👁🗨 Les rayons sont vides, les ventres aussi
Ma sœur Jana qui a 16 ans m'attendait à la maison. Je lui avais promis de rapporter quelque chose de sucré du marché. J'ai décidé de lui offrir un petit avant-goût de l'été & d'acheter une pastèque.

👁🗨 Les rayons sont vides, les ventres aussi
Par Ahmed Sbaih pour The Electronic Intifada, le 18 juin 2025
Au bout de notre rue se trouve le marché al-Sahaba. Mais ce n'est plus là qu'on trouve de quoi manger.
C'est désormais un lieu triste et gris, où les gens sont souvent accueillis par des rayons aussi vides que leurs estomacs.
Depuis le 2 mars, Israël n'autorise pratiquement plus l'entrée d'aide humanitaire et de denrées alimentaires à Gaza. La famine nous hante à nouveau.
Un jour sur deux, ma famille se rassemble autour de l'unique marmite contenant soit des lentilles nature, soit des pâtes toutes collées. Nous ne mangeons que pour survivre.
Voir le marché d'al-Sahaba me rappelle tant de souvenirs.
En sixième, je jouais au foot tous les après-midi dans la rue al-Sahaba, à côté du marché, avec Mahmoud, Karam, Abdallah et Yazen, mes amis d'enfance.
Nous jouions jusqu'au coucher du soleil, jusqu'à ce que nos parents nous appellent pour rentrer à la maison.
C'est dans cette même rue que mes amis d'enfance et moi courions après les camions-citernes, accrochés à l'arrière, pour essayer d'arriver à l'école à l'heure.
À l'université, je marchais dans cette même rue le soir, en direction du Galaxy Café, au bord de la mer, avec mes amis Hussien, Islam et Belal, pour regarder un match de football quand il y en avait un.
Je refusais toujours de prendre un taxi pour rentrer chez moi. Je préférais raccompagner chacun de mes amis jusqu'à leur porte, avant de rentrer seul.
Ces balades nocturnes, sous le clair de lune qui baignait doucement les arbres, dans l'air frais, sont devenues mon petit rituel. Un moment pour respirer.
Mais aujourd'hui, la rue qui mène au marché d'al-Sahaba ne mène plus qu'à la faim.
De retour au marché
La dernière fois que je suis allé au marché d'al-Sahaba, il y a quelques semaines, les prix avaient déjà atteint des sommets délirants.
Je ne pouvais pas imaginer à quel point ils allaient encore augmenter.
Mais je voulais rompre cette routine exténuante et manger un repas digne de ce nom, pour une fois.
À la mi-mai, je marchais dans la rue qui mène de chez moi au marché, l'estomac vide, le visage blême, épuisé.
Les gens erraient dans le marché, l'air abattu.
Après un an et demi de cet enfer israélien, les gens sont tout simplement fatigués de vivre, vaincus par les affres de la faim, à la recherche de nourriture qui n'existe pas.
Revenir du marché les mains vides n'a plus rien d'étonnant, car le peu qui s'y trouve est hors de prix.
Un kilo de tomates, plus blanches que rouges, se vend 9 dollars. Des concombres rongés par les vers, 10 dollars. Des oignons desséchés de l'intérieur, 12 dollars. Du bœuf en conserve, 15 dollars, et de petites boîtes de thon, 10 dollars.
Au marché, mes cousins Abdallah et Mahmoud tiennent chacun une basta, un mot arabe qui désigne un simple étal en bois.
Abdallah, étudiant en médecine, ne peut plus offrir ses modestes connaissances médicales ni acquérir d'expérience sur le terrain, car Israël a mis hors service tous les hôpitaux du nord de Gaza.
Mahmoud, qui a obtenu son diplôme en informatique en janvier dernier, n'a lui non plus aucune chance d'acquérir de l'expérience dans les entreprises informatiques de Gaza, qui ont toutes fermé leurs portes pendant l'opération israélienne.
