đâđš Les rĂ©cits de terreur Ă Jabaliya
âCâest le jugement dernier. Nous ne sommes pas en sĂ©curitĂ©, menacĂ©s de mort, mĂȘme si nous ne combattons pas. Nous sommes en train de mourir ici, sans que personne ne vienne nous secourirâ.
đâđš Les rĂ©cits de terreur Ă Jabaliya
Par Husam Maarouf pour The Electronic Intifada, le 4 novembre 2024
C'est l'apocalypse.
C'est ainsi que les habitants décrivent la situation à Jabaliya et dans le nord de la bande de Gaza, alors que l'offensive israélienne entre dans son deuxiÚme mois.
IsraĂ«l a ordonnĂ© Ă tous les habitants de partir vers le sud, mais a Ă©galement mis en place des checkpoints qui empĂȘchent les gens de se dĂ©placer.
Sur les 400 000 personnes présentes dans le nord au début de l'offensive, début octobre, plus de 100 000 seraient restées.
Israël a interrompu l'aide humanitaire dans le territoire, dans une tentative délibérée d'affamer la population.
Il a bombardé avec frénésie, tuant quelque 1 800 personnes au cours des quatre derniÚres semaines, dont plus d'une centaine en une seule frappe sur un refuge pour personnes déplacées à Beit Lahiya le 30 octobre, ainsi que 150 en une série de frappes sur 10 bùtiments à Jabaliya le 24 octobre.
âVous nâimaginez pas ce qui se passe Ă Jabaliyaâ, a dĂ©clarĂ© Nadia al-Kafarna, 69 ans. âLe ciel est noir de fumĂ©e et le sol est brĂ»lĂ©â.
Nadia a parlé à The Electronic Intifada par téléphone, malgré un réseau instable. L'armée israélienne l'a forcée à quitter son abri dans le camp de réfugiés de Jabaliya le 17 octobre, mais elle est toujours dans la ville de Gaza, au nord.
âRien n'a Ă©tĂ© Ă©pargnĂ© par la destruction. Le bruit des explosions est inhabituel, diffĂ©rent de ceux d'avant, terrifiant et secouant le corps, comme s'il allait vous briserâ, a dĂ©clarĂ© Nadia, profondĂ©ment bouleversĂ©e.
âEn moi, tout est anĂ©anti par l'horreur de ce que j'ai vu. Aujourd'hui encore, j'ai le cĆur serrĂ©, je suis tenaillĂ©e par la peurâ.
âC'est le jugement dernierâ, dit-elle. âJ'ai Ă©tĂ© tĂ©moin d'horreurs apocalyptiquesâ.
Une agression implacable
Nadia a déclaré que les soldats n'ont eu
âaucune pitiĂ© [...] Il y a des corps en dĂ©composition de femmes et d'enfants dans tout le camp, dans les maisons et dans les ruesâ.
L'armĂ©e israĂ©lienne n'a Ă©pargnĂ© personne. Mahmoud Basal, de la dĂ©fense civile de Gaza, a dĂ©clarĂ© que toutes les activitĂ©s dans la rĂ©gion nord ont dĂ» ĂȘtre interrompues Ă la suite des attaques des forces israĂ©liennes, et plusieurs membres du personnel ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s.
Il n'y a pratiquement plus d'eau ni de nourriture dans le camp. Selon les Nations unies, IsraĂ«l a empĂȘchĂ© 83 % de l'aide humanitaire d'entrer dans le nord en septembre. Les habitants de Jabaliya souffrent cruellement de la faim, beaucoup d'entre eux ayant recours Ă la mĂ©thode des pierres accrochĂ©es au ventre pour attĂ©nuer la sensation de faim - une pratique enracinĂ©e dans la tradition prophĂ©tique.
Les habitants du camp ont Ă©galement soif, car l'eau potable qui pĂ©nĂštre dans le camp est rare. Rachel Cummings, de Save the Children International, qualifie la situation de âtotalement catastrophiqueâ.
âLes gens sont constamment bombardĂ©s lors d'attaques aĂ©riennes, et bien sĂ»r, nous savons que la nourriture et l'eau sont trĂšs insuffisantes. Les convois de nourriture et d'eau sont interdits d'accĂšs dans le nord... C'est totalement catastrophiqueâ, a dĂ©clarĂ© Mme Cummings.
Nadia qualifie les bombardements dâincessants.
âLes bombardements n'ont jamais cessĂ©, jour et nuit, sans pitiĂ© ni humanitĂ©. Nous avons rĂ©citĂ© des priĂšres en permanence, sentant la mort plus proche que jamais Ă chaque explosion terrifianteâ,
a-t-elle déclaré à The Electronic Intifada.
