đâđš Le rĂšgne du dollar touche-t-il Ă sa fin ?
La rĂ©alitĂ© doit ĂȘtre combattue pour un aboutissement, qu'il s'agisse de nouvelles orientations politique en Inde & en Afrique du Sud ou de nouveau schĂ©ma financier sortant du Dollar-Wall Street.
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Par Vijay Prashad*, le 21 juin 2024
Bien que le rĂ©gime Dollar-Wall Street reste considĂ©rablement puissant, la dĂ©dollarisation et l'Ă©ventualitĂ© d'une rĂ©orientation de l'ordre mondial sont motivĂ©es par la fragilitĂ© Ă©conomique des Ătats-Unis, le recours agressif des Ătats-Unis et de leurs alliĂ©s du Nord aux sanctions illĂ©gales et la puissance politique et Ă©conomique croissante du Sud par le biais de plateformes telles que celle des BRICS.
Au dĂ©but du mois de juin, une rumeur a commencĂ© Ă circuler - largement relayĂ©e par la presse indienne - selon laquelle le gouvernement d'Arabie saoudite avait laissĂ© expirer son accord sur le pĂ©trodollar avec les Ătats-Unis. Cet accord, conclu en 1974, est relativement clair et rĂ©pond Ă divers besoins du gouvernement amĂ©ricain : les Ătats-Unis achĂštent du pĂ©trole Ă l'Arabie saoudite, et l'Arabie saoudite utilise cet argent pour acheter des Ă©quipements militaires aux fabricants d'armes amĂ©ricains tout en dĂ©posant les revenus des ventes de pĂ©trole dans des bons du TrĂ©sor amĂ©ricain et dans le systĂšme de financement occidental. Cet arrangement, qui consiste Ă recycler les profits pĂ©troliers dans l'Ă©conomie amĂ©ricaine et le monde bancaire occidental, est connu sous le nom de systĂšme du pĂ©trodollar.
Cet accord non exclusif entre les deux pays n'a jamais imposĂ© aux Saoudiens de limiter leurs ventes de pĂ©trole en dollars ou de rĂ©investir leurs bĂ©nĂ©fices pĂ©troliers exclusivement dans les bons du TrĂ©sor amĂ©ricain (dont ils dĂ©tiennent la somme considĂ©rable de 135,9 milliards de dollars) et dans les banques occidentales. En effet, les Saoudiens sont libres de vendre du pĂ©trole dans plusieurs devises, comme l'euro, et de participer Ă des rĂ©seaux de devises numĂ©riques tels que mBridge, une initiative expĂ©rimentale de la Banque des rĂšglements internationaux et des banques centrales de Chine, de ThaĂŻlande et des Ămirats arabes unis (EAU).
Néanmoins, la rumeur selon laquelle l'accord sur les pétrodollars, qui a duré des décennies, était arrivé à son terme, reflÚte la perspective largement partagée qu'un changement sismique du systÚme financier va renverser la domination du régime du dollar et de Wall Street. Ce n'était qu'une fake news, mais elle portait en elle la vérité sur les perspectives d'un monde post-dollar ou dédollarisé.
L'invitation faite Ă six pays de rejoindre le bloc des BRICS en aoĂ»t dernier est l'un des indices supplĂ©mentaires qu'un tel changement est en cours. Parmi ces pays figurent l'Iran, l'Arabie saoudite et les Ămirats arabes unis, bien que l'Arabie saoudite n'ait pas encore officialisĂ© son adhĂ©sion. Avec une composition Ă©largie, les BRICS incluraient les deux pays possĂ©dant les plus grandes et les deuxiĂšmes plus grandes rĂ©serves de gaz au monde (la Russie et l'Iran, respectivement) et les deux pays reprĂ©sentant prĂšs d'un quart de la production mondiale de pĂ©trole (la Russie et l'Arabie saoudite, tous les chiffres datant de 2022). Le rapprochement politique entre l'Iran et l'Arabie saoudite, nĂ©gociĂ© par PĂ©kin en mars 2023, ainsi que les signaux indiquant que les alliĂ©s amĂ©ricains que sont les Ămirats arabes unis et l'Arabie saoudite cherchent Ă diversifier leurs liens politiques, tĂ©moignent de la fin possible du systĂšme du pĂ©trodollar. Tel Ă©tait le sujet de la rumeur au dĂ©but du mois de juin.
