đâđš Les gazoducs Nord Stream et le pĂ©ril sĂ©curitaire
âL'inĂ©vitable rĂ©conciliation entre Russie & Allemagne est une grande source de peurâ, a dĂ©clarĂ© Emmanuel Todd, et, citant mon article, âc'est pourquoi les AmĂ©ricains ont sabotĂ© le gazoduc Nordstreamâ.
đâđš Les gazoducs Nord Stream et le pĂ©ril sĂ©curitaire
Par Seymour Hersh, le 6 février 2024
Ce jeudi marque le premier anniversaire de la décision du président Joe Biden relaté dans mon article, à l'automne 2022, d'envoyer un signal résolu à Vladimir Poutine en détruisant les gazoducs russes Nord Stream 1 et 2. Nord Stream 1 avait fait de l'Allemagne la puissance économique la plus importante d'Europe occidentale.
Je ne m'attarderai pas sur l'incapacité des grands médias à donner suite à cette histoire - certains journalistes, comme je l'ai appris il y a des décennies, ont des sources internes, d'autres pas. Mais je vais vous faire part d'une leçon que j'ai apprise au sujet des signaux présidentiels du type de ceux qui sont actuellement lancés contre les Houthis au Yémen, contre les Iraniens, qui seraient à l'origine d'une grande partie de l'anti-américanisme au Moyen-Orient, et, bien sûr, contre Moscou dans la guerre d'Ukraine.
C'est une histoire de guerre froide qui m'a Ă©tĂ© racontĂ©e par quelqu'un qui Ă©tait imprĂ©gnĂ© de l'histoire des premiers jours de l'intervention amĂ©ricaine au ViĂȘt Nam. AprĂšs la Seconde Guerre mondiale, les Ătats-Unis ont soutenu le mauvais camp en Chine, et les forces communistes dirigĂ©es par Mao Zedong ont dĂ©clarĂ© la victoire en 1949. Cette victoire a Ă©tĂ© perçue comme un nouveau revers pour les autoritĂ©s amĂ©ricaines qui cherchaient Ă contenir le communisme dans le monde entier. La politique d'endiguement Ă©tait alors la principale stratĂ©gie des Ătats-Unis, et le soutien de Mao Ă Ho Chi Minh, le leader vietnamien qui a vaincu les Français en 1954, lors de la bataille de Diem Bien Phu, a suscitĂ© des inquiĂ©tudes, en dĂ©pit de l'aide officieuse apportĂ©e par les AmĂ©ricains Ă la France. Une confĂ©rence internationale pour la paix, peu remarquĂ©e, tenue cette annĂ©e-lĂ Ă GenĂšve, a conclu, triomphe de la diplomatie rationnelle oblige, que le ViĂȘt Nam serait divisĂ©, Ho dominant le Nord et un rĂ©gime non communiste devant ĂȘtre mis en place dans le Sud.
La peur du communisme aux Ătats-Unis a dĂ©terminĂ© la suite des Ă©vĂ©nements dans le Sud, puisque l'administration Eisenhower, forte du soutien de l'Ăglise catholique et de nombreux membres du CongrĂšs amĂ©ricain, dont le sĂ©nateur John F. Kennedy du Massachusetts nouvellement Ă©lu, ainsi que son puissant pĂšre, l'homme d'affaires Joseph Kennedy, a installĂ© Ă la prĂ©sidence Ngo Dinh Diem, un sudiste francophone et fervent catholique. Diem n'avait pas grand-chose en commun avec les bouddhistes et les catholiques du Sud qui dĂ©testaient les Français, mais son accession Ă la prĂ©sidence fut un signal pour Ho Chi Minh et les Chinois que l'AmĂ©rique Ă©tait prĂ©sente dans le Sud pour contenir l'expansion du communisme dans la pĂ©ninsule, au Laos et au Cambodge.
On croit comprendre ce qui s'est passé au cours des dix-neuf années qui ont suivi, alors que l'Amérique menait sa guerre de contention, mais la plupart du temps, la réalité n'est pas tout à fait celle-là . AprÚs la mort de millions de Vietnamiens et de plus de 58 000 Américains, Saigon est tombée aux mains du Nord le 30 avril 1975. La scÚne cruelle des Vietnamiens désespérés s'accrochant au train d'atterrissage du dernier hélicoptÚre américain fuyant le toit de l'ambassade à Saigon est une image que ma génération n'oubliera jamais. Le Cambodge, dont les divers régimes avaient été appuyés par des milliers de bombes américaines, est tombé aux mains des Khmers rouges communistes dans les derniers jours d'avril, avec un nouveau gouvernement en place à la fin du mois de mai. En août, les communistes du Pathet Lao ont consolidé une victoire remportée des mois plus tÎt sur les champs de bataille en prenant officiellement le contrÎle du gouvernement.
