👁🗨 Les libertés fondamentales de la presse au cœur de l'affaire Julian Assange
Dans la guerre pour l'extradition d’Assange, les États-Unis affirment leur droit de traquer n'importe quel journaliste n'importe où dans le monde, de l'extrader & le jeter dans une prison américaine.
👁🗨 Les libertés fondamentales de la presse au cœur de l'affaire Julian Assange
Par Chip Gibbons, le 26 février 2024
Au moins une demi-heure avant que la Royal Court of Justice n'ouvre ses portes le mardi 20 février, des milliers de personnes s'étaient déjà rassemblées à l'extérieur du palais de justice. Deux heures plus tard, deux juges britanniques allaient entendre durant deux jours d'arguments dans ce qui pourrait être l'ultime plaidoyer du journaliste Julian Assange pour que les tribunaux britanniques empêchent son extradition vers les États-Unis. Les États-Unis cherchent à faire juger le fondateur de WikiLeaks pour avoir dénoncé leurs crimes de guerre, ce qui créerait un précédent selon lequel l’Espionage Act peut être utilisé pour poursuivre des journalistes qui publient des informations qui ne plaisent pas au gouvernement américain.
L'opinion des manifestants rassemblés à l'extérieur était scandée dans leur slogan : “Une seule décision, pas d'extradition”.
Durant ces deux journées, les manifestants sont restés devant le palais de justice. Ils se sont rassemblés avant l'ouverture du tribunal et nombre d'entre eux étaient encore dehors à la fin de l'audience. Lorsque les membres de la famille d'Assange, de son équipe juridique et de WikiLeaks sont sortis du tribunal chaque jour, ils ont été accueillis par des applaudissements. Il a plu mercredi matin, mais des centaines de personnes étaient encore dehors avant l'ouverture du tribunal. À l'heure où la séance a été levée, la pluie avait disparu et les manifestants se comptaient à nouveau par milliers. Des rubans jaunes “Free Assange” couvraient les grilles du tribunal. Toute personne entrant ou sortant du tribunal ne pouvaient que traverser la foule massée devant.
De l'autre côté de la rue se trouvait un podium où des intervenants se sont adressés à la foule. Des membres des parlements britannique, allemand, européen et australien ont pris la parole, ainsi que des syndicalistes et des militants des droits de l'homme, dont moi. Jeremy Corbyn a déclaré aux manifestants que M. Assange
“est un vrai journaliste. Les vrais journalistes prennent des risques. Les vrais journalistes recherchent la vérité, quel qu'en soit le prix”.
Selon M. Corbyn, M. Assange, avant d'être emprisonné, “a dit la vérité” sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan, sur la cupidité et l'exploitation des nations les plus pauvres par les entreprises, et sur
“la servilité avec laquellet nos médias conspirent avec les gouvernements et les militaires pour cacher la vérité sur les horreurs de la guerre”. M. Corbyn a demandé à la foule de réfléchir si M. Assange était libre et non en prison : “Que dirait-il du bombardement de Rafah et de la destruction de la vie dans toute la bande de Gaza ? Que dirait-il de l'armement hautement sophistiqué utilisé, et qui a jusqu'à présent coûté la vie à près de trente mille Palestiniens ?”
Au terme de deux jours d'audience, la foule a défilé jusqu'à Whitehall où Stella Assange, l'épouse de Julian Assange, s'est adressée à elle.
“Le monde nous regarde et se rend enfin compte de ce dont il s'agit vraiment”, a-t-elle déclaré à la foule. “Les poursuites engagées contre son mari”, a-t-elle ajouté, “représentent une offensive contre la vérité, une attaque contre le droit du public à savoir, et la tentative d'un pays de perpétuer son impunité et ses dissimulations et de continuer à tuer en toute impunité, sans la menace d'un média qui les examinerait de près, d'un public qui exigerait un changement”.
