đâđš Les journalistes, les Ă©tudiants & le pouvoir
Cubains, Syriens, Vénézuéliens, Irakiens, Nigériens, Nicaraguayens et autres - adoptons la célÚbre phrase de l'aprÚs-11 septembre en la reformulant : Nous sommes désormais tous des Palestiniens.
đâđš Les journalistes, les Ă©tudiants & le pouvoir
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 2 mai 2024
Les médias américains ne sont jamais à court pour ce qui est de leur remarquable combinaison de suffisance et d'irresponsabilité. Mais la semaine derniÚre, les principaux quotidiens et magazines sont passés de l'écarlate au cramoisi soutenu. Plus c'est brillant, mieux c'est, lorsque les manquements de nos médias sont exposés de telle sorte que les lecteurs ne peuvent plus manquer les illusions et les diversions qui constituent désormais leur finalité.
Jeudi dernier, je parcourais au petit-dĂ©jeuner les nouvelles de la nuit sur le gĂ©nocide israĂ©lo-amĂ©ricain Ă Gaza lorsque je suis tombĂ© sur le titre du New York Times : âLes lingettes de lessive sont de mĂ©diocres agents nettoyantsâ. Ouah ! C'est un sujet que le Times suit depuis son premier article du 5 avril, âLes 5 meilleurs dĂ©tergents pour la lessive de 2024â, mais mes amis de la huitiĂšme avenue ont voulu mĂ©nager le suspense. Enfin, je pouvais partir Ă l'assaut de la journĂ©e avec la certitude d'ĂȘtre un AmĂ©ricain bien informĂ© et tout Ă fait engagĂ©.
Jeudi, jeudi⊠n'Ă©tait-ce pas le jour oĂč l'Office de secours et de travaux des Nations unies a signalĂ© que les opĂ©rations militaires israĂ©liennes âse poursuivent depuis les airs, la terre et la merâ et que âdans le nord de Gaza, seuls cinq hĂŽpitaux restent opĂ©rationnels, et dans le sud, sixâ ? Oui, j'ai dĂ» lire cela sur un site web de l'ONU, mais le Times a dĂ» manquer d'espace dans son Ă©dition.
J'ai été encore mieux informé dimanche dernier, lorsque le New Yorker a publié une longue conversation délicieusement inepte entre David Remnick, qui a trÚs bien supervisé la ruine de ce qui était autrefois un bon magazine, et Jerry Seinfeld, l'humoriste qui a toujours beaucoup de choses vitales à raconter. L'occasion fut ... mais je vais laisser à Remnick le soin de l'expliquer :
âEt maintenant, pour la premiĂšre fois, il a rĂ©alisĂ© un film. Il s'agit de l'histoire d'un moine orthodoxe russe du XVIe siĂšcle qui se laisse mourir de faim plutĂŽt que de cĂ©der aux dĂ©prĂ©dations de la sociĂ©tĂ© tsariste. Non, pas vraiment. Il s'agit de la course entre Kellogg et Post au dĂ©but des annĂ©es soixante pour inventer le Pop-Tart. Oui, c'est vrai. Le film s'intitule âUnfrostedâ [DĂ©gelĂ©] et sera diffusĂ© sur Netflix le 3 mai. C'est incroyablement bĂȘte, mais dans le bon sens du termeâ.
ExtrĂȘmement bĂȘte, dans le bon sens du terme. Je pense avoir compris.
Dans le reste de l'actualitĂ©, comme on dit dans le monde de l'audiovisuel, les forces d'occupation israĂ©liennes ont continuĂ© Ă bombarder Rafah, comme l'article de Remnick l'a rĂ©vĂ©lĂ© dimanche dernier - Rafah, la ville du sud de Gaza oĂč les forces d'occupation israĂ©liennes avaient ordonnĂ© aux Gazaouis de fuir pour leur sĂ©curitĂ© alors que, eux, les IsraĂ©liens, bombardaient et dĂ©truisaient au bulldozer le nord de Gaza jusqu'Ă le rendre inhabitable.
