đâđš "Les "dividendes de la paix" de l'Europe sont Ă©puisĂ©s".
Les EuropĂ©ens ont Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©s dans la deuxiĂšme guerre froide, qu'ils le veuillent ou non, rien n'est plus sĂ»r. EspĂ©rons qu'ils seront Ă mĂȘme d'entretenir une certaine flamme, celle des possibles.
đâđš "Les "dividendes de la paix" de l'Europe sont Ă©puisĂ©s".
Le MIC* traverse l'Atlantique.
Par Patrick Lawrence, le 13 mai 2023
Les EuropĂ©ens ont Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©s dans la deuxiĂšme guerre froide, qu'ils le veuillent ou non, rien n'est plus sĂ»r. EspĂ©rons que les EuropĂ©ens seront Ă mĂȘme d'entretenir une certaine flamme, celle des possibles.
Vous vous souvenez peut-ĂȘtre des "dividendes de la paix" de l'aprĂšs-guerre froide, mais peut-ĂȘtre pas : tout dĂ©pend de la date Ă laquelle vous avez commencĂ© Ă vivre sur cette terre. L'expression est apparue avec la dĂ©sintĂ©gration de l'Union soviĂ©tique et a Ă©tĂ© couramment mentionnĂ©e pendant la prĂ©sidence de George H.W. Bush, de 1989 Ă 1993. Une rĂ©duction spectaculaire des dĂ©penses de dĂ©fense et une augmentation correspondante des dĂ©penses d'Ă©ducation, de santĂ©, etc. ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es comme l'une des rĂ©alisations exceptionnelles de Bush I. C'Ă©tait les dividendes de la paix. C'Ă©tait les dividendes de la paix.
Ce qu'il faut savoir Ă propos de tous ces discours sur les dividendes de la paix Ă l'Ă©poque, c'est qu'il ne s'agissait que de discours. Et ce qu'il faut savoir aujourd'hui, alors que la deuxiĂšme guerre froide bat son plein, et que la guerre par procuration contre la Russie fait rage en Ukraine, c'est qu'il n'y a plus lieu de parler de dividendes de la paix : Ă l'heure oĂč nous parlons, il est considĂ©rĂ© comme un artefact d'un autre temps, une curiositĂ© au mĂȘme titre que la promesse d'Ă©lectricitĂ© gratuite faite par Eisenhower dans son discours "Atomes pour la paix", prononcĂ© devant les Nations unies en 1953.
Le New York Times a publié la semaine derniÚre un article remarquable sur ce sujet, sous le titre "The 'Peace Dividend' Is Over in Europe. Now Come the Hard Tradeoffs" [Les dividendes de la paix sont terminés en Europe. Voici venue l'heure des compromis difficiles.] Il y a deux façons de lire ce long reportage.
D'une part, il nous dit exactement ce que le titre promet : les dirigeants européens, en réponse à la crise ukrainienne, prévoient maintenant de déverser beaucoup plus d'argent dans les armes de guerre et beaucoup moins dans l'appareil social-démocratique - programmes de protection sociale, programmes sociaux, programmes culturels - dont les citoyens européens sont fiers depuis longtemps.
D'autre part, ce texte contient un message particulier pour les AmĂ©ricains : finies les rĂȘveries sur la qualitĂ© de vie des Danois ou des Français. Le complexe militaro-industriel a traversĂ© l'Atlantique. Le nĂ©olibĂ©ralisme a gagnĂ©. C'est bien la fin de l'histoire. C'est l'heure du "TINA" [There is no alternative, « Il n'y a pas d'autre choix »], comme le disait Margaret Thatcher. L'avenir ne sera pas diffĂ©rent du prĂ©sent.
L'Ă©quation semblait claire au dĂ©but des annĂ©es 1990, prĂȘte Ă faire les gros titres des journaux : la fin de la guerre froide signifiait qu'il n'y aurait plus besoin de tous ces missiles, ogives mortelles, avions de chasse et navires de guerre. Il y aurait moins d'armes et plus de beurre, pour dire les choses simplement. Je me souviens trĂšs bien de certains de ces titres, tout comme je me souviens des attentes des trĂšs nombreux AmĂ©ricains qui ont compris le prix Ă payer pour le gaspillage effrĂ©nĂ© des budgets de dĂ©fense du Pentagone pendant la guerre froide.