âLes journĂ©es sont longues, ma famille et moi luttons contre la faim, la soif et la peur. Nous nous contentons de morceaux de pain que nous faisons cuire Ă la maison, sur un feu ouvert. Le pain et le zaatar ont Ă©tĂ© notre seule subsistance pendant plus de deux semainesâ.
L'apocalypse
Nadia a dressé un tableau apocalyptique de la situation à Jabaliya : des visages blafards par manque de sommeil, des enfants avec leurs noms inscrits sur leurs bras pour les identifier, et une peur constante.
Obligée de quitter son logement, Nadia a raconté que sa famille - ses trois fils, leurs femmes et leurs enfants, leurs noms inscrits sur les bras - avait eu dix minutes pour obéir à un ordre d'évacuation de l'armée.
âJ'ai perçu le tremblement collectif et entendu des parents murmurer des priĂšres pour demander la protection de Dieu alors que nous partions. J'ai regardĂ© le visage de mes enfants et de mes petits-enfants en pensant que c'Ă©tait peut-ĂȘtre la derniĂšre fois que je les voyaisâ.
Et, comme d'autres l'ont rapporté, quitter Jabaliya a apporté son lot d'horreurs.
âĂ l'entrĂ©e de notre rue, des chars Ă©taient massĂ©s, ainsi qu'un grand nombre de soldats. On aurait dit un abattoir : les hommes Ă©taient rassemblĂ©s, dĂ©shabillĂ©s en sous-vĂȘtements, les mains liĂ©es dans le dos, puis les yeux bandĂ©s. Ă proximitĂ© se trouvait une fosse profonde oĂč les mĂšres Ă©taient parquĂ©es sans leurs enfants, tandis que les enfants pleuraient et criaient depuis une troisiĂšme zoneâ.
âEt il y avait une quatriĂšme zoneâ, a-t-elle ajoutĂ©.
âĂ un autre endroit - un tas de corps empilĂ©s Ă l'entrĂ©e de la maison de mes voisins, plus de cinquante cadavres presque nus exĂ©cutĂ©s un peu plus tĂŽt. J'aurais aimĂ© ne jamais avoir vu celaâ.
Un soldat a appelé Nadia par haut-parleur.
âIl m'a ordonnĂ© d'aller vers le sud et m'a menacĂ©e de me tuer si je ne faisais pas vite. Lorsque je me suis risquĂ©e Ă lui demander des nouvelles des enfants, de ma fille et de mes belles-filles, il m'a autorisĂ©e Ă les emmener avec moi. Mais tous les hommes sont restĂ©s sur place, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus, entre les mains d'assassinsâ.
Un miracle
M.D., 57 ans, a refusĂ© de rĂ©vĂ©ler son nom par crainte de reprĂ©sailles. Il estime que lui et son fils de 15 ans n'ont survĂ©cu aux soldats et aux drones qui ont dĂ©ferlĂ© sur le camp de Jabaliya âque par miracleâ.
âLorsque j'ai appris que les troupes israĂ©liennes avançaient dans notre quartier, mon fils et moi avons empruntĂ© des chemins de traverse du camp pour nous rendre dans une zone plus sĂ»re au nord de Gaza. Alors que nous pensions ĂȘtre en sĂ©curitĂ©, nous avons vu que des soldats bloquaient le bout du chemin. Nous avons lĂ©gĂšrement reculĂ© et nous sommes abritĂ©s dans une maison dont la porte Ă©tait cassĂ©eâ.
à l'intérieur, a-t-il raconté à The Electronic Intifada, il a vu quatre corps.
âDeux hommes et une femme, exĂ©cutĂ©s par balles, et une femme ĂągĂ©e livrĂ©e Ă la faim dans une piĂšce. Elle Ă©tait alitĂ©e, en mauvaise santĂ©, laissĂ©e lĂ seule Ă lutter contre la mort. Nous avons passĂ© une nuit entiĂšre piĂ©gĂ©s parmi les morts, incapables de dormir et de partir. Les soldats Ă©taient assis devant la porte, riant et jouant, comme s'ils faisaient un pique-niqueâ.
Ils ont profitĂ© d'un moment oĂč les soldats ont changĂ© de quart.
âNous avons rĂ©ussi Ă nous Ă©chapper en traversant la route et en nous dirigeant vers la ville de Gaza. Je n'arrivais pas Ă croire que nous avions survĂ©cu ! J'avais l'impression qu'on m'avait accordĂ© une nouvelle vieâ.