Stella Assange a décrit son mari comme le prisonnier politique le plus célèbre du monde. Évoquant la mort récente du dissident russe Alexei Navalny dans une colonie pénitentiaire russe, elle a déclaré à ses soutiens :
“Nous voyons ce qui est arrivé à l'autre prisonnier politique le plus célèbre la semaine dernière. Cela ne doit pas arriver à Julian”.
Son avertissement n'était pas une hyperbole. Julian Assange n'a pas été vu en public depuis l'audience d'extradition du 6 janvier 2021. Julian et Stella Assange se sont vu refuser le droit de publier les photos de leur mariage pour des raisons de sécurité. Bien que présent lors de l'audience d'extradition initiale, Julian Assange s'est vu refuser le droit de comparaître en personne lors des audiences d'appel précédentes.
Cette fois-ci, Assange a finalement obtenu le droit de comparaître en personne. Bien qu'une cage de métal vide attende Assange dans la salle d'audience, ce dernier était trop malade pour se présenter. Il s'était cassé une côte en raison d'une toux excessive.
Julian Assange n'a pas été vu en public depuis l'audience d'extradition du 6 janvier 2021.
La situation est désastreuse. Et pas seulement pour la vie d'un homme. L'affaire Assange est le procès de la liberté de la presse du XXIe siècle.
Si les États-Unis parviennent à poursuivre Assange en vertu de la loi sur l'espionnage pour avoir publié des informations sur leurs crimes de guerre, ils réduiront en miettes les garanties du Premier Amendement en matière de liberté de la presse. Mais les préjudices s'étendront bien au-delà des frontières américaines. M. Assange n'est pas américain et WikiLeaks n'est pas basé aux États-Unis. Les États-Unis revendiquent le droit de traquer n'importe quel journaliste n'importe où dans le monde, de le faire emprisonner, de l'emmener aux États-Unis et de le faire disparaître dans une prison américaine.
Si le gouvernement américain réussit, il remportera une victoire non seulement contre Assange, mais aussi contre la liberté de la presse dans le monde.
Le long chemin vers l'audience de février
La saga juridique d'Assange, ainsi que la guerre extralégale menée par le gouvernement américain à son encontre, a été un processus long et tortueux. Blocages de finances, complots d'assassinat, des années passées enfermé dans une ambassade, inculpations et nouvelles inculpations, appels et contre-appels - il s'est passé tant de choses qu'il peut être difficile, même pour un observateur chevronné, de suivre le déroulement des événements.
Bien que le gouvernement américain ait commencé à élaborer des plans pour détruire WikiLeaks peu de temps après la création de l'organisation, le danger pour M. Assange a véritablement commencé le 5 avril 2010. Ce jour-là, au National Press Club de Washington, M. Assange et WikiLeaks ont publié une vidéo d'une attaque d'hélicoptère américain en Irak. WikiLeaks a intitulé cette vidéo de manière provocante “Collateral Murder”. L'attaque a tué dix-huit civils, dont deux journalistes de Reuters. On entend un soldat dire : “Oh oui, regardez ces bâtards morts”.
Lorsqu'une camionnette s'arrête pour secourir les blessés, les soldats lui tirent dessus. Ils tuent les hommes qui s'y trouvent et blessent deux enfants. Après avoir appris qu'ils avaient blessé des enfants, un soldat déclare :
“Et alors, c'est de leur faute s'ils amènent leurs enfants au combat.”
Tout au long de la vidéo, on entend clairement les soldats déformer les faits afin d'obtenir l'autorisation de tirer sur les cibles qu'ils souhaitent atteindre.
Au cours de l'année suivante, WikiLeaks a collaboré avec la presse traditionnelle pour publier les journaux de bord des guerres d'Afghanistan et d'Irak, des câbles du département d'État, et des évaluations de détenus de Guantánamo Bay. Toutes ces informations publiées entre 2010 et 2011 ont été communiquées à WikiLeaks par la lanceuse d'alerte Chelsea Manning, alors simple soldat de l'armée américaine. Immédiatement, les autorités militaires se sont lancées à la recherche de la source. Manning a été retrouvée, soumise à ce qui a été largement condamné comme de la torture, et traduite en cour martiale.