Mais ne laissons pas ces brutalités médiévales, cette sauvagerie qui nous coûte tant, perturber notre psychisme. Avec quoi nos médias doivent-ils remplir nos esprits ? Le largage de munitions américaines sur des enfants palestiniens ou l'histoire des Pop-Tarts, racontée avec humour ?
Nous connaissions la rĂ©ponse au moment oĂč le New Yorker a publiĂ© le badinage boutonneux partagĂ© par Remnick et Seinfeld, parce que nous avions regardĂ© - la semaine derniĂšre - le dĂźner des correspondants de la Maison Blanche samedi soir dernier. Nous avons vu un flot de journalistes avides d'un lien social Ă©phĂ©mĂšre avec la cĂ©lĂ©britĂ© et le pouvoir dĂ©ambuler dĂ©daigneusement devant des manifestants contre le gĂ©nocide israĂ©lo-Ă©tats-unien. Nous avons vu Medea Benjamin, de Code Pink, se faire expulser du dĂźner pour avoir brandi une pancarte sur laquelle on pouvait lire â100 journalistes tuĂ©s Ă Gazaâ.
Et nous avons entendu Colin Jost conclure, avec ses 23 minutes d'humour parfois mordant, par une ode Ă ce qui a le plus manquĂ© dans cette salle remplie de poseurs sans cervelle. âLa dĂ©cence est la raison pour laquelle nous sommes tous ici ce soirâ, a dĂ©clarĂ© l'humoriste de tĂ©lĂ©vision, imperturbable. âLa dĂ©cence, c'est ce qui nous permet d'ĂȘtre ici ce soirâ. Ă ce moment-lĂ , Jost, qui n'est au fond qu'un bouffon de cour, avait dĂ©jĂ dit Ă son public de prĂ©tendus journalistes narcissiques : âVos mots expriment la vĂ©ritĂ© au pouvoir. Vos mots illuminent les tĂ©nĂšbresâ.
Oui, croyez-le ou non, au printemps 2024, on entend encore ce genre de propos sur des journalistes d'entreprise. Et ceux Ă qui l'on s'adresse les prennent pour argent comptant.
Des mots. Les mots. Le langage, ses usages et ses abus.
En passant en revue la semaine Ă©coulĂ©e dans nos mĂ©dias, j'ai pensĂ© Ă un livre qui Ă sa sortie, au milieu des annĂ©es 1990, m'a beaucoup impressionnĂ©. Dans âThe Unconscious Civilizationâ [House of Anansi, 1995 ; Free Press, 1997], John Ralston Saul, universitaire et Ă©crivain canadien, a trĂšs tĂŽt identifiĂ© la dĂ©connexion entre le langage, tel qu'il est utilisĂ© dans notre discours public, et la rĂ©alitĂ©. L'expansion de la connaissance n'a pas entraĂźnĂ© d'expansion de la conscience, a observĂ© Saul. Au contraire, elle nous a poussĂ©s Ă nous rĂ©fugier dans un univers d'illusions oĂč la clartĂ© du langage devient une sorte de transgression. Nous nous privons de conscience. Les idĂ©ologies se substituent Ă la pensĂ©e.
Et puis j'ai songĂ© Ă tout autre chose. J'ai pensĂ© Ă tous ces Ă©tudiants aux principes limpides qui plantent des tentes, occupent des bĂątiments et brandissent des pancartes Ă travers les Ătats-Unis pour soutenir la cause palestinienne, c'est-Ă -dire la cause de l'humanitĂ©. J'en suis venu Ă me demander en quoi les Ă©tudiants qui manifestent diffĂšrent des journalistes qui Ă©crivent sur les dĂ©tergents Ă lessive et la malbouffe au petit-dĂ©jeuner ou qui dissimulent du mieux qu'ils peuvent les atrocitĂ©s quotidiennes commises Ă Gaza. Si la question suppose que les deux sont comparables, tant mieux. Je pense qu'ils le sont Ă certains Ă©gards essentiels.