Toutefois, rien ne doit faire oublier que le systĂšme dollar-Wall Street reste intact et trĂšs puissant. Les chiffres du Fonds monĂ©taire international montrent qu'au dernier trimestre 2023, le dollar amĂ©ricain reprĂ©sentait 58,41 % des rĂ©serves de devises allouĂ©es, soit bien plus que les rĂ©serves dĂ©tenues en euros (19,98 %), en yens (5,7 %), en livres sterling (4,8 %) et en renminbis chinois (moins de 3 %). ParallĂšlement, le dollar amĂ©ricain reste la principale monnaie de facturation dans le commerce mondial, avec 40 % des Ă©changes internationaux de biens facturĂ©s en dollars, alors que la part des Ătats-Unis dans le commerce mondial n'est que de 10 %. Si le dollar reste la monnaie de rĂ©fĂ©rence, il n'en est pas moins confrontĂ© Ă des dĂ©fis dans le monde entier, la part du dollar amĂ©ricain dans les rĂ©serves de devises allouĂ©es dĂ©croit doucement mais rĂ©guliĂšrement ces vingt derniĂšres annĂ©es.
Trois facteurs sont à l'origine de la dédollarisation :
la perte de potentiel et de dynamique de l'économie américaine, qui a commencé avec la troisiÚme grande dépression en 2008
le recours abusif aux sanctions illĂ©gales - notamment financiĂšres - par les Ătats-Unis et leurs alliĂ©s du Nord contre un quart des pays du monde
et la consolidation et le développement des relations entre les pays du Sud, notamment par le biais de plateformes telles que les BRICS.
En 2015, les BRICS ont créé la Nouvelle banque de dĂ©veloppement (NDB), Ă©galement connue sous le nom de Banque des BRICS, afin de naviguer dans un rĂ©gime post-Dollar-Wall Street et de favoriser le dĂ©veloppement plutĂŽt que l'austĂ©ritĂ©. La crĂ©ation de ces institutions des BRICS et l'utilisation accrue des monnaies locales pour payer les Ă©changes transfrontaliers ont suscitĂ© l'espoir d'une dĂ©dollarisation accĂ©lĂ©rĂ©e. Lors du sommet des BRICS de 2023 Ă Johannesburg, le prĂ©sident brĂ©silien Luiz InĂĄcio Lula da Silva a renouvelĂ© l'appel Ă accroĂźtre l'utilisation des monnaies locales et peut-ĂȘtre Ă crĂ©er un systĂšme monĂ©taire libellĂ© dans la devise des BRICS.
La dĂ©dollarisation a fait l'objet d'un dĂ©bat animĂ© parmi ceux qui ont travaillĂ© dans les institutions des BRICS et dans les grands pays intĂ©ressĂ©s par la dĂ©dollarisation, comme la Chine, sur sa nĂ©cessitĂ©, ses perspectives et les difficultĂ©s Ă trouver de nouveaux mĂ©canismes de maintien des rĂ©serves monĂ©taires et de facturation du commerce mondial. Le dernier numĂ©ro de la revue internationale Wenhua Zongheng (æćçș”æšȘ), une collaboration de Tricontinental : Institute for Social Research et Dongsheng, est consacrĂ© Ă cette rĂ©flexion. Dans son introduction de âLes BRICS et la dĂ©dollarisation : OpportunitĂ©s et dĂ©fisâ (volume 2, numĂ©ro 1, mai 2024), Paulo Nogueira Batista Jr, premier vice-prĂ©sident de la Banque nationale de dĂ©veloppement (2015-2017), rĂ©sume sa rĂ©flexion de fond sur la nĂ©cessitĂ© de s'Ă©carter du rĂ©gime dollar-Wall Street et les difficultĂ©s politiques et technologiques d'une telle transition. Les BRICS, affirme-t-il Ă juste titre, sont un groupe diversifiĂ© de pays aux prises avec des pouvoirs politiques trĂšs diffĂ©rents aux commandes des divers Ătats. Les programmes politiques de ses membres - en dĂ©pit de la tendance qui prĂ©vaut dans le Sud - sont particuliĂšrement hĂ©tĂ©rogĂšnes en matiĂšre de thĂ©orie Ă©conomique, de nombreux Ătats des BRICS restant attachĂ©s aux formules nĂ©olibĂ©rales, tandis que d'autres sont en quĂȘte de nouveaux modes de dĂ©veloppement. Un des principaux points soulevĂ©s par M. Nogueira concerne le recours par les Ătats-Unis "Ă tous les moyens disponibles pour lutter contre toute tentative visant Ă dĂ©trĂŽner le dollar de son statut de pilier du systĂšme monĂ©taire international". Ces moyens pourraient inclure des sanctions et des menaces diplomatiques, qui saperaient la confiance des gouvernements dont les engagements politiques sont plus modestes et peu soutenus par des courants populaires engagĂ©s en faveur d'un nouvel ordre mondial.