On ne peut compter ni sur l'électricité ni sur une connexion internet fiable, ce qui empêche Mahmoud de travailler en freelance.
L'avenir est sombre pour mes cousins : ils essaient de gagner leur vie au marché, mais personne n'achète.
Les voir m'a fait prendre conscience de ma situation. J'ai obtenu mon diplôme en littérature anglaise en février dernier, mais je n'ai toujours pas trouvé de travail.
Mon rêve était de devenir traducteur dans une organisation humanitaire, comme l'UNRWA, l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, afin d'aider les gens en difficulté. Ce rêve s'est évanoui.
Je me suis demandé s’il valait mieux l’oublier et suivre la voie de mes cousins.
Après avoir erré deux bonnes heures, j'ai entendu un vendeur parler sur un ton qui semblait retenir l'attention des gens sur le marché.
C'était un vieil homme à la peau claire et au crâne chauve, même si quelques cheveux gris résistaient encore sur les côtés, assis sur une chaise, une canne posée sur les genoux.
Son étal n'était rien de plus qu'une planche de bois posée sur des caisses en plastique empilées, sur laquelle étaient exposés des paquets de pâtes, toujours les mêmes.
J'ai demandé à quelqu'un à proximité de quoi il parlait, et c'est là que j'ai entendu quelque chose qui m'a interpellé : il expliquait comment on pouvait faire du pain avec des pâtes.
J'ai demandé au vieil homme de recommencer depuis le début.
Il m'a expliqué qu'il fallait d'abord faire tremper les pâtes dans l'eau pendant une journée entière, puis ajouter une tasse de farine pour former une pâte. On ajoute ensuite de la levure avant de cuire le pain.
Mais malgré tout, l'opération reste coûteuse : il faut du bois pour cuire le pain, une tasse de farine pour la pâte et un peu de thym à ajouter au pain pour lui donner l'air d'un vrai repas.
Une pastèque, trois familles
Trois heures s'étaient écoulées et j'errais toujours dans le marché bondé, refusant de rentrer les mains vides.
Mais le soleil qui brûlait ma peau et les cris incessants des vendeurs désespérés, tous rivalisant pour attirer l'attention, m'ont donné un mal de tête terrible. J'ai décidé de rentrer chez moi à pied.
En quittant le marché, je suis passé devant un étal où l'on vendait des pastèques.
Je me suis arrêté.
Je les ai regardées, elles qui me rappelaient de beaux souvenirs d'étés passés à la plage avec ma famille et mes amis.
L'été, autrefois, c'était les sorties à la plage, la baignade, des moments de pure détente, et non pas trois heures à errer sous le soleil dans un marché.
J'ai pris une pastèque et l'ai soupesée.
J'ai pensé à ma sœur Jana, âgée de 16 ans, qui m'attendait à la maison. Je lui avais promis de lui rapporter quelque chose de sucré du marché.
Parfois, je la voyais scroller sur son téléphone, regardant des filles de son âge – hors de Gaza – aller à l'école, manger au restaurant et porter des vêtements neufs et colorés.
Comme elle ne va pas à l'école, elle passe ses journées à faire la vaisselle et le ménage, essayant d'aider ma mère autant qu'elle le peut.
J'ai décidé de lui offrir un petit avant-goût de l'été, et d'acheter une pastèque.
Le vendeur l'a pesée – un kilo, à peine – et m'a demandé 10 dollars.
Je l'ai achetée, je suis rentré chez moi et je l'ai soigneusement coupée en trois portions : une pour ma famille, une pour la famille de mon oncle le plus âgé – qui a huit enfants à nourrir – et une pour mon oncle le plus jeune, qui a cinq enfants.
Ce n'était pas grand-chose. Mais l'espace d'un instant, j'ai eu l'impression que nous goûtions l'été qui nous a été volé – et qu'on nous vole toujours.
Traduit par Spirit of Free Speech
* Ahmed Sbaih est un écrivain basé à Gaza.
https://electronicintifada.net/content/empty-shelves-empty-stomachs/50753