Les dividendes de la paix ne sont jamais arrivés en Amérique. C'était une fatalité, car l'équation simple consistant à déposer les armes n'aurait jamais pu tenir. L'hypothÚse de base était erronée. Le gonflement scandaleux du Pentagone ne reflétait pas uniquement des impératifs de sécurité : s'il l'avait fait, il aurait eu un plus grand degré d'élasticité, augmentant ou diminuant en fonction des conditions géopolitiques.
L'Ă©quation ne tient pas compte de la fonction des dĂ©penses de dĂ©fense en tant que moyen de financer divers types d'innovation technologique et de maintenir la rentabilitĂ© des entreprises de dĂ©fense et des milliers d'entreprises de satellites qui les approvisionnent. Cette fonction n'Ă©tait pas du tout Ă©lastique. N'oublions pas qu'Ă cette Ă©poque, les 435 circonscriptions du CongrĂšs - Ă dessein - avaient toutes intĂ©rĂȘt, d'une maniĂšre ou d'une autre, Ă ce que l'argent continue d'affluer vers le secteur de la dĂ©fense.
Dans un premier temps, l'administration Bush I a simplement cessĂ© de parler des dividendes de la paix. Bill "Triangulate" Clinton s'est ensuite distinguĂ© en tant que prĂ©sident en vidant de sa substance une grande partie des dispositions dĂ©jĂ pitoyables de notre rĂ©publique en matiĂšre de protection sociale. Et puis, un autre souvenir : c'est Ă Colin Powell, secrĂ©taire d'Ătat de Bush II, qu'il revint d'annoncer que les dividendes de la paix n'existeraient pas, et que les AmĂ©ricains devraient les oublier.
C'était peu aprÚs les attentats du 11 septembre 2001 et la déclaration de Bush II sur la guerre contre le terrorisme. Je revois encore le titre de l'article sur Powell en premiÚre page du New York Times, le journal le plus lu ce jour-là . Il mettait les dividendes de la paix entre guillemets - "Peace Dividend" - comme s'il s'agissait d'une idée étrange et insensée.
Au cours des meilleures annĂ©es de l'aprĂšs-guerre froide, de 1993 Ă 1999, le budget amĂ©ricain de la dĂ©fense s'est stabilisĂ©, sans plus. Et cette stagnation, compte tenu de l'ampleur immorale des dĂ©penses annuelles du Pentagone, n'a pas apportĂ© grand-chose Ă qui que ce soit. Mais voici ce qu'il en est. Les dividendes de la paix ont Ă©tĂ© assez impressionnants dans deux autres pays. D'une part, la Russie post-soviĂ©tique, oĂč les dĂ©penses de dĂ©fense se sont effondrĂ©es. L'autre Ă©tait l'Europe occidentale, oĂč les dĂ©penses de dĂ©fense ont fait Ă peu prĂšs la mĂȘme chose.
Les dépenses du secteur public consacrées à toutes sortes de programmes de protection sociale ont augmenté de façon spectaculaire - doublant dans de nombreux cas - aprÚs que les Allemands ont démantelé le mur de Berlin en novembre 1989. Je n'ai pas été surpris à l'époque, étant donné la réticence des Européens à participer à la croisade de la guerre froide en Amérique. Ces augmentations se sont poursuivies jusqu'à l'année derniÚre. En 2014, les budgets militaires ont atteint ce que le Times appelle un niveau historiquement bas parmi les membres européens de l'OTAN, bien qu'il ne précise pas comment cela est mesuré.
Et c'est ainsi que nous en sommes au tournant actuel, Ă la fin de la fĂȘte telle que dĂ©crite dans l'article du New York Times de la semaine derniĂšre.
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Les Européens - enfin, certains Européens, ou plutÎt beaucoup d'Européens - se plaignent de l'américanisation de leur mode de vie depuis des décennies, en particulier depuis les années 1990, marquées par le triomphe de l'Amérique : les McDonald's et Domino's Pizza partout, ce vulgaire Disney World en dehors de Paris, Costco et les autres "grandes surfaces", tous ces films infantilisants en provenance d'Hollywood, la slobification du continent au fur et à mesure que les normes vestimentaires diminuaient.