La dĂ©dollarisation a progressĂ© Ă un rythme particuliĂšrement lent jusqu'en 2022, lorsque les pays du Nord ont commencĂ© Ă confisquer les avoirs russes dĂ©tenus par le systĂšme financier dollar-Wall Street et que de nombreux pays se sont inquiĂ©tĂ©s de la sĂ©curitĂ© de leurs avoirs dans les banques d'AmĂ©rique du Nord et d'Europe. Bien que cette confiscation ne soit pas inĂ©dite (les Ătats-Unis ont procĂ©dĂ© ainsi pour Cuba et l'Afghanistan, par exemple), l'ampleur et la gravitĂ© de ces confiscations ont Ă©tĂ© perçues comme une mesure "destructrice de confiance", comme l'indique Nogueira.
L'introduction de Nogueira est suivie de trois articles de grands analystes chinois sur les tendances actuelles de l'ordre mondial. Dans âWhat Is Driving the BRICS' Debate on De-Dollarisationâ, le professeur Ding Yifan (senior fellow Ă l'Institut Taihe de PĂ©kin) dĂ©crit les raisons pour lesquelles de nombreux pays du Sud cherchent aujourd'hui Ă commercer en monnaies locales et Ă se dĂ©faire de leur dĂ©pendance Ă l'Ă©gard du rĂ©gime dollar-Wall Street. Il souligne deux facteurs mettant en doute la capacitĂ© du dollar Ă continuer Ă servir de monnaie d'ancrage : premiĂšrement, la faiblesse de l'Ă©conomie amĂ©ricaine due Ă sa dĂ©pendance vis-Ă -vis des dĂ©penses militaires plutĂŽt que des investissements productifs (les premiĂšres reprĂ©sentant 53,6 % du total des dĂ©penses militaires mondiales) et, deuxiĂšmement, les antĂ©cĂ©dents des Ătats-Unis concernant les ruptures de contrat. Ă la fin de son article, Ding rĂ©flĂ©chit Ă la possibilitĂ© pour les pays du Sud d'accepter le renminbi chinois (RMB) comme monnaie de rĂ©fĂ©rence, les capacitĂ©s de production de la Chine valorisant le RMB comme vecteur d'achat de produits chinois.
Pourtant, dans son essai intitulĂ© âChina's Foreign Exchange Reserves : Past and Present Security Challengesâ, le professeur Yu Yongding (membre de l'AcadĂ©mie chinoise des sciences sociales) se montre prudent quant aux chances de voir le RMB supplanter le dollar. Pour que le RMB devienne une monnaie de rĂ©serve internationale, affirme Yu,
âla Chine doit remplir une sĂ©rie de conditions prĂ©alables, notamment instaurer un marchĂ© des capitaux solide (en particulier un marchĂ© des obligations du TrĂ©sor profond et particuliĂšrement fluide), un rĂ©gime de taux de change flexible, des flux de capitaux transfrontaliers libres et des prĂȘts Ă long terme sur le marchĂ©â.
Cela signifierait pour la Chine devoir renoncer au contrĂŽle des capitaux et commencer Ă proposer des bons du TrĂ©sor en RMB aux acheteurs internationaux. L'internationalisation du RMB, affirme Yu, âest un objectif qui mĂ©rite d'ĂȘtre poursuiviâ, mais ce n'est pas quelque chose qui peut se produire Ă court terme.
âL'eau de demainâ, Ă©crit-il poĂ©tiquement, ân'Ă©tanchera pas la soif d'aujourd'huiâ.
