đâđš Les rĂ©vĂ©lations de Wikileaks - Les crimes commis Ă GuantĂĄnamo Bay
Les âGitmo Filesâ ont rĂ©vĂ©lĂ© le systĂšme corrompu de dĂ©tention militaire reposant sur la torture, les tĂ©moignages forcĂ©s et les ârenseignementsâ truquĂ©s pour justifier les abus commis sur la baseâ.
đâđš Les rĂ©vĂ©lations de Wikileaks - Les crimes commis Ă GuantĂĄnamo Bay
Par Patrick Lawrence, Spécial Consortium New, le 24 juin 2020
Anatomie d'un crime colossal perpétré par le gouvernement américain
Le 25 avril 2011, WikiLeaks a publiĂ© un ensemble de documents classifiĂ©s, les âGitmo Filesâ. Il s'agit de rapports que la Force opĂ©rationnelle interarmĂ©es de GuantĂĄnamo Bay a envoyĂ©s au Commandement Sud Ă Miami, en vertu desquels la JTF-Gitmo a emprisonnĂ© et interrogĂ© des terroristes prĂ©sumĂ©s depuis janvier 2002, quatre mois aprĂšs les attentats du 11 septembre Ă New York et Ă Washington.
Ces mĂ©morandums, connus sous le nom de âDetainee Assessment Briefsâ (DAB), ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©s entre 2002 et 2008. Ils contiennent les jugements dĂ©taillĂ©s de la FOI-Gitmo sur la question de savoir si un prisonnier doit rester dĂ©tenu ou ĂȘtre libĂ©rĂ©, soit pour ĂȘtre remis Ă son gouvernement d'origine, soit pour ĂȘtre remis Ă un pays tiers. Sur les 779 prisonniers dĂ©tenus Ă GuantĂĄnamo Ă son apogĂ©e aprĂšs le 11 septembre, les âGitmo Filesâ comprennent les DAB de 765 d'entre eux. Aucun n'avait Ă©tĂ© rendu public auparavant. ConformĂ©ment Ă sa pratique, WikiLeaks a donnĂ© accĂšs aux âGitmo Filesâ Ă de nombreux organismes de presse au moment de la publication.
Avant la publication de WikiLeaks, on savait trÚs peu de choses sur le fonctionnement de la prison de la base navale américaine située sur la cÎte sud-est de Cuba. En 2006, en réponse à une demande de liberté d'information déposée par l'Associated Press quatre ans plus tÎt, le Pentagone a rendu publiques des transcriptions d'audiences de tribunaux militaires tenues à Guantånamo Bay. Si ces transcriptions révélaient pour la premiÚre fois l'identité de certains détenus, elles ne contenaient que peu de détails sur la maniÚre dont les prisonniers étaient traités, interrogés et jugés.
Les âGitmo Filesâ ont ainsi levĂ© le voile sur une opĂ©ration du ministĂšre de la DĂ©fense sous le voile du secret pendant les neuf annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Ils dĂ©crivent un systĂšme de dĂ©tention et d'interrogatoire militaire profondĂ©ment corrompu qui repose sur la torture, les tĂ©moignages forcĂ©s et les ârenseignementsâ manipulĂ©s pour justifier les pratiques de l'armĂ©e sur la base de GuantĂĄnamo.
âLa plupart de ces documents rĂ©vĂšlent des cas d'incompĂ©tence notoires de ceux qui ont Ă©tudiĂ© GuantĂĄnamo de prĂšsâ, Ă©crit Andy Worthington, un associĂ© de WikiLeaks qui a dirigĂ© l'analyse des documents par l'Ă©diteur, âavec des hommes innocents dĂ©tenus par erreur (ou parce que les Ătats-Unis offraient des primes substantielles Ă leurs alliĂ©s pour les suspects d'Al-QaĂŻda ou des talibans), et de nombreux conscrits talibans insignifiants d'Afghanistan et du Pakistanâ.
Worthington a qualifiĂ© les 765 documents publiĂ©s par WikiLeaks d'âanatomie d'un crime colossal perpĂ©trĂ© par le gouvernement amĂ©ricainâ.
Premier mandat de Barack Obama
Barack Obama a entamĂ© son premier mandat prĂ©sidentiel un peu plus de deux ans avant la publication des âGitmo Filesâ par WikiLeaks. Au cours de sa campagne Ă©lectorale, il avait promis de fermer le centre dans l'annĂ©e qui suivrait son entrĂ©e en fonction. Ă cette Ă©poque, 241 prisonniers Ă©taient encore dĂ©tenus. Un groupe de travail inter-agences nommĂ© par Obama pour examiner ces cas a conclu que seuls 36 d'entre eux pouvaient faire l'objet de poursuites.
