đâđš Le temps manque pour faire le deuil
Au moment oĂč vous lisez ces lignes, un Palestinien a Ă©tĂ© assassinĂ© Ă Gaza. Ce Palestinien, fĆtus ou combattant, doit ĂȘtre pleurĂ©, comme s'il Ă©tait votre mĂšre. Et il doit ĂȘtre vengĂ©.
đâđš Le temps manque pour faire le deuil
Par Zubayr Alikhan, le 12 février 2024
Le monde qui perpÚtre le génocide demande aux Palestiniens de prouver que leurs enfants sont bien en miettes sous les décombres, et non des terroristes dans un tunnel. Malgré toutes ces preuves, le temps manque pour faire le deuil.
Ă l'heure oĂč j'Ă©cris ces lignes, la colonie sioniste bombarde Rafah. Vous Ă©tiez peut-ĂȘtre en train de dormir. Ils bombardent les tentes, les maisons et les mosquĂ©es - 1,4 million de Palestiniens dĂ©placĂ©s qui n'ont nulle part oĂč aller. Plus de 60 Palestiniens ont Ă©tĂ© assassinĂ©s jusqu'Ă prĂ©sent (voyez ce que cela peut signifier pour nous de devoir dire âjusqu'Ă prĂ©sentâ), principalement des enfants. Les mĂšres tremblent et sont prises de malaises, tenant leurs petits cĆurs inanimĂ©s dans leurs bras. âOh ma mĂšre, ma Ăąme, mon cĆurâ, hurle une femme en noir, entiĂšrement couverte, en hijab et en niqab, en pleurant sur le corps de son fils. Oui, son fils. Sa âmĂšreâ. Il s'appelle Mahmoud. Cette mĂšre, comme la plupart des parents palestiniens, appelle son fils âmĂšreâ par amour immodĂ©rĂ©. Il s'agit d'une expression d'affection sans Ă©quivalent dans d'autres langues, et aprĂšs 128 jours de gĂ©nocide, ce fossĂ© linguistique est rĂ©vĂ©lateur de la situation.
Les mĂšres palestiniennes aiment tant leurs enfants que les rĂŽles sont inversĂ©s. Dans la culture islamique et arabe, personne n'est plus aimĂ© qu'une mĂšre. Ainsi, lorsque les mĂšres palestiniennes appellent leurs fils âmamanâ, cela signifie que leur amour est sans Ă©gal. Elles sacrifieraient tout pour eux. D'un seul mot, la mĂšre palestinienne en deuil s'adresse Ă son fils et lui dit : âTu es ma mĂšre. Sans toi, je n'existe plusâ.
LĂ , vous vous attendez probablement Ă ce que je donne un point de vue, que je dĂ©veloppe des arguments ou que je donne un sens Ă ces scĂšnes de souffrance. Je dois scruter les larmes d'une mĂšre comme s'il s'agissait d'une boule de cristal, lire dans ses paumes dĂ©charnĂ©es, reconstituer les restes Ă©pars de son enfant, pour vous Ă©clairer, libĂ©rer votre esprit, allĂ©ger vos fardeaux, ouvrir vos yeux et faire travailler votre imagination. Le monde demande Ă un pĂšre de mettre de cĂŽtĂ© l'Ăąme de son Ăąme et de leur parler. Il demande Ă une mĂšre en proie au malaise de s'arrĂȘter un instant et de mener un entretien : âQuel est votre message au monde ?â Entre les bombes, les interviews, les funĂ©railles et les gĂ©nocides, le temps manque pour faire le deuil.
Les Palestiniens de l'extĂ©rieur, en exil, dans la diaspora, sont soumis aux mĂȘmes pressions. Incapables de contacter leurs familles, sans savoir qâils sont vivants, intĂ©rieurement paralysĂ©s et dĂ©vastĂ©s, ils sont plus actifs que les autres. J'ai rĂ©cemment parlĂ© Ă un ami qui a de la famille Ă Gaza et je lui ai demandĂ© comment les choses Ă©voluaient.
âJe nâarrive pas Ă les contacterâ, m'a-t-elle rĂ©pondu. âJe passe mes jours et mes nuits Ă attendre un signe. Si je reçois un message, c'est qu'ils vont bien. Sinon, je ne sais mĂȘme pas s'ils sont encore en vieâ.
MalgrĂ© tout, elle va travailler tous les jours, sourit aux clients et fait comme si tout allait bien. Elle porte un collier en argent reprĂ©sentant une carte de la Palestine pour sensibiliser l'opinion publique. Face Ă un monde occupĂ© Ă regarder le Super Bowl et Ă boire des cafĂ© latte glacĂ©s, non pas oublieux, mais apathique, inhumain et dans le dĂ©ni, ne s'arrĂȘtant que pour maudire et condamner, il y a tant Ă faire.
Le monde qui perpÚtre le génocide demande aux Palestiniens de prouver que leurs enfants sont bien en miettes sous les décombres, et non des terroristes cachés dans un tunnel. Il plonge ses doigts dans la gorge des Palestiniens pour voir s'ils vomissent de la nourriture pour animaux, du sang ou des balles. Il exhume les cimetiÚres, vole les organes et exige des certificats de décÚs. Il laboure les terres palestiniennes, pille les artefacts, rase les villages, arrache les oliviers et dénie le statut de peuple autochtone. Il vit dans les maisons palestiniennes, s'allonge sur les siÚges palestiniens et réclame des preuves de la présence des Palestiniens, des preuves de leur vol. Comme le dit Ghassan Kanafani,
âIls volent votre pain. Puis ils vous en donnent une miette. Puis ils exigent que vous les remerciiez pour leur gĂ©nĂ©rositĂ©. Quelle culot !â
Avec toute ces provocations, le temps manque pour faire le deuil.