En juillet 2010, le FBI a enquêté pour savoir si des civils avaient aidé Manning. En octobre de la même année, le FBI a ouvert des dossiers d'enquête sur Assange et WikiLeaks. En décembre, le ministère de la justice envisageait d'engager des poursuites contre Assange.
Bien que les responsables des services de renseignement du FBI aient établi les inculpations potentielles susceptibles d’être retenues contre M. Assange, en faisant valoir qu'elles étaient nécessaires pour dissuader de futures divulgations, l'administration Obama a refusé de valider ces poursuites. À l'époque, M. Obama avait poursuivi plus de lanceurs d’alerte en vertu de la loi sur l'espionnage que toutes les administrations précédentes réunies, et affichait le pire bilan d'une administration depuis Richard Nixon en matière de liberté de la presse. Pourtant, son administration a hésité à engager des poursuites contre M. Assange, estimant que cela créerait un précédent juridique pouvant être utilisé pour poursuivre le New York Times. La communauté du renseignement était tellement en colère contre la décision d'Obama qu'en 2014, la CIA et le FBI ont sollicité une audience personnelle au président.
Le dossier est resté en suspens. Et l'administration Obama a encouragé d'autres pays à poursuivre Assange. Craignant d'être extradé vers les États-Unis, M. Assange s'est vu accorder l'asile politique par le gouvernement démocratique socialiste de l'Équateur. À la suite d'une série complexe d'événements condamnés par le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, M. Assange s'est retrouvé piégé dans l'ambassade de l'Équateur à Londres, où il a vécu sept ans.
À l'intérieur de l'ambassade, M. Assange et WikiLeaks ont aidé Edward Snowden, le lanceur d'alerte de la NSA, à demander l'asile et ont publié des courriels du Comité national démocrate [DNC] ainsi que des outils de piratage secrets de la CIA. En bref, Julian Assange a continué à se faire de puissants ennemis au sein de l'establishment politique et de la communauté du renseignement des États-Unis.
La publication des outils de piratage de la CIA, “Vault 7”, a eu lieu alors que Trump était président et a mis la CIA en colère. Le directeur de la CIA, Mike Pompeo, a déclaré que WikiLeaks était une “agence de renseignement non étatique hostile”. Sur la base de cette désignation, la CIA a envisagé d'enlever ou même de tuer le journaliste.
Lors d'une table ronde au Frontline Club, un club de journalistes basé à Londres, Jennifer Robinson, célèbre avocate spécialisée dans les droits de l'homme et membre de longue date de l'équipe juridique d'Assange, a déclaré à la salle comble :
“Je n'oublierai jamais que j'ai lu les commentaires de Mike Pompeo en descendant de l'avion aux États-Unis. J'ai tout de suite compris ce qu'ils faisaient, à savoir utiliser cette sémantique pour créer une nouvelle catégorie pour WikiLeaks leur permettant de poursuivre WikiLeaks d'une autre manière”.
Une semaine après les déclarations de M. Pompeo, le procureur général Jeff Sessions a annoncé que l'arrestation de M. Assange était une priorité. Au sein du ministère de la Justice, des théories précédemment rejetées sur la manière de procéder ont été relancées.
M. Assange avait obtenu l'asile du gouvernement de Rafael Correa. Mais le successeur de Correa, le président Lenín Moreno, a radicalement rompu avec la politique de Correa, cherchant à réorienter l'Équateur dans la sphère d'influence des États-Unis. Tout en cherchant à obtenir un prêt du Fonds monétaire international, M. Moreno a révoqué l'asile d'Assange, et a permis à la police britannique de pénétrer dans l'ambassade souveraine de l'Équateur et d'arrêter le réfugié politique.