Si nous comprenons que ces gens qui peuplent les mĂ©dias d'entreprise sont douloureusement reprĂ©sentatifs de l'inconscience de notre civilisation - et je ne vois pas comment on pourrait contester cela -, nous pouvons nous en tenir aux termes de Saul et tourner notre regard pour reconnaĂźtre que ceux qui manifestent dans de nombreux collĂšges et universitĂ©s amĂ©ricains sont, avant toute autre chose, des ĂȘtres humains Ă la conscience aigĂŒe. Puisse l'avenir leur appartenir. Ils sont rivĂ©s Ă la rĂ©alitĂ©, alors que la classe mĂ©diatique s'en dĂ©tourne. Alors que les journalistes d'entreprise se cachent dans une forĂȘt de futilitĂ©s, les Ă©tudiants dont nous parlons tous les jours ne se rĂ©fugient nulle part, Ă moins de prendre en compte toutes les tentes qu'ils ont dressĂ©es sur les terrains et les espaces verts des campus. Au moment oĂč j'Ă©cris, les Ă©tudiants de Columbia et d'autres universitĂ©s sont assiĂ©gĂ©s par la police en tenue anti-Ă©meute - ou, Ă UCLA, par des voyous, probablement des Ă©tudiants mais peut-ĂȘtre pas, qui brandissent des bĂątons pour dĂ©fendre la cause sioniste.
Il faut Ă©couter le langage des manifestants, non seulement pour ce qu'ils disent, mais aussi pour la maniĂšre dont ils le disent. La diction, la simplicitĂ© et la clartĂ© de leurs banderoles et de leurs dĂ©clarations publiques ont la force de la vraie conviction. Reconnecter le langage Ă la rĂ©alitĂ© est au cĆur de notre rĂ©veil de la conscience, affirme Saul. Ou encore, selon Hannah Arendt :
âNous rendons humain ce qui se passe dans le monde et en nous-mĂȘmes uniquement en en parlant, et c'est en en parlant que nous apprenons Ă ĂȘtre humainsâ.
Donc, en parlant, les manifestants s'humanisent eux-mĂȘmes.
Mettez cela en parallÚle avec la couverture des manifestations par les médias dominants. Elle est truffée de termes vagues, d'articles volontairement obscurs qui présentent la distinction parfaitement évidente entre antisionisme et antisémitisme comme une sorte d'énigme insoluble. C'est absurde. J'ai entendu de nombreux Juifs se plaindre que le sionisme leur volait leur religion, leurs croyances et leur identité et, de ce fait, ils considÚrent que le sionisme est ce qu'il y a de plus antisémite parmi nous.
Cette histoire d'antisĂ©mitisme partout, ou d'antisĂ©mitisme âdans le sillage des manifestationsâ - une phrase du New York Times chargĂ©e de suggestions malintentionnĂ©es mais sans signification prĂ©cise - est un cas d'abus de langage pour les raisons les plus cyniques et les plus corrompues qui soient. Ce mercredi, nous avons assistĂ© Ă un vote Ă la Chambre des reprĂ©sentants sur une proposition de loi qui dĂ©finira toute critique d'IsraĂ«l comme Ă©tant antisĂ©mite. J'accuse les mĂ©dias grand public d'avoir encouragĂ© depuis de nombreuses annĂ©es cet abus de langage en prĂ©tendant que ces Ă©quivalences mĂ©ritent d'ĂȘtre prises ne serait-ce qu'un peu au sĂ©rieux.
Entre les manifestants et les journalistes, il y a de la clarté et du flou - du langage maßtrisé et du langage détourné. Il y a, une fois de plus, beaucoup d'espoir implicite dans la premiÚre, et aucun dans la seconde.
Une question divise, plus radicalement que toute autre, ceux qui agissent au nom du peuple palestinien et ceux qui ignorent ou occultent l'agression israélo-américaine. Il s'agit de la question des pouvoirs.