Mais Obama a succombĂ© Ă âla politique de terreur au CongrĂšsâ, comme le dit Worthington. Il restait encore 171 prisonniers au moment de la publication des âGitmo Filesâ. Il en reste aujourd'hui 40, dont certains ont Ă©tĂ© innocentĂ©s et attendent d'ĂȘtre libĂ©rĂ©s, d'autres ont Ă©tĂ© inculpĂ©s et attendent un procĂšs militaire, d'autres encore ont Ă©tĂ© condamnĂ©s et d'autres enfin, 26 au total, sont maintenus en dĂ©tention pour une durĂ©e indĂ©terminĂ©e.
Les documents
Les mĂ©morandums rassemblĂ©s dans âGitmo Filesâ jettent un Ă©clairage rĂ©vĂ©lateur sur le systĂšme militaire amĂ©ricain d'arrestation, de dĂ©tention et d'interrogatoire des personnes soupçonnĂ©es de terrorisme aprĂšs les tragĂ©dies du 11 septembre. Les dossiers comprennent les DAB des 201 premiers prisonniers libĂ©rĂ©s de GuantĂĄnamo entre 2002 et 2004. On ne savait rien auparavant sur ces dĂ©tenus. Les mĂ©moires militaires sur ces cas racontent l'histoire d'Afghans, de Pakistanais et d'autres personnes innocentes - un boulanger, un mĂ©canicien, d'anciens Ă©tudiants, des employĂ©s de cuisine - qui n'auraient jamais dĂ» ĂȘtre dĂ©tenus.
Ces dĂ©tenus ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© d'une libĂ©ration anticipĂ©e Ă©taient parmi les plus faciles Ă identifier comme prĂ©sentant peu ou pas de risques pour la sĂ©curitĂ©. Leur histoire reflĂšte la mĂ©thode d'arrestation aveugle utilisĂ©e par les forces amĂ©ricaines immĂ©diatement aprĂšs les attentats du 11 septembre. Les âGitmo Filesâ qualifient ces dĂ©tenus de âprisonniers inconnus de GuantĂĄnamoâ, car aucune trace de leur prĂ©sence Ă Guantanamo n'avait Ă©tĂ© rendue publique avant la libĂ©ration d'avril 2011.
Ils ont effectivement âdisparuâ - des dĂ©tenus non reconnus - apparemment parce que leur innocence manifeste Ă©tait une source d'embarras pour le Pentagone et, en particulier, pour ceux qui gĂ©raient la prison de GuantĂĄnamo.
Azizullah Asekzai était l'un de ces détenus libérés prématurément. Il était agriculteur et avait une vingtaine d'années lorsque les talibans l'ont enrÎlé pour défendre leur cause en Afghanistan. AprÚs une journée d'entraßnement au maniement de l'AK-47, Asekzai a tenté de s'enfuir vers Kaboul, mais une milice locale a tendu une embuscade au véhicule dans lequel il voyageait et Asekzai a été capturé. Il a ensuite été remis aux forces américaines et transféré à Guantånamo en juin 2002.
Le DAB d'Asekzai explique son transfert de la maniĂšre suivante :
âLe dĂ©tenu a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et transportĂ© Ă Bamian, oĂč il a Ă©tĂ© emprisonnĂ© pendant prĂšs de cinq mois avant d'ĂȘtre transfĂ©rĂ© aux forces amĂ©ricaines. Le dĂ©tenu a ensuite Ă©tĂ© transportĂ© Ă la base navale de GuantĂĄnamo Bay en raison de sa connaissance d'une zone de dĂ©tention d'appelĂ©s talibans Ă Konduz et du mollah Mir Hamza, un responsable taliban, dans le district de Gereshk de la province d'Helmand. La Joint Task Force GuantĂĄnamo considĂšre que les informations obtenues de lui et Ă son sujet n'ont aucune valeur et ne sont pas tactiquement exploitables.â (italiques ajoutĂ©s).
Le DAB d'Asekzai est daté de mars 2003, et il a été libéré en juillet suivant. Bien que son séjour à Guantånamo ait été relativement bref, son histoire est essentielle car elle illustre la maniÚre dont les rédacteurs des DAB ont manipulé les faits, au cas par cas, pour masquer ce qui s'apparentait à une méthode d'arrestation à la chaßne en Afghanistan. Dans le cas d'Asekzai, comme pour beaucoup d'autres, il s'agissait d'inventer des arguments de l'armée pour masquer sa détention infondée et son transfert à Guantånamo.