Officiellement, la police a arrêté M. Assange pour ne pas avoir respecté les termes de spa libération sous caution, mais plus tard dans la journée, les États-Unis ont dévoilé un acte d'accusation. Finalement, les États-Unis ont retenu dix-huit chefs d'accusation contre l'éditeur australien. Dix-sept de ces chefs d'accusation ont été retenus au titre de l'Espionage Act, la loi utilisée pour poursuivre des lanceurs d’alerte tels que Daniel Ellsberg, Chelsea Manning et Daniel Hale. M. Assange doit également répondre d'un chef d'accusation pour conspiration en vue de violer la loi sur la fraude et les abus informatiques (les lanceurs d’alerte Manning et Thomas Drake ont également été inculpés en vertu de cette loi).
En 2021, la juge de district britannique Vanessa Baraitser a bloqué la demande d'extradition des États-Unis. Ce faisant, elle a rejeté tous les arguments avancés par M. Assange en matière de liberté de la presse et du droit d’expression. Toutefois, compte tenu de la santé mentale d'Assange et de ses probables conditions de détention, elle a bloqué l'extradition au motif qu'elle serait oppressive.
Dans les procédures d'extradition au Royaume-Uni, les procureurs britanniques représentent les États-Unis. À la demande des États-Unis, ils ont fait appel de la décision du juge Baraitser. Plus tard dans l'année, la High Court britannique a annulé la décision. Selon le système britannique, il faut être autorisé à faire appel. La Cour suprême britannique, estimant qu'il n'y avait pas de point de droit défendable, a refusé à M. Assange l'autorisation de faire appel. Un magistrat britannique a ordonné l'extradition d'Assange vers les États-Unis, et le ministre de l'intérieur a signé un ordre d'extradition.
Bien que cela puisse sembler être la fin de la route, à bien des égards, cela a relancé la procédure d'appel. L'équipe juridique d'Assange pourrait maintenant déposer un “appel incident”. Il s'agit d'un appel des décisions du juge initial contre les arguments de M. Assange relatifs à la liberté de la presse et au droit d'expression.
M. Assange a de nouveau besoin d'une autorisation pour faire appel. Les audiences des 20 et 21 février devant la King's Bench Division de la High Court ont porté sur la question de savoir si M. Assange avait des raisons de faire appel. Si M. Assange perd, le seul moyen pour lui d'éviter des poursuites aux États-Unis pour ses activités journalistiques est une intervention de la Cour européenne des droits de l'homme ou un changement d'avis à Washington. C'est pourquoi les médias et les défenseurs de M. Assange ont considéré qu'il s'agissait de l’ultime recours de M. Assange au Royaume-Uni.
L'audience
Lors des audiences de la semaine dernière, et pour la première fois depuis l'audience d'extradition initiale, les tribunaux britanniques ont été contraints de se pencher sur les aspects de l'accusation d'Assange liés à la liberté de la presse, qui ont captivé l'intérêt du monde entier.
À ce stade de l'appel, les arguments portent essentiellement sur des points de droit très techniques. Cet ésotérisme juridique peut souvent déformer ou masquer des questions politiques ou humaines sous-jacentes en jeu. Pourtant, le premier jour des plaidoiries de l'accusation britannique, Clair Dobbin a, par inadvertance, parfaitement clarifié les choses.
Au lieu de citer des traités, des lois nationales ou des affaires antérieures, Mme Dobbin a proclamé qu'Assange n'était pas journaliste, et que Manning pas une lanceuse d’alerte.