Regardez les David Remnick, ou ceux qui assistent au dĂźner des correspondants de la Maison Blanche (devenu une obscĂ©nitĂ© imbĂ©cile bien avant la crise de Gaza), ou encore le correspondant du Times chargĂ© des dĂ©licates questions de blanchisserie. Que font ces gens si ce n'est fuir pour leur vie - ou au moins leur carriĂšre - toute confrontation sĂ©rieuse avec le pouvoir ? Les participants au dĂźner de la Maison Blanche, si dĂ©sireux de s'identifier au pouvoir et Ă son lointain cousin dĂ©motique, la cĂ©lĂ©britĂ© : ne sont-ils pas simplement les serviteurs de l'Ătat qu'ils sont censĂ©s dĂ©noncer ?
Vous avez peut-ĂȘtre remarquĂ© que j'ai traitĂ© en bloc ceux qui refusent de couvrir honnĂȘtement les atrocitĂ©s quotidiennes Ă Gaza - ou toute autre crise Ă laquelle est confrontĂ© notre imperium en dĂ©liquescence, d'ailleurs - et ceux qui remplissent leurs journaux de... quelle expression, dĂ©jĂ ? ... des ordures insidieuses. Pour l'expliquer, je propose d'introduire la notion de dĂ©rĂ©liction passive.
Les affabulateurs comme Jeffrey Gettleman sont les serviteurs du pouvoir les plus serviles, c'est vrai. Et entre parenthĂšses, j'ai hĂąte de voir ce que le Times, qui est pourtant trĂšs inventif lorsqu'il s'agit de punir les correspondants qui l'embarrassent, va faire de Gettleman maintenant que ses histoires de âviolences sexuellesâ se sont si ouvertement effondrĂ©es. Le service immobilier de Manhattan, peut-ĂȘtre ?
Mais aucun des journalistes qui pondent des articles sur les mĂ©rites ou non de telle ou telle lessive, ou sur l'importance pour BeyoncĂ© de se laver les cheveux - si si, j'ai lu un article Ă ce sujet l'autre jour - ne peut prĂ©tendre Ă©chapper aux responsabilitĂ©s qui incombent aux journalistes professionnels. Ceux qui contribuent Ă remplir les journaux de cochonneries distrayantes pour Ă©clipser l'information digne d'intĂ©rĂȘt, en particulier en pĂ©riode de crise comme la nĂŽtre, sont Ă©galement complices de la confusion et de la dĂ©sinformation de l'opinion publique au service du pouvoir. C'est Ă cela que ressemble le soma, cette drogue perversement apaisante imaginĂ©e par Huxley dans âLe meilleur des mondesâ. Ces gens-lĂ en administrent des doses quotidiennes.
En revanche, si les manifestants qui font trembler leurs administrations, leurs services de police et beaucoup de gens Ă Washington ont une chose en commun, c'est bien leur dĂ©termination sans faille et affichĂ©e Ă affronter le pouvoir. Ce qui les a fait descendre dans la rue et dans les locaux de leurs universitĂ©s, c'est l'utilisation dĂ©pravĂ©e, dans l'histoire universelle, du pouvoir pour exterminer un peuple. Ils sont exactement lĂ oĂč ils devraient ĂȘtre. Mais j'espĂšre qu'ils comprendront que le gĂ©nocide israĂ©lo-amĂ©ricain n'est que la manifestation d'une question bien plus vaste, celle du pouvoir impĂ©rial tardif.
Et j'espÚre qu'ils ne lùcheront pas l'affaire lorsqu'ils reconnaßtront, comme ils le devront un jour, que c'est cette question plus vaste qu'il faut aborder si l'on veut servir l'humanité qu'ils défendent. Cubains, Syriens, Vénézuéliens, Irakiens, Nigériens, Nicaraguayens et autres - adoptons la célÚbre phrase de l'aprÚs-11 septembre en la reformulant : Nous sommes désormais tous des Palestiniens.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier.
https://scheerpost.com/2024/05/02/patrick-lawrence-of-journalists-students-and-power/