Voici un commentaire explicatif que Wikileaks a joint Ă ses fichiers âPrisonniers inconnusâ :
âLes âraisons du transfertâ figurant dans les documents, qui ont Ă©tĂ© citĂ©es Ă maintes reprises par les mĂ©dias pour expliquer pourquoi les prisonniers ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s Ă GuantĂĄnamo, sont en fait des mensonges greffĂ©s dans les dossiers des prisonniers aprĂšs leur arrivĂ©e Ă GuantĂĄnamo. En effet, contrairement Ă l'impression donnĂ©e Ă la lecture des dossiers, aucun processus de sĂ©lection significatif n'a eu lieu avant le transfert des prisonniers[s].... Tous les prisonniers qui se sont retrouvĂ©s sous la garde des Ătats-Unis ont Ă©tĂ© envoyĂ©s Ă GuantĂĄnamo, mĂȘme si la majoritĂ© d'entre eux n'ont mĂȘme pas Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par les forces amĂ©ricaines, mais par leurs alliĂ©s afghans et pakistanais, Ă une Ă©poque oĂč le versement de primes substantielles pour les âsuspects d'Al-QaĂŻda et de Talibanâ Ă©tait trĂšs rĂ©pandu.â
Ces primes n'Ă©taient pas rĂ©servĂ©es Ă de petits chasseurs de primes afghans ou pakistanais. Dans ses mĂ©moires de 2006, âIn the Line of Fireâ, Pervez Musharrif, l'ancien prĂ©sident du Pakistan, reconnaĂźt qu'en remettant 369 suspects de terrorisme aux Ătats-Unis, le gouvernement pakistanais âa touchĂ© des primes se chiffrant en millions de dollarsâ.
Les âGitmo Filesâ comprennent Ă©galement une section sur les 22 enfants dĂ©tenus Ă GuantĂĄnamo aprĂšs son ouverture. Trois d'entre eux Ă©taient encore dĂ©tenus au moment de la publication des documents de WikiLeaks. En outre, les documents dĂ©taillent les cas des 399 prisonniers libĂ©rĂ©s entre 2004 et le jour de la publication des âGitmo Filesâ. Ils dĂ©crivent Ă©galement l'histoire des sept hommes dĂ©cĂ©dĂ©s Ă GuantĂĄnamo en avril 2011.
Chaque DAB est signĂ© par le commandant de GuantĂĄnamo au moment du rapport. Bien qu'ils contiennent une Ă©valuation et une recommandation de la JTF-Gitmo pour chaque prisonnier, la dĂ©cision concernant chaque cas a Ă©tĂ© prise Ă un niveau plus Ă©levĂ©. Outre les jugements de la JTF-Gitmo, les DAB reflĂštent Ă©galement le travail de la Criminal Investigation Task Force, l'agence du Pentagone crĂ©Ă©e aprĂšs le 11 septembre pour mener les interrogatoires, et des âĂ©quipes de science du comportementâ (BSCT).
Il s'agit des dĂ©sormais cĂ©lĂšbres psychologues qui ont participĂ© Ă l'âexploitationâ des prisonniers au cours des interrogatoires, cautionnant dans de nombreux cas le recours au waterboarding et Ă d'autres formes de torture.
La pratique courante de la FOI-Gitmo consistait Ă prĂ©senter chaque DAB en neuf rubriques. Celles-ci commencent par l'identitĂ© et les antĂ©cĂ©dents personnels du dĂ©tenu, puis son Ă©tat de santĂ©, le rĂ©cit des Ă©vĂ©nements faits par le dĂ©tenu, l'Ă©valuation de ce rĂ©cit, et l'Ă©valuation et la recommandation de la FOI-Gitmo pour chaque cas. Worthington a examinĂ© minutieusement chacune de ces sections des DAB afin dâen extraire des informations qui, autrement, seraient restĂ©es dans l'ombre. Dans la section concernant la santĂ© des dĂ©tenus, par exemple, il Ă©crit :
âBeaucoup sont jugĂ©s en bonne santĂ©, mais il y a des exemples choquants de prisonniers souffrant de graves problĂšmes mentaux et/ou physiquesâ.
Obtenir des informations
Dans les rubriques intitulĂ©es âinformations sur la captureâ, les DAB indiquent comment et oĂč chaque prisonnier a Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©, la date de son transfert Ă GuantĂĄnamo et les âraisons du transfertâ mentionnĂ©es ci-dessus. Worthington qualifie ces derniers comptes de âfallacieuxâ et donne l'explication suivante :
âLa raison pour laquelle cela n'est pas convaincant est que [...] le haut commandement amĂ©ricain, basĂ© au camp de Doha, au KoweĂŻt, a stipulĂ© que tout prisonnier qui se retrouvait sous la garde des Ătats-Unis devait ĂȘtre transfĂ©rĂ© Ă GuantĂĄnamo - sans exception.â
C'est pourquoi les rĂ©dacteurs des DAB ont jugĂ© nĂ©cessaire de dĂ©tailler les raisons du transfert, âpour tenter de justifier lâemprisonnement largement alĂ©atoire des prisonniersâ, comme le dit Worthington.