Selon Mme Dobbin, WikiLeaks est un site web qui sollicite et publie des documents volés, piratés ou obtenus autrement et de manière illégale. L'existence même de WikiLeaks, aux yeux de l'accusation, semble constituer une incitation criminelle. Mme Manning, selon Mme Dobbin, a agi en réponse à cette sollicitation de documents classifiés “volés” et les a remis à WikiLeaks, qui les a publiés. Cette publication a profité à des “États étrangers hostiles, des terroristes et des organisations criminelles”, affirme Mme Dobbin, qui note qu'Oussama ben Laden les a lus alors qu'il était clandestin. Bien entendu, presque tous ceux qui suivaient les affaires internationales en 2010 et 2011 ont probablement consulté WikiLeaks. Le disque dur de l'ordinateur de Ben Laden contenait également des sketches de Mr Bean, des dessins animés de Tom et Jerry et des vidéos virales de petits chats.
Une grande partie des arguments de Mme Dobbin selon lesquels WikiLeaks n’était pas une plateforme de journalisme, et Manning n'était pas lanceuse d'alerte ne semble reposer que sur le fait qu'ils n'étaient pas censés divulguer et publier les informations qu'ils ont publiées. Bien entendu, les lanceurs d’alerte n'ont que rarement, voire jamais, le consentement de ceux à propos desquels ils tirent la sonnette d'alarme. Et le journalisme d'investigation ne demande pas l'autorisation des puissants avant d'exposer leurs crimes.
M. Dobbin a également invoqué l'accusation de “conspiration en vue de commettre une intrusion informatique” portée par le gouvernement contre M. Assange. Selon le gouvernement américain, Mme Manning aurait demandé à M. Assange de l'aider à déchiffrer un mot de passe, et l'objectif n'était pas de permettre à Mme Manning d'accéder à des documents secrets dont elle n'avait pas connaissance. Il se serait plutôt agi de lui permettre d'accéder au compte de quelqu'un d'autre afin de brouiller les pistes.
Cette théorie pose un certain nombre de problèmes : même Mme Manning ne savait pas avec qui elle parlait, rien ne prouve que son interlocuteur ait même tenté de déchiffrer le mot de passe, le stratagème n'ayant manifestement pas fonctionné et, selon les experts, ce dont le gouvernement américain accuse Manning et Assange est techniquement impossible. Néanmoins, Mme Dobbin a voulu alerter la cour sur ce qui se serait passé si le complot avait réussi : les enquêteurs militaires auraient eu plus de mal à identifier Mme Manning comme étant la source de WikiLeaks.
Lors de sa réfutation des arguments de l'accusation, l'avocat de la défense Mark Summers a noté que pas une seule fois au cours de leur présentation de deux heures et demie, l'accusation n'a mentionné ce que les documents exposaient : la criminalité d'État et les crimes de guerre.
Si ces échanges ont clairement montré le véritable enjeu de la procédure, l'essentiel des arguments a porté sur des points de droit complexes. Le traité d'extradition entre les États-Unis et le Royaume-Uni, comme presque tous les traités d'extradition signés par le Royaume-Uni, interdit l'extradition pour des délits politiques. L'espionnage est considéré comme l'un des exemples les plus flagrants d'infraction politique. Les avocats d'Assange ont également fait valoir qu'exposer la criminalité d'un État et être poursuivi pour cela constitue une punition inhérente à l'expression politique.
Alors que le traité interdit indéniablement l'extradition pour des délits politiques, une loi britannique de 2003 sur l'extradition omet toute référence à cette partie du traité. La défense a fait valoir que la formulation du traité était toujours d’actualité. L'accusation a cependant soutenu qu'il n'était pas applicable et que son omission était consciente, citant un lord qui, en 1996, a estimé que l'exception relative aux délits politiques était un produit des “idéaux libéraux de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord” sans pertinence dans le monde d’aujourd’hui. On peut se demander si l'accusation considère la démocratie, les droits de la défense ou la liberté d'expression comme des idéaux libéraux périmés d’Europe occidentale et d'Amérique du Nord.