Et que s'est-il passé ensuite ?
Nous avons perdu une guerre, nous l'avons oublié, et sommes passés à autre chose.
Le Cambodge a Ă©tĂ© repris par les fanatiques Khmers rouges, dirigĂ©s par Pol Pot, qui ont dĂ©clenchĂ© une vague de meurtres et d'atrocitĂ©s qui ont horrifiĂ© le monde entier. Les vainqueurs communistes du Sud-Vietnam ont entamĂ© une purge de milliers de personnes considĂ©rĂ©es, Ă tort ou Ă raison, comme des sympathisants occidentaux, dont de nombreux Sudistes enrĂŽlĂ©s ou enrĂŽlĂ©s de force dans l'armĂ©e sud-vietnamienne. Ils ont Ă©tĂ© enfermĂ©s dans des camps de rĂ©Ă©ducation qui combinaient le travail physique et la torture mentale. Parmi les prisonniers figuraient de nombreux membres des alliĂ©s fidĂšles du Nord, connus des AmĂ©ricains sous le nom de ViĂȘt-cong, qui n'Ă©taient pas communistes mais nationalistes.
Aujourd'hui, le ViĂȘt Nam est un pays non communiste stabilisĂ©, dont l'AmĂ©rique est le principal partenaire commercial, et qui constitue une Ă©tape touristique majeure pour les AmĂ©ricains et les EuropĂ©ens. On peut en dire autant d'Ankor Wat, au Cambodge, avec son ensemble de temples millĂ©naires. Il y a quelques annĂ©es, j'ai jouĂ© au golf dans une station balnĂ©aire et j'ai fait du tourisme avec ma famille. Le Laos communiste reste relativement isolĂ©, mais il se modernise vite et est un partenaire commercial majeur de la Chine.
Tout ce pour quoi l'Amérique s'est battue, a péri et a tué a disparu en l'espace de quelques mois. Tant pis pour l'endiguement. Et tant pis pour les signaux. C'est une leçon que l'administration Biden n'a pas su retenir, ou qui ne l'a pas intéressée, au début de l'année 2022, lorsqu'il semblait évident que Vladimir Poutine allait mener la Russie à la guerre contre l'Ukraine. Tout au long de sa carriÚre politique, Joe Biden a longtemps été un fervent opposant à la Russie, et avant cela au communisme soviétique, et il a tout particuliÚrement vilipendé Poutine.
Il est aujourd'hui largement admis que Poutine aurait retardĂ© ou annulĂ© l'invasion si le secrĂ©taire d'Ătat Antony Blinken lui avait assurĂ© que l'Ukraine ne serait pas autorisĂ©e Ă rejoindre l'OTAN. Cette promesse n'a pas Ă©tĂ© faite. Au lieu de cela, Joe Biden a publiquement averti Poutine, deux semaines avant l'attaque russe, que l'AmĂ©rique dĂ©truirait le gazoduc nouvellement construit, Nord Stream 2, qui Ă©tait sur le point d'acheminer le gaz russe vers l'Allemagne. Poutine avait dĂ©jĂ ralenti puis coupĂ© le gazoduc existant, Nord Stream 1, qui avait commencĂ© Ă livrer du gaz Ă l'Allemagne dix ans plus tĂŽt.
Le gaz bon marchĂ© a permis Ă l'Allemagne de devenir la principale entitĂ© industrielle d'Europe occidentale. Depuis la fin des annĂ©es 1950, les Ătats-Unis et leurs alliĂ©s d'Europe occidentale s'inquiĂštaient de l'impact politique de l'Ă©nergie russe.
L'idĂ©e de faire exploser Nord Stream 1 et 2 est venue de la communautĂ© amĂ©ricaine du renseignement, dirigĂ©e Ă l'Ă©poque par la CIA. Fin 2021, la communautĂ© avait Ă©tĂ© invitĂ©e Ă proposer des options - des interventions amĂ©ricaines - susceptibles de convaincre Poutine de faire marche arriĂšre. C'est dans cette optique qu'une unitĂ© trĂšs secrĂšte de la CIA a Ă©tĂ© organisĂ©e pour trouver un moyen de faire ce que voulait le prĂ©sident Biden : faire planer sur le prĂ©sident Poutine une menace susceptible de l'empĂȘcher d'entrer en guerre. Fort de cette confiance en la CIA, Joe Biden a stupĂ©fiĂ© la communautĂ© du renseignement en menaçant de faire exploser Nord Stream lors d'une confĂ©rence de presse Ă la Maison Blanche le 7 fĂ©vrier 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz se tenant Ă ses cĂŽtĂ©s.