Ă premiĂšre vue, il s'agit de simples questions de goĂ»t. Mais câest plus que le goĂ»t qui est en cause depuis toutes ces annĂ©es. DerriĂšre tout le bric-Ă -brac dĂ©motique de la culture populaire corporatisĂ©e des Ătats-Unis se cache la progression des politiques d'austĂ©ritĂ© nĂ©olibĂ©rales dans les ministĂšres des finances et parmi les technocrates de Bruxelles. L'une des caractĂ©ristiques remarquables de la version amĂ©ricaine du nĂ©olibĂ©ralisme de l'aprĂšs-guerre froide est qu'elle ne tolĂšre aucun Ă©cart. Si l'AmĂ©rique vĂ©nĂšre les marchĂ©s, tout le monde doit vĂ©nĂ©rer les marchĂ©s. Si nous laissons la soif de profit dĂ©truire tout ce qui s'y oppose - la culture, la communautĂ©, la dignitĂ© humaine -, tous les autres doivent faire de mĂȘme.
Les EuropĂ©ens ne sont pas indiffĂ©rents Ă ces questions. Souvenez-vous de JosĂ© BovĂ©, le producteur de Roquefort qui a dĂ©truit un McDonald's dans l'Aveyron Ă la fin des annĂ©es 1990. Il l'a fait au nom de la "slow food", mais, comme l'atteste son long parcours d'activiste, il est aussi un vigoureux opposant Ă la "mondialisation", autre terme pour dĂ©signer le nĂ©olibĂ©ralisme Ă la mode amĂ©ricaine. Ce mĂȘme point s'applique aux rĂ©centes manifestations contre les rĂ©formes des retraites du gouvernement Macron. La dĂ©fense populaire des retraites françaises Ă©tait une dĂ©fense contre quelque chose de beaucoup plus large.
Ces controverses, ces frictions qui produisent de la chaleur, sont depuis longtemps un trait caractéristique de la culture politique européenne. L'Europe va-t-elle céder aux impératifs américains de l'aprÚs-guerre froide ? Telle est la question. Et les cliques néolibérales américaines, il va sans dire, se sont fortement investies dans cette question.
Combien de fois, me demandais-je dans les annĂ©es passĂ©es, vais-je devoir lire des articles du New York Times - le Times Ă©tant Ă la pointe dans ce domaine - me disant que la SuĂšde ne fonctionne plus, ou que le systĂšme de santĂ© français - que l'ONU considĂšre comme le meilleur au monde, avec celui du Japon - est en train de s'effondrer ? Au bout d'un certain temps, l'irritation du lecteur a fait place Ă une franche moquerie, car les employĂ©s au service de l'idĂ©ologie rĂ©gnante, appelĂ©s par euphĂ©misme "correspondants", se sont discrĂ©ditĂ©s eux-mĂȘmes.
J'ai lu cet article du Times, qui vient d'ĂȘtre publiĂ©, comme le dernier Ă©pisode de cette longue histoire. Il nous dit que les "dividendes de la paix" - encore une fois entre guillemets - n'Ă©taient rien d'autre que des vacances irresponsables pour les EuropĂ©ens. La longue guerre est terminĂ©e (parce qu'une autre a commencĂ©). L'Europe ne comptera plus comme une alternative inquiĂ©tante aux sinistres rĂ©alitĂ©s nĂ©olibĂ©rales amĂ©ricaines, empoisonnant nos esprits Ă l'idĂ©e qu'il existe d'autres façons de vivre. Le danger - que la social-dĂ©mocratie europĂ©enne, sous toutes ses formes, fonctionne rĂ©ellement - appartient au passĂ©. Le continent est dĂ©sormais confrontĂ© Ă une Ă©conomie de guerre, et Ă la destruction des programmes sociaux-dĂ©mocrates.
Jusqu'à l'intervention russe en Ukraine l'année derniÚre, rapporte le Times, les membres européens de l'OTAN prévoyaient d'augmenter leurs dépenses de défense d'un modeste 14 %, pour atteindre 1,8 trillion de dollars. "Aujourd'hui, les dépenses devraient augmenter de 53 à 65 %", peut-on lire.
Et ensuite :
Cela signifie que des centaines de milliards de dollars qui auraient pu ĂȘtre utilisĂ©s pour, par exemple, investir dans la rĂ©paration de ponts et d'autoroutes, les soins aux enfants, la recherche sur le cancer, la rĂ©installation de rĂ©fugiĂ©s ou les orchestres publics, devraient ĂȘtre redirigĂ©s vers l'armĂ©e.
Patricia Cohen et Liz Alderman, qui co-Ă©crivent ce reportage, pourraient tout aussi bien en ĂȘtre les auteurs. Elles se livrent ensuite Ă l'Ă©trange habitude prise par les correspondants amĂ©ricains Ă l'Ă©tranger depuis la fin de la guerre froide. Vous pouvez ĂȘtre Ă Paris, Berlin ou ailleurs, mais lorsque vous avez besoin d'une citation pour Ă©tayer votre argumentation, appelez un AmĂ©ricain qui vous dira tout sur ce qui se passe lĂ oĂč vous ĂȘtes, d'un cĂŽtĂ© ou de l'autre de l'ocĂ©an.