La défense de M. Assange a également fait valoir que l'extradition d'une personne pour un délit politique constitue un abus de procédure, soulève un certain nombre d'arguments fondés sur la Convention européenne des droits de l'homme, et a fait valoir qu'il était peu probable que M. Assange bénéficie d'un procès équitable, que le fait qu'aucun journaliste n'ait jamais été inculpé au titre de la loi sur l'espionnage auparavant signifiait qu'il n'aurait rien pu prévoir, en terme de sanction pénale, au moment où il a agi. Ils ont souligné une déclaration d'un procureur américain selon laquelle les États-Unis pourraient faire valoir qu'en tant que ressortissant étranger, Assange n'a pas de droits au Premier Amendement comme preuve de la partialité à laquelle il pourrait être confronté devant les tribunaux américains, et ont fait valoir qu'en vertu des précédents établis par la Cour européenne des droits de l'homme, Mme Manning serait considérée comme lanceuse d'alerte et qu'Assange ne pourrait donc pas être poursuivi pour avoir publié ses révélations en vertu de la législation européenne en matière de droits de l'homme.
L'accusation a semblé soutenir que toute affirmation selon laquelle les poursuites visent à étouffer l'expression politique de M. Assange constitue un dénigrement inacceptable des propos des procureurs américains, et a cité l'affirmation du procureur américain Gordon Kromberg selon laquelle il ne considère pas M. Assange comme journaliste, pour preuve que les poursuites ne pouvaient pas viser le journalisme de M. Assange. Kromberg a été accusé d'engager des poursuites politiquement douteuses contre les musulmans et a comparé le lanceur d’alerte sur les drones Daniel Hale à un trafiquant d'héroïne.
L'un des échanges les plus choquants entre procureurs et juges a porté sur la peine de mort. Le Royaume-Uni n'extradera pas ceux qui risquent la peine de mort dans le pays vers lequel ils sont extradés. Les avocats d'Assange ont fait valoir que, même si aucune des charges retenues contre Assange ne prévoit la peine de mort, les États-Unis pourraient, en se basant sur le même schéma factuel, retravailler les poursuites pour les rendre passibles de la peine capitale. Mme Manning a été inculpée d'une infraction passible de la peine capitale, à savoir “aide à l'ennemi” (elle a été acquittée). Assange pourrait être accusé de complicité de trahison, selon la défense. Par conséquent, si les États-Unis ne s'engagent pas à ne pas appliquer la peine de mort, M. Assange ne peut pas être extradé.
Bien qu'il soit logique pour les avocats d'Assange de présenter cet argument, il est un peu tiré par les cheveux. Interrogés par le juge Jeremy Johnson sur les arguments de la défense concernant la peine de mort, les procureurs ont répondu qu'il était possible que cela se produise et que, si c'était le cas, le Royaume-Uni serait impuissant à l'empêcher. Pourtant, l'accusation a soutenu qu'il était correct d'autoriser l'extradition.
L'accusation a semblé soutenir que lorsqu'il s'agit de demandes d'extradition américaines, le ministre de l'Intérieur et le système judiciaire britannique n'ont d'autre rôle que de les approuver sans discussion, se condamnant ainsi à la servilité à l'égard des États-Unis.
Le procès de la liberté de la presse du siècle sans presse ?
Le procès d'Assange est peut-être le procès du siècle de la liberté de la presse, mais les tribunaux britanniques ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher la presse de couvrir cette dernière audience. Les deux fois où j'ai couvert les précédentes audiences d'Assange pour Jacobin, j'ai reçu un lien me permettant de suivre l'audience depuis Washington, DC. Cette fois-ci, il a été décidé de ne pas accorder d'accès à distance aux journalistes non présents en Angleterre et au Pays de Galles. De Fox News à Truthout en passant par le journaliste indépendant Kevin Gosztola, tous les journalistes internationaux ont été informés que l'accès à distance n'était pas dans “l'intérêt de la justice”.
