👁🗨 Le sionisme & son destin
“Quand on entre dans Gaza, on est Dieu. Je me sentais comme… comme un nazi. C’était exactement comme si on était les nazis, et eux les Juifs”. — Témoignage d'un soldat israélien déployé à Gaza.
👁🗨 Le sionisme & son destin
Par Frédéric Lordon, le 19 juin 2025
Le premier dit : “Le sionisme n’aurait jamais pu gagner sans l’holocauste”. Le second ajoute : “Netanyahu, il a fait un peu exprès de laisser faire pour reconquérir Gaza”. Qui sont-ils ? Où s’expriment-ils ? Combien de temps s’écoulera-t-il avant qu’ils ne soient injuriés dans tous les médias, convoqués par la police et gardés à vue ? Eh bien il s’agit respectivement de Daniel Cohn-Bendit et de Luc Ferry, ça se passe sur LCI et nous sommes le 19 mai 2025. Quant à la réprobation publique et à la convocation au commissariat, nous attendons encore. Ainsi va la tectonique des plaques.
L’ahurissant retournement de veste qui s’opère sous nos yeux, et l’autoblanchiment collectif à sa suite, resteront comme un cas d’école dans l’histoire de la propagande. Un retournement venu de la région la plus hypocrite du bloc propagandiste : les “humanistes”. Horvilleur, Sfar, Sinclair. Célébrés pour leurs grandes consciences – qui s’étaient parfaitement accommodées de dix-huit mois de massacre de masse, avaient traîné dans la boue ceux qui, ayant vu juste du tout début, ont pris tous les risques : symboliques, juridiques, physiques mêmes, pour hurler contre le crime génocidaire et contre l’ignoble assimilation de tout soutien à la Palestine à de l’antisémitisme. Les intouchables ayant donné le signal, la masse des négateurs s’est mimétiquement ébranlée, faisant mine d’ouvrir les yeux – mieux : prétendant les avoir eus toujours ouverts.
Mais comment les “humanistes” ont-ils fini par se décider ? Non par un mouvement de conscience universelle, mais pour protéger une série d’intérêts : à commencer par les leurs propres, symboliques et réputationnels, trop menacés de persister ainsi à la remorque d’un crime qui passe toutes les bornes ; ceux du projet sioniste ensuite dont il faut impérativement tenter de maintenir à flot les créances politiques et morales en plein naufrage, précisément en en incarnant le visage “humaniste”.
Et voici néanmoins l’os mis à nu : la question du sionisme, l’axiome qu’il fallait préserver à tout prix, que ce soit par la silenciation, ou bien par la contrition mais qui maintient l’essentiel – le lieu où, pendant le grand retournement, la répression continue. Socialistes et écologistes, rangés dès le 7 octobre dans le camp colonial, négateurs de soixante-dix-sept ans d’occupation, censeurs de toutes les voix qui tentaient de faire entendre la cause palestinienne, mutiques au massacre tant que l’autorisation de parler n’avait pas été donnée, socialistes et écologistes votent il y a un mois l’infâme loi de censure universitaire qui reconduit l’égalité de l’antisionisme et de l’antisémitisme – et pénalise le premier au nom du second. Et ceci, supplément d’aberration, alors même que la catégorie de sionisme est l’unique moyen de ne pas charger indistinctement tous les Juifs d’un crime auquel nombre d’entre eux ne se reconnaissent aucune part. De sorte que l’antisionisme n’est pas l’équivalent de l’antisémitisme : il en est l’unique rempart.
Il faut bien admettre qu’en ces lieux la panique européenne est à son comble : au nom de quoi les auteurs du judéocide pourraient-ils trouver à redire à l’État d’Israël ? L’écrasante culpabilité historique, compliquée d’une conversion philosémite des plus troubles, ont logiquement conduit à un blanc-seing – et le message a été reçu. Or voilà : il n’y aura aucun règlement ni dans la région ni – par un classique effet de retour – ici, à moins de sortir de la misérable euphémisation humanitaire des “humanistes”, et de refaire de la politique, c’est-à-dire de remettre l’indiscutable en discussion.
En commençant par savoir quel sens on donne aux mots. On connait les multiples définitions historiques, doctrinales, du sionisme et de l’antisionisme. On peut aussi en prendre une vue conceptuelle. Par exemple, en disant ceci : par sionisme, il faut entendre la position politique qui considère que l’installation de l’État d’Israël sur une terre déjà habitée, et par expulsion de ses habitants, ne pose aucun problème de principe. Antisionisme s’en déduit comme la position politique qui considère, elle, que l’installation de l’État d’Israël en terre de Palestine pose un problème de principe. Outre sa simplicité, cette définition a pour avantage d’être ouverte, c’est-à-dire de poser un problème dont elle ne présuppose pas la solution. C’est pourquoi seul un grossier mensonge peut donner l’antisionisme pour un projet “de jeter les Juifs d’Israël à la mer”.
En réalité, si indiscutable qu’elle ait semblé après la Shoah, la promesse sioniste de donner aux Juifs pas seulement un État, mais, comme il est coutume de le dire, “un État où ils puissent vivre en sûreté”, était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes. Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l’être. Du moment que la terre était à un premier occupant, l’État d’Israël pouvait voir le jour, mais il ne connaîtrait pas la sûreté : on ne dépossède pas les gens sans qu’ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient. Alors la faillite de l’“Occident” européen s’est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été “réparé” par un aménagement politique impossible : Israël. Dont Shlomo Sand donne le terrible résumé : “Les Européens nous ont vomis sur les Arabes”.