Voici donc un idéologue néo-libéral fiable, qui professe dans une institution néo-libérale fiable :
"Les pressions sur les dĂ©penses en Europe seront Ă©normes, sans mĂȘme tenir compte de la transition verte", a dĂ©clarĂ© Kenneth Rogoff, professeur d'Ă©conomie Ă Harvard. "L'ensemble du filet de sĂ©curitĂ© sociale europĂ©en est trĂšs vulnĂ©rable face Ă ces besoins importantsâ.
Il est impossible de ne pas remarquer la jubilation triomphaliste qui se dĂ©gage de la prose de Cohen et Alderman. Lisez l'article. DĂšs les premiers paragraphes, il a retenu mon attention. C'est le MIC* ĂŒber alles - enfin, Dieu merci, etc.
Hier, vendredi, Berlin a annoncé un programme d'aide militaire à l'Ukraine d'une valeur de 2,7 milliards d'euros, soit un peu moins de 3 milliards de dollars, son engagement le plus important à ce jour. La jubilation du Times est plus discrÚte cette fois-ci, mais elle n'en est pas moins évidente.
"Mais dans la plupart des pays europĂ©ens, Ă©crivent Cohen et Alderman vers la fin, les douloureux compromis budgĂ©taires ou les augmentations d'impĂŽts qui seront nĂ©cessaires n'ont pas encore Ă©tĂ© rĂ©percutĂ©s dans la vie quotidienneâ. Il s'agit lĂ d'un point important. Que se passera-t-il lorsque ce cas de "ruissellement" se rĂ©percutera enfin sur la vie quotidienne ?
Il ne fait aucun doute que ceux qui prétendent représenter les Européens sont aujourd'hui fermement attachés à "l'American way" (si ce n'est nécessairement à la vérité et à la justice). L'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a publié à la fin du mois dernier un rapport indiquant que les dépenses de défense de l'Europe ont connu en 2022 leur plus forte augmentation depuis 30 ans. Cohen et Alderman parlent d'un "spendathon" [dépensathon "], ce qu'elles approuvent, évidemment.
Mais je ne suis pas certain de la rĂ©action des EuropĂ©ens lorsqu'ils auront enfin leur moment Colin Powell, lorsque ceux qui mĂšnent le spectacle leur diront que leurs dividendes de la paix doivent dĂ©sormais ĂȘtre dĂ©pensĂ©s pour la machinerie de guerre, et qu'il s'agit d'obusiers au lieu d'hĂŽpitaux, comme l'ont dit les journalistes du Times. Ne l'oublions pas : les sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes ne sont pas aussi atomisĂ©es que les sociĂ©tĂ©s amĂ©ricaines, comme je l'ai dĂ©jĂ notĂ© dans cet espace. Leurs cultures politiques ont encore une certaine forme de chaĂźne et de trame.
John Pilger m'a rĂ©cemment envoyĂ© la vidĂ©o d'une interview qu'il a rĂ©alisĂ©e avec Martha Gellhorn Ă la fin de sa vie. La grande et regrettĂ©e Gellhorn y dĂ©clarait : "Avant, je pensais que les gens avaient les dirigeants qu'ils mĂ©ritaient. Ce n'est plus le cas dĂ©sormaisâ. C'est le cas en Europe aujourdâhui, sinon, peut-ĂȘtre, dans cette AmĂ©rique politiquement somnambule.
Le court terme pour les Européens est clair, précis : ils ont été enrÎlés dans la deuxiÚme guerre froide, qu'ils le veuillent ou non. Rien d'autre n'est plus certain, me semble-t-il. Espérons que les Européens seront capables d'entretenir une certaine flamme, la flamme des possibles, et que l'article que j'analyse ici ne sera rien d'autre qu'une nouvelle affaire suédoise qui ne fonctionne pas.
* MIC, pour Multinational Interoperability Council (Conseil multinational pour l'interopĂ©rabilitĂ©) : sa vocation est de rĂ©soudre les difficultĂ©s d'interopĂ©rabilitĂ© en coalition, il associe les mĂȘmes six pays identifiĂ©s dans Alliance Base : Allemagne, Australie, Canada, Etats-Unis, France et Royaume-Uni. Le MIC est nettement sous influence amĂ©ricaine.