Cette décision a suscité l'indignation de la Media, Entertainment and Arts Alliance (MEAA), le syndicat des journalistes australiens. M. Assange est en effet citoyen australien, et le parti au pouvoir comme l'opposition ont demandé aux États-Unis de mettre fin aux poursuites. Le Haut-Commissaire australien au Royaume-Uni, à l'instigation de la MEAA, aurait soulevé cette question auprès du gouvernement britannique, mais en vain.
Les journalistes ont également été informés à la dernière minute de l'existence d'une accréditation en personne, rendant complexe l'organisation de voyages internationaux. Les auditions devaient commencer mardi. C'est le vendredi précédent que les premières décisions d'accréditation ont été prises. J'ai été informé un peu plus d'une demi-heure avant la clôture de l'audience qu’un lien à distance m’avait été refusé. L'e-mail ne précisait pas si j'obtiendrais une accréditation en personne. J'étais sur le point d'annuler mon vol de dimanche pour Londres lorsque j'ai reçu un courriel m'informant que j'avais été autorisé à couvrir l'affaire en personne.
Pourtant, j'ai été mieux lotie que d'autres. Stefania Maurizi, qui couvre WikiLeaks depuis ses débuts, n'a été informée de son accréditation que la veille. Elle était alors en train d'embarquer dans un avion qui l’emmenait d'Italie au Royaume-Uni.
Le procès d'Assange est peut-être le procès du siècle pour la liberté de la presse, mais les tribunaux britanniques ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher la presse de couvrir la dernière audience.
Une fois la presse sur place, les journalistes n'ont pas été mieux traités. Malgré l'intérêt massif du public - trois cents journalistes ont requis une accréditation - le tribunal a choisi de tenir l'audience dans l'une des plus petites salles du bâtiment. Il n'y avait qu'une seule salle de débordement. Toute la presse a été affectée à l'avance soit à la galerie de la salle d'audience proprement dite, soit dans l’annexe où l'audience serait retransmise.
C'est l'annexe qui m'a été attribuée. De nombreux journalistes à qui j'ai parlé ont exprimé leur préférence pour l'annexe. Le niveau inférieur est équipé de tables avec des prises de courant qu'ils peuvent utiliser pour travailler sur leur ordinateur portable tout en couvrant l'affaire. Bien qu'il s'agisse d'une pratique courante dans d'autres procédures, le juge a ordonné que tous les journalistes soient interdits d'accès au niveau inférieur de l'annexe. Au lieu de cela, ils ont dû s'asseoir au balcon. Outre le fait qu'ils n'avaient nulle part où travailler, le balcon était si éloigné des moniteurs où était retransmise l’audience qu'il était difficile de les voir. Quatre lustres bas obstruaient la vue.
Comme nos tickets nous désignaient en tant que représentants de la presse, on nous a refusé l'accès au niveau inférieur dès l'entrée. À un moment donné, des journalistes en colère ont quitté le balcon pour se rendre dans la salle principale. Mais un fonctionnaire du tribunal est passé et a demandé à chaque personne sa qualité, journaliste ou simple membre du public. Les journalistes ont été éjectés et renvoyés aux balcons. Après la pause déjeuner du premier jour, les fonctionnaires du tribunal nous ont dit qu'ils avaient fait part de nos préoccupations au juge, mais que ce dernier s'en tenait à sa décision de confiner les journalistes de l'annexe au balcon. J'ai demandé aux fonctionnaires du tribunal si le juge savait que les journalistes ne pouvaient pas travailler, ne pouvaient pas voir et ne pouvaient pas entendre. J'ai été informé que ces préoccupations avaient été transmises au juge, qui s'en est tenu à sa décision.