L'Ă©quipe de la CIA, installĂ©e dans le secret en NorvĂšge, a continuĂ© Ă travailler sur sa mission et a trouvĂ© un moyen de mener Ă bien cette tĂąche complexe au dĂ©but du printemps. Pour certains planificateurs, il Ă©tait alors entendu que Biden appuierait sur la gĂąchette et dirait publiquement Ă Poutine qu'il avait fait ce qu'il avait menacĂ© de faire et que lui, Poutine, devait comprendre qu'il avait affaire Ă un prĂ©sident amĂ©ricain dont les paroles devaient ĂȘtre prises au sĂ©rieux. Mais Biden a changĂ© d'avis Ă la derniĂšre minute - le timing avait Ă©tĂ© fixĂ© pour l'explosion sous-marine de bombes placĂ©es lĂ auparavant - et l'opĂ©ration a Ă©tĂ© suspendue. L'Ă©quipe de la CIA n'a reçu aucune explication, et les bombes amĂ©ricaines ont Ă©tĂ© laissĂ©es en place, pour ĂȘtre dĂ©clenchĂ©es lorsque Biden le souhaiterait.
L'Ă©quipe amĂ©ricaine a Ă©tĂ© dissoute, certains d'entre eux Ă©tant irritĂ©s par le refus du prĂ©sident de faire ce qu'on leur avait dit ĂȘtre le but de leur mission : montrer Ă Poutine que ses actions auraient des consĂ©quences immĂ©diates. Les mines ont explosĂ© Ă distance Ă la demande de Biden le 26 septembre, six mois aprĂšs le dĂ©but de la guerre en Ukraine, pour des raisons qui n'ont jamais Ă©tĂ© Ă©lucidĂ©es, car la Maison Blanche de Biden a insistĂ© Ă l'Ă©poque, et jusqu'Ă aujourd'hui, sur le fait qu'elle n'avait rien Ă voir avec les explosions.
AprĂšs les explosions, qui ont fait la une de l'actualitĂ© internationale, il a fallu quatre jours pour qu'un correspondant de la Maison-Blanche Ă©voque la question du Nord Stream. M. Biden a qualifiĂ© les attentats d'âacte dĂ©libĂ©rĂ© de sabotageâ et a affirmĂ© que les Russes âdiffusaient des informations erronĂ©es et des propos mensongers Ă ce sujetâ. Un journaliste a ensuite demandĂ© au conseiller Ă la sĂ©curitĂ© nationale Jake Sullivan, lors d'une confĂ©rence de presse, si lui et les autres membres de la presse devaient interprĂ©ter les dĂ©clarations du prĂ©sident comme signifiant que âles Ătats-Unis pensent dĂ©sormais que la Russie est probablement responsable de cet acte de sabotageâ.
Sullivan - qui, comme je l'ai rapporté en février dernier, a été l'acteur principal dans l'élaboration d'une menace secrÚte potentielle d'avant-guerre pour la Russie - a fourni une réponse dont le degré de confusion était ahurissant.
âTout d'abord, a-t-il rĂ©pondu, la Russie a fait ce qu'elle fait souvent lorsqu'elle est responsable de quelque chose, c'est-Ă -dire accuser quelqu'un d'autre de l'avoir fait. Nous l'avons constatĂ© Ă maintes reprises au fil du tempsâ.
Il a ajoutĂ© que le prĂ©sident Ă©tait Ă©galement trĂšs clair - ce qui n'Ă©tait pas le cas - sur la nĂ©cessitĂ© de poursuivre l'enquĂȘte avant que le gouvernement des Ătats-Unis ne soit prĂȘt Ă se prononcer sur la responsabilitĂ© de la Russie dans cette affaire. La Maison-Blanche, a-t-il dit, ne prendra pas de âdĂ©cision dĂ©finitiveâ tant que ses alliĂ©s dans la rĂ©gion n'auront pas achevĂ© leur enquĂȘte.
M. Sullivan a dĂ©clarĂ© que la suggestion de la Russie selon laquelle les Ătats-Unis Ă©taient impliquĂ©s dans l'attentat Ă la bombe Ă©tait âtout Ă fait inexacte. Les Russes savent que c'est faux, comme dâhabitudeâ.
