le GCHQ britannique, la NSA américaine et d'autres.
Le rapport, publié avant l'attaque ukrainienne contre des bombardiers stratégiques russes à l'aide de drones en réseau, est particuliÚrement inquiétant. Il préconise en effet que les gouvernements européens financent et soutiennent activement les opérations de sabotage menées par l'Ukraine à l'intérieur de la Russie.
âAu cours de l'annĂ©e Ă©coulĂ©e, des incendies mystĂ©rieux, des dĂ©raillements de trains et des accidents industriels inexpliquĂ©s ont de plus en plus souvent touchĂ© les chaĂźnes d'approvisionnement, les usines d'armement et les dĂ©pĂŽts de carburant russes. Bon nombre de ces incidents ont Ă©tĂ© attribuĂ©s Ă des partisans ukrainiens â comme Atesh dans les zones occupĂ©es par la Russie en Ukraine â et Ă des insurgĂ©s anti-Kremlin. Mais leur impact pourrait ĂȘtre considĂ©rablement amplifiĂ© par le soutien direct des services du renseignement, le financement et l'aide logistique de l'Europeâ.
Ce qui signifie que la Grande-Bretagne et l'Europe devraient, en vertu d'une politique officielle, financer et aider à orchestrer de nouveaux actes de sabotage à l'intérieur de la Russie. Aucune réflexion n'est menée sur la maniÚre dont la Russie pourrait réagir de maniÚre asymétrique en apprenant que les gouvernements occidentaux financent des actes de sabotage et de terrorisme sur son territoire. Mais pour avoir travaillé à l'ambassade britannique à Moscou lors de l'attaque à l'agent neurotoxique de Salisbury en 2018, j'ai tendance à croire que la Russie financerait et soutiendrait des activités similaires dans nos pays.
Les deux autres volets, qui consistent à encourager les voisins de la Russie à mettre davantage la pression et à tenter d'isoler la Russie sur la scÚne internationale, sont tous deux des éléments centraux, du moins de la stratégie britannique, depuis 2014. Personne ne se demande comment cela pourrait fonctionner aujourd'hui, dans un contexte de croissance rapide du groupe des pays en développement des BRICS+.
La Henry Jackson Society est un think tank néoconservateur étroitement lié au Parti conservateur britannique. Boris Johnson a rédigé la préface de son manifeste de 2019, qui expose sa vision d'une Grande-Bretagne mondialisée. Et on peut reconnaßtre la patte de Johnson dans les prescriptions absurdes de ce dernier rapport sur la Russie.
Bien sĂ»r, quand on a lu un rapport d'un think tank nĂ©oconservateur sur la Russie, on les a tous lus. Ce rapport aurait tout aussi bien pu ĂȘtre rĂ©digĂ© par l'Atlantic Council ou l'Institute for the Study of War. L'auteur brosse un tableau simpliste d'un monde oĂč l'Europe mĂšne une guerre par procuration en Ukraine avec de l'argent qu'elle n'a pas, sans se soucier de la rĂ©ponse russe qu'elle est incapable de prĂ©voir. Tout en prĂ©tendant rĂ©duire la menace russe pour l'Europe, il cherche Ă s'aliĂ©ner la Russie Ă un point tel qu'il en devient prophĂ©tique. Et j'ai bien peur que cela relĂšve de la folie.
Traduit par Spirit of Free Speech