👁🗨 Les Brésiliens sans terre & Gaza
“Le peuple palestinien, comme tous les peuples qui luttent pour leur souveraineté, a besoin des actions de solidarité des autres peuples”. — Jane Cabral du Mouvement des travailleurs sans terre.
👁🗨 Les Brésiliens sans terre & Gaza
Par Vijay Prashad, Tricontinental : Institute for Social Research, le 22 avril 2024
La collecte massive de nourriture pour Gaza était également une campagne visant à contester la croissance du sionisme chrétien et à approfondir les liens avec la lutte palestinienne.
Les travailleurs sans terre brésiliens, qui vivent dans les colonies et les campements du Mouvement des travailleurs sans terre (MST), ont rassemblé environ 13 tonnes de nourriture à envoyer aux Palestiniens de Gaza entre octobre et décembre 2023.
Les coopératives du MST de tout le pays ont participé à la campagne de solidarité, qui comprenait du lait de Cooperoeste à Santa Catarina, du riz de Terra Livre Cooperative, de la Cooperative of Settled Workers of the Porto Alegre Region (Cootap) et de Cooperav à Rio Grande do Sul, ainsi que de la farine de maïs de Terra Conquistada à Ceará.
L'aide a été envoyée au syndicat des travailleurs agricoles palestiniens par l'intermédiaire de l'armée de l'air brésilienne.
“Le peuple palestinien, comme tous les peuples qui luttent pour leur souveraineté, a besoin des actions de solidarité des autres peuples”,
a déclaré Jane Cabral, de la direction nationale du MST. En effet, le monde doit suivre l'exemple des Travailleurs sans terre du Brésil.
La collecte de nourriture n'est qu'un aspect de l'action solidaire du MST avec le peuple palestinien. L'autre aspect, tout aussi important, a consisté à créer un consensus au Brésil concernant le génocide israélien à Gaza.
Au cours des dernières décennies, le mouvement évangélique de droite en Amérique latine a promu un programme politique pro-israélien au Brésil et ailleurs.
Ce mouvement défend Israël dans l'espoir qu'il détruise la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem et construise le “troisième temple”.
Selon cette conception, le temple ouvrirait la porte au retour du Christ et tous les non-chrétiens, Juifs compris, seraient condamnés à la damnation éternelle. Les pasteurs évangéliques d'Amérique latine - dont beaucoup sont financés par des groupes chrétiens sionistes basés aux États-Unis, tels que les Christians United for Israel - ont propagé cette vision profondément haineuse et anti-humaine.
C'est une raison importante pour laquelle les dirigeants de droite de la région, y compris l'ancien président brésilien Jair Bolsonaro et l'actuel président argentin Javier Milei, sont d'ardents défenseurs d'Israël et du projet sioniste.
En tant que telle, la collecte massive de nourriture pour Gaza menée par le MST visait aussi à contester l’essor du sionisme chrétien au Brésil, à défendre les droits du peuple palestinien et à approfondir l'éducation et les liens avec la lutte palestinienne au sein de sa base.
Le MST, qui compte près de 2 millions de membres, est le plus grand mouvement sociopolitique d'Amérique latine et l'un des mouvements paysans les plus développés du monde.
Depuis sa création il y a 40 ans, en 1984, le MST n'a cessé de croître grâce à son approche unique de la construction et du maintien de sa base parmi les travailleurs sans terre.
Le dernier dossier de Tricontinental, "L'organisation politique du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) du Brésil", examine l'orientation théorique qui a permis au MST de construire cette remarquable organisation sur le terrain des hiérarchies sociales pauvres du Brésil, enracinées dans l'héritage du colonialisme portugais, du génocide, de l'esclavage et des dictatures militaires soutenues par les États-Unis.
L'illustration du dossier, qui figure également dans cet article, a été créée pour l'appel à l'art “Quarante ans de MST” organisé par le MST, Tricontinental : Institute for Social Research, ALBA Movements et l'Assemblée internationale des peuples. Le deuxième bulletin mensuel du département artistique de Tricontinental : Institute for Social Research sera consacré à cette exposition ; vous pouvez vous y abonner ici.
Le MST a trois objectifs : lutter pour la terre, pour la réforme agraire et transformer la société. S'appuyant sur la Constitution brésilienne de 1988, le MST mobilise des travailleurs sans terre pour saisir les terres inexploitées et construire des colonies (assentamentos) et des campements de citoyens spoliés (acampamentos).
À l'heure actuelle, près d'un demi-million de familles vivent dans ces campements et ont pu accéder au droit de propriété des terres, où elles ont créé 1 900 associations paysannes, 185 coopératives et 120 sites agro-industriels appartenant au MST, tandis que 65 000 autres familles vivent dans des campements et se battent pour leur reconnaissance juridique.