Outre les difficultés visuels, lors de la première moitié de la première journée, le flux à distance était quasi inaudible. Après le déjeuner, un ingénieur est venu régler le problème. Le lendemain, lorsque nous sommes revenus, un fonctionnaire du tribunal a fait une annonce totalement inaudible du balcon. Ironiquement, il s'est avéré qu'il nous informait que nous devions nous attendre à des problèmes audio ce jour-là.
Lorsque la deuxième journée de procédure a commencé, Dame Victoria Sharp, la juge principale de l'affaire, s’exprimait de manière claire et audible. Elle a évoqué les problèmes audio de la veille et a déclaré qu'ils faisaient l'objet d'une enquête. Avec un timing comique, le procureur a commencé à parler, de manière totalement inaudible. Les journalistes présents dans l'annexe ont crié qu'ils n'entendaient rien, et un fonctionnaire du tribunal a répondu de manière bourrue : “Nous sommes au courant”. Lorsque la juge en a été informée, elle a interrompu la procédure jusqu'à ce que le problème soit résolu.
Tous les collègues journalistes avec qui j'ai échangé ont pour le moins considéré les tribunaux britanniques comme irrespectueux de la presse.
En plus des problèmes audio, un certain nombre de personnes écoutaient le flux sans avoir éteint leurs caméras et leurs micros. À certains moments, des individus pris au hasard ont pris le contrôle des écrans. Le son d'une chasse d'eau a ainsi noyé les propos de l'un des avocats d'Assange.
Nous étions en train de couvrir, ou du moins de tenter de couvrir, le procès du siècle en matière de liberté de la presse. Et à chaque fois, la presse a été entravée. On ne sait pas si les tribunaux britanniques ont voulu envoyer un message, ils été reçu comme tel.
Réduire la vérité au silence
WikiLeaks a publié la vidéo “Collateral Murder” en 2010. La frappe aérienne qu'elle décrit a eu lieu en 2007. Pour certains, cela peut sembler de l'histoire ancienne. Avec les nouvelles guerres meurtrières qui font rage dans le monde, on perd facilement de vue les quatorze années de vendetta du gouvernement américain contre Assange.
Lorsque WikiLeaks a fait son apparition, l'organisation était considérée comme une bouffée d'air frais. Nombreux étaient ceux qui étaient écoeurés par les médias corporatistes encourageant les guerres d'Irak et d'Afghanistan. Les tentatives non dissimulées de WikiLeaks pour contester ces guerres en alertant le public sur la vérité ont rappelé ce que pouvait être le meilleur journalisme.
Avec le génocide à Gaza et les bombardements américains dans la région qui semblent dégénérer vers une guerre régionale plus large, les médias d'entreprise jouent à nouveau le rôle qu'ils ont joué pendant la période précédant la guerre d'Irak. Dans le même temps, les dissensions au sein du gouvernement atteignent des niveaux record, peut-être jamais vus depuis la guerre du Viêt Nam.
Washington aime mentir sur les guerres presque autant qu'il aime les initier. Notre époque a besoin d'un nouveau Daniel Ellsberg ou d'une nouvelle Chelsea Manning prêts à dénoncer ces tromperies meurtrières, et nécessite de toute urgence des médias aussi audacieux que Wikileaks, prêts à remettre en question les mensonges militaires.
Le gouvernement a cherché à faire taire la vérité en faisant des lanceurs d'alerte des cibles, victimes de poursuites draconiennes. Après s'être attaqué aux sources, il cherche maintenant à emprisonner le journaliste Julian Assange. Cette guerre contre WikiLeaks est un avertissement direct à ceux désireux de s'opposer aux folies guerrières actuelles. La liberté de la presse est en jeu à un moment où l'on a désespérément besoin d'une presse indépendante.
Comme Stella Assange l'a dit à ses soutiens après l'audience,
“Tout va dépendre de l'issue de cette affaire”.
* Chip Gibbons est directeur politique de l'organisation à but non lucratif Defending Rights & Dissent.
https://jacobin.com/2024/02/julian-assange-uk-us-extradition-case-press-freedom