Les vidĂ©os et les images de Palestiniens tenant les corps pĂąles des enfants devant les camĂ©ras sont devenues routiniĂšres. La premiĂšre fois, nous avons pleurĂ©, la fois suivante, nous avons versĂ© une larme, puis nous avons fermĂ© les yeux. Aujourd'hui, nos yeux sont Ă©teints et nous passons Ă des choses moins banales. Nous ne pensons pas, ne serait-ce qu'un instant, Ă ce que cela signifie pour un parent de prĂ©senter les cadavres de ses enfants aux objectifs, puis sur vos Ă©crans. Nous n'avons jamais envisagĂ© qu'ils puissent se haĂŻr pour cela, et vous haĂŻr plus encore pour les avoir rabaissĂ©s Ă ce point, mais que, mĂȘme en se refusant Ă ce qu'une camĂ©ra soit braquĂ©e sur leur enfant, ils se sentent si dĂ©sespĂ©rĂ©s et abandonnĂ©s quâils nâont pas dâautre choix. Lorsqu'une mĂšre tient son nouveau-nĂ© assassinĂ© et s'Ă©crie : âQuel Ă©tait le pĂ©chĂ© de cet enfant ?â Elle a affronte votre rĂ©cit, prouve son innocence et la criminalitĂ© de son meurtrier, y compris dans le sang de sa fille. La vie de sa fille, condamnĂ©e dĂšs la naissance, tuĂ©e quelques instants plus tard⊠le temps lui manque pour faire son deuil.
Contraints Ă dĂ©fendre notre cause, nous sommes brutalement anesthĂ©siĂ©s. Ainsi, quelques jours Ă peine aprĂšs le massacre de leurs familles, les Palestiniens sont soigneusement sĂ©lectionnĂ©s, mis en avant dans les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s et sommĂ©s de se condamner - de se condamner eux-mĂȘmes, bien entendu. L'assassinat de familles palestiniennes est soit Ă©cartĂ© d'un revers de main par la question
âMais condamnez-vous le Hamas ?â, soit interprĂ©tĂ© comme âMais qu'est-ce qu'ils faisaient lĂ ? Pourquoi nâont-ils pas Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©s ? Ce terme [gĂ©nocide] est trĂšs fort. Vous avez eu l'occasion de vous exprimer. IsraĂ«l dit qu'il ne cible que le Hamasâ.
Ainsi, nous sommes contraints de présenter des statistiques, comme si le fait de les établir, de réduire une ùme à un chiffre, n'était pas assez cruel.
Pire encore, nous sommes contraints de citer ces Ăąmes numĂ©rotĂ©es - nos familles enterrĂ©es quelque part en dedans - dans des phrases destinĂ©es Ă prouver quelque chose : â100 tuĂ©s, 1 000 tuĂ©s, 35 000 tuĂ©s... ne voyez-vous pas qu'il s'agit d'un gĂ©nocide ?â Sur les rĂ©seaux sociaux, chaque nouvelle, chaque bilan actualisĂ©, chaque photo sert de toile de fond Ă une lĂ©gende. Les victimes deviennent des preuves dans les discours formulĂ©s, contestĂ©s et rĂ©duits au silence Ă des milliers de kilomĂštres de chez eux.
Toutes les sept minutes, un enfant meurt à Gaza. Mais ces enfants ne sont pas des statistiques pour emporter l'adhésion. Dans nos campagnes de sensibilisation, nos débats et nos appels, nous avons perdu le contact avec les réalités du terrain. Nous restons engagés dans la théorie, contestant les récits et les terminologies, nous consolons et sommes consolés, alors que les terres palestiniennes sont volées, que les villes sont rasées, et les familles massacrées.
Nous devons prendre conscience que nous, assis dans le confort de nos maisons, protestant de part les rues pavĂ©es, ne sommes pas significatifs. Nos paroles, les opinions exprimĂ©es et les cĆurs gagnĂ©s n'empĂȘchent pas les bombes de tomber et ne libĂšrent pas les terres. La puissance de notre action dĂ©pend de notre empathie, qui doit ĂȘtre totale. Nous devons regarder la Palestine et voir nos - et non âleursâ - pĂšres, Ă©crivains, filles, mĂšres, combattants et fils. Nous devons tous devenir Palestiniens, et agir en consĂ©quence. La Palestine, sa terre et son peuple, sont souverains - notre rĂŽle est simplement de transmettre et de reprĂ©senter ces valeurs sans fard, sans complaisance et en toute authenticitĂ©.
Au moment oĂč vous lisez ces lignes, un Palestinien a Ă©tĂ© assassinĂ© Ă Gaza. Ce Palestinien, fĆtus ou combattant, doit ĂȘtre pleurĂ©, comme s'il Ă©tait votre mĂšre. Et il doit ĂȘtre vengĂ©.