NĂ©anmoins, M.D. a Ă©tĂ© marquĂ© par cette expĂ©rience. RĂ©flĂ©chissant Ă sa survie, il a dit que le pire n'Ă©tait pas de passer une nuit âparmi les mortsâ, ni la mort et la destruction auxquelles il avait assistĂ©.
âJe n'ai pas pu donner Ă mon fils un quelconque sentiment de sĂ©curitĂ©. Je lui ai caressĂ© la tĂȘte en lui murmurant : âTout ira bienâ. Mais il a Ă©tĂ© tĂ©moin de la mort et de souffrances terrifiantes. Il ne parle plus depuis plusieurs jours et est dans un Ă©tat de stress extrĂȘmeâ.
La plupart des habitants de Jabaliya ont refusé de partir. Ils considÚrent leur départ comme irraisonnable et affirment leur attachement à leur terre.
S.K., 49 ans, qui a également refusé de donner son nom, est l'un de ceux qui ont refusé de partir. Sa maison, dit-il, est encerclée.
âLes soldats israĂ©liens ne sont qu'Ă quelques centaines de mĂštres. Ce sont eux qui tuent de sang-froid des femmes, des enfants et des personnes ĂągĂ©es, qui font pleuvoir du bĂ©ton et de l'acier sur la tĂȘte d'innocents. Ces soldats de l'occupation ne font preuve d'aucune compassion. Ils sont les dragons des maux de notre tempsâ.
Les dragons
S.K. tient absolument Ă rester dans sa maison.
âRien ne justifie que l'on m'expulse de chez moi par la force. Le camp n'est pas un champ de bataille. Je ne quitterai pas ma maison et la terre de mes ancĂȘtres. Je reste ici tel l'arbre dont les racines s'enfoncent chaque jour un peu plus. Je ne peux ĂȘtre dĂ©racinĂ© que par la mortâ.
Mais sa détermination a un prix, car l'armée israélienne cherche à affamer la population.
âJe suis souvent pris de vertigesâ, a dĂ©clarĂ© S.K. Ă Electronic Intifada. âMa vision se brouille Ă cause du manque de nourriture. Nous ne mangeons que du pain et du zaatar. Chaque fois que je pense Ă mes enfants qui endurent ces privations et ces dangers, j'en pleure. Comment peut-on accepter qu'un enfant soit soumis Ă une telle sauvagerie ?â
Il ajoute que les habitants de Jabaliya sont privés de sommeil et terrorisés par l'armée israélienne.
âCroyez-moi quand je dis que depuis que l'extermination de ce camp a commencĂ©, nous n'avons pas dormi. Les bombardements sont constants et les obus pleuvent dans un fracas insupportable, effrayant. Imaginez ĂȘtre hĂ©rissĂ© sur tout le corps simultanĂ©ment. C'est la peur que nous vivonsâ.
Des drones survolent constamment le camp, se déplaçant entre les maisons, descendant et remontant, tirant sur tout ce qui bouge. D'innombrables corps sont abandonnés. Les animaux aussi - ùnes, chats et chevaux - gisant là depuis des jours, leurs carcasses en décomposition.
âNous avons peur de sortir, de regarder par la fenĂȘtre ou d'allumer la lumiĂšre la nuit. Ici, tout est cible, les drones nous traquent. Ă quelques mĂštres de ma maison, il y a un corps. Je ne peux pas sortir pour l'enterrer, et de nombreuses personnes ont Ă©tĂ© condamnĂ©es Ă se vider de leur sang dans les rues et les maisons du campâ.
La détermination des habitants de Jabaliya à rester malgré le massacre pour éviter le sort de leurs parents ou de leurs grands-parents, chassés de leurs maisons et de leurs terres pour ne jamais pouvoir revenir, montre à quel point la leçon de la Nakba de 1948 est ancrée dans leur esprit.
âJe ne quitterai ma maison sous aucun prĂ©texte, malgrĂ© ma trĂšs grande peurâ, a dĂ©clarĂ© S.K. Ă The Electronic Intifada. âJ'ai l'impression que c'est le jour du jugement dernier. Nous ne sommes pas en sĂ©curitĂ©, nous sommes menacĂ©s de mort, mĂȘme si nous ne combattons pas. Nous sommes en train de mourir ici, sans que personne ne vienne nous secourirâ.
* Husam Maarouf est journaliste et Ă©crivain Ă Gaza.
https://electronicintifada.net/content/tales-terror-jabaliya/49771