La SuĂšde et le Danemark, dont les gouvernements avaient toutes les raisons de savoir ce qui s'Ă©tait passĂ©, ont annoncĂ© dans les jours qui ont suivi les explosions qu'ils collaboreraient pour enquĂȘter sur les explosions. Le 2 octobre, l'Allemagne a dĂ©clarĂ© qu'elle collaborerait avec la SuĂšde et le Danemark dans le cadre de l'enquĂȘte. Douze jours plus tard, le ministĂšre russe des affaires Ă©trangĂšres a exprimĂ© sa âperplexitĂ©â d'avoir Ă©tĂ© exclu de l'enquĂȘte. Ce mĂȘme jour, la SuĂšde a dĂ©clarĂ© qu'elle ne participerait pas Ă l'enquĂȘte car celle-ci impliquerait le transfert d'informations liĂ©es Ă la SĂ©curitĂ© nationale de la SuĂšde.
Depuis, la SuĂšde et le Danemark n'ont rien dit de plus sur la cause des attentats sous-marins, alors que ces deux pays savaient, comme je l'ai Ă©crit, que les Ătats-Unis s'entraĂźnaient Ă la plongĂ©e sous-marine dans la mer Baltique durant des mois avant les explosions. Que les deux pays n'aient pas menĂ© Ă bien leur enquĂȘte peut s'expliquer par le fait, comme on me l'a dit, que certains hauts fonctionnaires des deux pays avaient parfaitement saisi la situation.
Depuis, les Ătats-Unis ont opposĂ© leur veto Ă au moins une tentative de la Russie d'obtenir des Nations unies une enquĂȘte indĂ©pendante sur les explosions. La communautĂ© du renseignement amĂ©ricain a soutenu, avec des responsables allemands, certains tĂ©moignages de journalistes sur l'attentat Ă la bombe contre le gazoduc. Ces articles citent invariablement un yacht de 15 mĂštres qui aurait servi Ă effectuer des plongĂ©es techniques Ă haut risque.
Rien ne prouve que le prĂ©sident Biden, au cours des seize mois qui ont suivi la destruction des gazoducs, ait âchargĂ©â - un mot savant dans la communautĂ© amĂ©ricaine du renseignement - ses experts de mener une enquĂȘte sur les explosions Ă partir de toutes les sources. Aucun haut dirigeant allemand, y compris le chancelier Olaf Scholz, rĂ©putĂ© proche du prĂ©sident Biden, n'a fait d'efforts significatifs pour dĂ©terminer qui avait fait quoi. Une enquĂȘte ultĂ©rieure, rĂ©clamĂ©e par certains membres du Bundestag, le parlement allemand, a Ă©tĂ© diligentĂ©e, mais ses conclusions n'ont pas Ă©tĂ© rendues publiques pour ce que l'on dit ĂȘtre des raisons de SĂ©curitĂ© nationale.
Le dernier mot sur tout cela revient Ă Emmanuel Todd, un dĂ©mographe et politologue français qui s'est fait connaĂźtre en Europe en 1976, Ă l'Ăąge de vingt-cinq ans, pour avoir prĂ©dit que l'Union soviĂ©tique Ă©tait vouĂ©e Ă l'Ă©chec, en se fondant notamment sur l'augmentation des taux de mortalitĂ© infantile. Il est devenu de plus en plus critique Ă l'Ă©gard de la politique Ă©trangĂšre amĂ©ricaine, en particulier concernant son soutien permanent Ă l'Ukraine, qu'il a dĂ©crit de maniĂšre caustique comme âune dĂ©faite pour l'Occident sans ĂȘtre une victoire pour la Russieâ.
Dans une interview récente, il a affirmé que
âl'un des grands objectifs de la politique amĂ©ricaine, et donc de l'OTAN, Ă©tait d'empĂȘcher l'inĂ©vitable rĂ©conciliation de la Russie et de l'Allemagneâ
alors que la Russie, malgrĂ© les sanctions amĂ©ricaines, remportait la guerre en Ukraine et faisait Ă nouveau âpreuve de stabilitĂ© Ă©conomiqueâ.
âC'est une grande source de peurâ, a dĂ©clarĂ© M. Todd, âet c'est pourquoi les AmĂ©ricainsâ - il a citĂ© mon article sur le Nord Stream - âont fait exploser le gazoduc Nord Streamâ.
Au moment oĂč Biden a ordonnĂ© la destruction des gazoducs, les AmĂ©ricains craignaient que le chancelier Scholz ne change d'avis et ne laisse passer le gaz, apaisant ainsi les inquiĂ©tudes Ă©conomiques allemandes et rĂ©tablissant une force Ă©nergĂ©tique importante pour l'industrie allemande, alors qu'il avait interrompu, Ă la demande de Washington, l'acheminement de 1 200 km de gaz russe dans le nouveau gazoduc Nord Stream 2, prĂȘt Ă ĂȘtre livrĂ© Ă un port allemand Ă l'automne 2021. Cela n'a pas Ă©tĂ© autorisĂ©, et l'Allemagne est depuis plongĂ©e dans la tourmente Ă©conomique et politique.