Ce sont ces institutions qui produisent les produits envoyés en Palestine. Malgré l'équilibre inégal des forces au Brésil, où la classe capitaliste impose sa domination sur l'économie et les campagnes par le biais de l'État, le MST a été en mesure d’assoir sa position au fil des ans, et opère actuellement dans 24 des 26 États que compte le pays. Cette force est le fruit du travail de la base populaire du MST et de ses méthodes d'organisation.
Comme le souligne le dossier, un aspect essentiel de la théorie organisationnelle du MST est l'idée que les assentados, les habitants des colonies de la réforme agraire, devront toujours être en mouvement.
Sept principes organisationnels permettent au MST de maintenir ce mouvement :
son autonomie par rapport aux partis politiques, à l'Église, aux gouvernements et aux autres institutions, car l'unité organisationnelle est essentielle
la formation des organisateurs, tant pour participer à la création de l'organisation que pour se conformer aux décisions de la direction collective
l'importance de l'étude
et la nécessité de l'internationalisme.
Le MST ne se contente pas de lutter pour la terre : il cherche également à mettre en œuvre une réforme agraire et à transformer la société. En d'autres termes, il cherche à bouleverser la nature même du capitalisme agraire et à construire un modèle d'agro-écologie qui développe une forme d'agriculture équilibrée et durable - une agriculture qui valorise la nature plutôt que de la dégrader, et produit des aliments sains pour l'ensemble de la société.
Plus de 2,4 milliards de personnes dans le monde souffrent aujourd'hui de précarité alimentaire. De plus en plus de famines sévissent, du Soudan à la Palestine, souvent liées à des conflits de diverses natures. Par ailleurs, nous sommes au cœur de la Décennie des Nations unies pour l'agriculture familiale, qui a débuté en 2019 et s'achèvera en 2028.
L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) estime que les agriculteurs traditionnels ou les petits exploitants agricoles produisent un tiers des denrées alimentaires dans le monde et jusqu'à 80 % des denrées alimentaires en Afrique subsaharienne et en Asie. Pourtant, ces petits exploitants familiaux ne contrôlent pas les terres qu'ils cultivent et ne disposent pas des capitaux nécessaires pour accroître leur productivité.
Par conséquent, de nombreux petits agriculteurs produisent de la nourriture pour les besoins du marché, mais pas suffisamment pour nourrir leur famille, entraînant des famines parmi des millions de petits agriculteurs et de paysans.
Comme le souligne la FAO,
“la majorité des 600 millions d'exploitations agricoles dans le monde sont de taille réduite. Les exploitations de moins d'un hectare représentent 70 % de toutes les exploitations mais n'exploitent que 7 % de toutes les terres agricoles”.
Ces grandes inégalités en matière de propriété foncière sont au cœur du travail du MST, ainsi que d'organisations du monde entier telles que Mviwata en Tanzanie (sur laquelle Tricontinetal publiera un dossier dans le courant de l'année) et All India Kisan Sabha en Inde (dont il sera question dans le dossier de juin 2021, "La révolte des paysans en Inde").
Ainsi, le Kisan Sabha, qui compte 16 millions de membres, a rejoint le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) contre l'Israël de l'apartheid en 2017 et Mviwata, qui représente 300 000 paysans, a condamné le génocide des Palestiniens par Israël lors de sa réunion annuelle en décembre 2023.
Ces agriculteurs et paysans savent que leur mission n'est pas seulement de redistribuer les terres, mais de transformer la société à travers le monde.
En 1968, Thiago de Mello (1926-2022), né dans l'Amazonie brésilienne, est contraint à l'exil pour avoir critiqué la dictature militaire. Il est parti au Chili, où il s'est lié d'amitié avec Pablo Neruda.
Très vite, de Mello s'est à nouveau vu contraint de fuir une dictature militaire, chassé du Chili à la suite du coup d'État de 1973 contre le projet socialiste du président de l'époque, Salvador Allende.
Il est d'abord parti pour l'Argentine, puis pour l'Europe. C'est au cours de cet exil, en 1975, qu'il a écrit le poème “Para os que virão” [“À ceux qui viendront”], dont les dernières lignes évoquent la souffrance que doivent surmonter ceux qui luttent pour un changement social :
Peu importe la souffrance : il est temps
d'avancer main dans la main
avec ceux qui cheminent avec un but commun,
même si le chemin est long
d'apprendre à conjuguer
le verbe aimer.
Avant tout, il est temps
de ne plus se contenter d'être
l'avant-garde solitaire
de nous-mêmes.
Nous devons nous retrouver.
( Les vérités limpides de nos erreurs se consument dans nos poitrines, lucides et fortes).
Nous devons ouvrir la voie.
Ceux qui viendront seront les peuples,
et ils se reconnaîtront dans la lutte.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé d'écriture et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow à l'Institut d'études financières de Chongyang, à l'université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
https://consortiumnews.com/2024/04/22/vijay-prashad-landless-brazilians-gaza/