Voilà où nous en sommes soixante-dix-sept ans plus tard. Le massacre génocidaire n’est pas un tour malencontreux pris par le cours des événements, encore moins l’effet d’un dirigeant monstrueux dont il suffirait de se débarrasser. Car la vérité est qu’une part effrayante de la société israélienne elle-même est devenue littéralement insane. Un autre titre pour ce texte aurait pu être : “À ciel ouvert”. Il y avait Gaza depuis 2005 comme prison à ciel ouvert ; Gaza aujourd’hui comme camp de concentration à ciel ouvert. Et puis il y a maintenant des pans entiers de la société israélienne (et diasporique) comme hôpital psychiatrique à ciel ouvert. Un psychologue israélien, Yoel Elizur, professeur à la Hebrew University of Jerusalem a recueilli les témoignages de soldats israéliens déployés à Gaza. L’un dit : “Quand on entre dans Gaza, on est Dieu. Je me sentais comme… comme un nazi. C’était exactement comme si on était les nazis, et eux les Juifs”. De quel vertige n’est-on pas saisi à contempler cette catastrophe totale : psychique, politique et historique ? Que n’apprendra-t-on des abominations sadiques qui se sont commises au camp de torture de Sde Teiman quand la vérité sera faite ? Que dire de la perversion qui rassemble des affamés à un point de ravitaillement pour leur tirer dessus au canon ? Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de militaires documentant eux-mêmes leur jouissance massacreuse, et de civils hurlant la leur au spectacle du massacre, réclamant au passage qu’on n’oublie pas les enfants.
On dira que des déjections de réseaux sociaux, même nombreuses, ne donnent pas une image représentative de la société dans son ensemble. Bien sûr il y a les autres, soldats moralement effondrés, réservistes qui refusent “d’y retourner”, opposants de toujours au consensus colonial devenu consensus éradicateur. Eyal Sivan en rappelle les proportions : insignifiantes. Un sondage publié dans Haaretz estime à 82 % la part des Israéliens qui soutiennent l’expulsion complète des palestiniens de Gaza, à 65 % ceux qui adhèrent au mythe d’Amalek et au commandement de sa destruction. Le corps central de cette société sombre dans la folie pure.
Il vient fatalement un moment où les projets politiques de domination livrent leur vérité et révèlent leur vraie nature. Voilà donc tous les caractères fondamentaux du sionisme exposés en pleine lumière, à la face du monde : il est colonial, raciste — mais cela nous le savions déjà —, et s’il le faut génocidaire — voilà ce que nous savons maintenant.
Et c’est somme toute logique : il n’y a pas plus de sionisme à visage humain que de possibilité d’un État sûr pour les Juifs sur une terre conquise par la force. Ici s’ouvre l’alternative historique. Soit la société israélienne persiste dans son mouvement exterminateur déchaîné, mais alors elle périt moralement sur pied, et en fait prépare son effondrement terminal. Soit elle réalise que, du moment où elle a commis la catastrophe de la Nakba, elle préparait la sienne propre, et alors elle aperçoit l’unique possibilité d’une présence juive en terre de Palestine : un État, binational, totalement égalitaire – comme souvent, c’est l’utopie apparente qui est le réalisme véritable. Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande. La demande antisioniste est d’une simplicité… biblique : l’égalité. L’égalité pour tous les occupants, l’égalité en dignité et en droit, l’égalité du droit au retour pour les réfugiés, l’égalité en tout.
On comprendra sans difficulté les niveaux d’angoisse que pareille perspective pourra faire naître chez la plupart des Israéliens, ou des Juifs de la diaspora. À plus forte raison de ce que, après la Shoah, il était inévitable que l’angoisse soit la formation affective qui domine la condition juive – aussi celle qui explique les réactions de violence et de désorientation insensée dès que la solution anxiolytique “Israël” se trouve mise en question : “Il est anormal, antihumain que le monde entier soit antisémite”, explique Elie Chouraqui, totalement parti, à un Luc Ferry sidéré. Mais l’intensité des affects ne change rien aux données objectives de la situation : une terre a été prise à ses occupants. Il n’y a rien, pas même la Shoah, qui puisse effacer, encore moins justifier, ce fait originel. L’alternative fondamentale demeure : sauf la fuite en avant massacreuse, le forfait fondateur de l’État d’Israël ne connaitra aucune autre résolution que l’égalité.
Circonstances
Ce texte aurait dû être prononcé le 16 juin 2025 dans le cadre d’une soirée du festival “Décolonisons”. “Aurait dû” car, le matin même, nous découvrons, sans que les organisateurs en aient averti quiconque, que François Ruffin a été rajouté au dernier moment sur l’affiche. Quelle riche idée. Et pourquoi pas Olivier Faure, ou Raphaël Glucksmann ? Planqué pendant dix-huit mois, faisant faire par Fakir en mai 2024 un long entretien avec Joann Sfar, envoyant en continu à la cantonade médiatique tous les signaux adéquats, depuis “moi je ne suis pas dans le camp de la gauche antisémite”, jusqu’à “moi je ne tombe pas dans la drague électoraliste des Arabes des quartiers”, en passant par “si c’est contre l’islamophobie j’ai foot” et “regardez comme “il” est violent et moi raisonnable”, c’est-à-dire cochant méthodiquement toutes les cases de l’onction éditocratique, Ruffin, voit la roue tourner et ce qu’il lui reste de créance de gauche partir en béchamel. Aller se refaire en partageant une tribune “Palestine” était une occasion qui ne se refusait pas, et qu’à l’évidence une partie du “comité d’organisation” ne s’est pas refusée non plus. Que, sous le coup de la bronca des intervenants, les organisateurs aient in extremis sorti Ruffin du programme ne recréait pas pour autant les conditions d’une participation à une entreprise aussi bien inspirée. Le texte qui devait être dit là-bas aura donc trouvé une bien meilleure place ici.