Alors, oĂč allons-nous ? Dans son article intitulĂ© âFrom De-Risking to De-Dollarisation : The BRICS Currency and the Future of the International Financial Orderâ, le professeur Gao Bai, qui enseigne Ă l'universitĂ© Duke aux Ătats-Unis, reconnaĂźt qu'il est urgent de sortir du schĂ©ma dollar-Wall Street et que, pour l'instant, il n'y a pas de solution miracle. L'utilisation des monnaies locales s'est dĂ©veloppĂ©e, notamment entre la Russie et la Chine ainsi qu'entre la Russie et l'Inde, mais ces accords bilatĂ©raux sont insuffisants. De plus en plus, comme le montre un rapport rĂ©cent du World Gold Council, les banques centrales du monde entier achĂštent de l'or pour leurs rĂ©serves et font ainsi grimper son prix (le prix au comptant de l'or est supĂ©rieur Ă 2 300 dollars l'once, bien au-dessus du prix de 1 200 dollars l'once oĂč il a oscillĂ© en 2015). Si aucune monnaie ne vient immĂ©diatement supplanter le dollar amĂ©ricain, affirme M. Gao, les pays du Sud global devront Ă©tablir une
âvaleur de rĂ©fĂ©rence pour les rĂšglements dans leurs monnaies locales et une plateforme d'Ă©change pour soutenir ces rĂšglements. La forte demande pour une telle Ă©valuation offre une opportunitĂ© pour la crĂ©ation d'une monnaie BRICSâ.
Le nouveau numero de Wenhua Zongheng fournit une évaluation claire et approfondie des problÚmes posés par le systÚme Dollar-Wall Street et de la nécessité d'une alternative. Le large éventail d'idées proposées reflÚte la diversité des discussions qui ont cours dans les cercles politiques du monde entier. Nous voulons résumer ces idées et tester leur faisabilité technique et leur viabilité politique.
A ce propos, notons que deux des pays du BRICS ont Ă©lu de nouveaux gouvernements cette annĂ©e. En Inde, le gouvernement d'extrĂȘme droite dirigĂ© par le Premier ministre Narendra Modi revient au pouvoir, mais avec un mandat trĂšs rĂ©duit. Ătant donnĂ© que le gouvernement Modi a mis en avant une politique d'âintĂ©rĂȘt nationalâ, il est probable qu'il continuera Ă jouer un rĂŽle dans le processus des BRICS et Ă utiliser des monnaies locales pour acheter des biens tels que le pĂ©trole russe. Pendant ce temps, l'alliance au pouvoir en Afrique du Sud, dirigĂ©e par le CongrĂšs national africain (ANC), a formĂ© un gouvernement avec l'Alliance dĂ©mocratique de droite, qui s'est engagĂ©e en faveur de l'impĂ©rialisme amĂ©ricain et n'est pas favorable Ă l'ordre du jour des BRICS. Avec l'entrĂ©e probable du Nigeria dans le bloc des BRICS, le centre de gravitĂ© des BRICS sur le continent africain pourrait se dĂ©placer vers le nord.
Pendant les dures annĂ©es de lutte contre le gouvernement de l'apartheid en Afrique du Sud, Lindiwe Mabuza (connue sous le nom de Sono Molefe), membre de l'ANC, a commencĂ© Ă recueillir des poĂšmes Ă©crits par des femmes dans les camps de l'ANC. Des combattantes de la guĂ©rilla, des enseignantes, des infirmiĂšres et d'autres ont envoyĂ© leurs poĂšmes publiĂ©s dans un volume intitulĂ© Malibongwe (âSoyez bĂ©niesâ), qui fait allusion Ă la Marche des femmes de 1956 Ă Pretoria. Mabuza (1938-2021) a Ă©crit dans son prĂ©ambule que dans la lutte, âil n'y a pas de romantismeâ : il n'y a que âla rĂ©alitĂ© qui cogneâ. Cette phrase, âla rĂ©alitĂ© qui cogneâ, mĂ©rite rĂ©flexion aujourd'hui. Rien ne vient du nĂ©ant. La rĂ©alitĂ© doit ĂȘtre combattue pour un aboutissement, qu'il s'agisse des nouvelles orientations politique dans des pays comme l'Inde et l'Afrique du Sud ou d'une nouvelle structure financiĂšre sortant du schĂ©ma Dollar-Wall Street.
* Vijay Prashad est un historien, Ă©diteur et journaliste indien. Il est rĂ©dacteur et correspondant en chef de Globetrotter. Il est Ă©diteur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a Ă©crit plus de 20 livres, dont âThe Darker Nationsâ et âThe Poorer Nationsâ. Ses derniers ouvrages sont âStruggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialismâ et (avec Noam Chomsky) âThe Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Powerâ.
https://scheerpost.com/2024/06/21/is-the-reign-of-the-dollar-coming-to-an-end/