La derniĂšre rubrique des DAB est appelĂ©e âstatut CEâ, et spĂ©cifie si un dĂ©tenu est toujours considĂ©rĂ© comme un âcombattant ennemiâ. Ces jugements sont basĂ©s sur les tribunaux militaires tenus Ă GuantĂĄnamo en 2004-2005. Worthington Ă©crit :
âSur 558 cas, seuls 38 prisonniers ont Ă©tĂ© jugĂ©s comme n'Ă©tant plus des combattants ennemis et, dans certains cas, lorsque le rĂ©sultat Ă©tait en faveur des prisonniers, l'armĂ©e a convoquĂ© de nouveaux personnels jusqu'Ă ce qu'elle obtienne le rĂ©sultat dĂ©sirĂ©â.
Le travail de Worthington sur les âGitmo Filesâ est essentiel pour bien comprendre les 765 DAB couverts par la publication de WikiLeaks. Lus seuls, les mĂ©moires de l'armĂ©e semblent ĂȘtre des comptes rendus administratifs de routine sur le traitement de chaque prisonnier. Mais, comme l'explique Worthington, ces documents sont essentiellement du blanchiment qui masque souvent plus de choses qu'ils n'en rĂ©vĂšlent. Comme on l'a vu, les explications sur les renseignements utilisĂ©s pour justifier la dĂ©tention des prisonniers ont souvent Ă©tĂ© inventĂ©es et insĂ©rĂ©es dans le dossier d'un prisonnier aprĂšs son arrestation et son envoi Ă GuantĂĄnamo.
Des prisonniers fantĂŽmes
Une autre faille importante identifiĂ©e par Worthington est l'utilisation rĂ©pĂ©tĂ©e par la JTF-Gitmo des mĂȘmes tĂ©moins contre de nombreux prisonniers - dans le cas d'un tĂ©moin, 60 d'entre eux. Worthington identifie nombre de ces tĂ©moins rĂ©currents comme des âdĂ©tenus de grande valeurâ, ou âprisonniers fantĂŽmesâ dans le jargon de GuantĂĄnamo, et dĂ©taille leur histoire en dĂ©tention.
Comme il l'explique,
âLes documents s'appuient sur les dĂ©positions de tĂ©moins - dans la plupart des cas, des codĂ©tenus - dont les dĂ©clarations ne sont pas fiables, soit parce qu'ils ont Ă©tĂ© soumis Ă la torture ou autres formes de coercition (parfois non pas Ă GuantĂĄnamo, mais dans des prisons secrĂštes gĂ©rĂ©es par la CIA), soit parce qu'ils ont fait de fausses dĂ©clarations pour s'assurer un meilleur traitement Ă GuantĂĄnamoâ.
Tout aussi important, dans de nombreux DAB - peut-ĂȘtre la plupart - il est difficile de dĂ©celer la vĂ©ritable histoire des prisonniers qui, dans la majoritĂ© des cas, rĂ©vĂšle leur innocence et l'injustice de leur emprisonnement. C'est pourquoi le travail de Worthington sur les âGitmo Filesâ a Ă©tĂ© un Ă©lĂ©ment essentiel de la mĂ©thode de WikiLeaks. Il a passĂ© de longs mois Ă analyser les documents, et dans certains cas, Worthington a trouvĂ© et interrogĂ© des dĂ©tenus libĂ©rĂ©s pour obtenir quâils relatent prĂ©cisĂ©ment les Ă©vĂ©nements. Il a ensuite rĂ©digĂ© une longue sĂ©rie d'articles expliquant ses conclusions.
Ces Ă©crits volumineux figurent en bonne place sur le site web des âGitmo Filesâ. Ils constituent en fait une porte d'entrĂ©e dans l'inventaire des DAB qui composent les âGitmo Filesâ. Le rapport de Worthington, intitulĂ© âPrisonniers inconnusâ comprend une sĂ©rie de dix articles. Les travaux de Worthington, y compris son livre âThe GuantĂĄnamo Filesâ, sont mentionnĂ©s dans ses essais introductifs pour chacune des catĂ©gories utilisĂ©es pour classer les dĂ©tenus de GuantĂĄnamo.
Une autre de ces catĂ©gories, intitulĂ©e âAbandonnĂ©s Ă GuantĂĄnamoâ, concerne les 89 YĂ©mĂ©nites toujours dĂ©tenus Ă GuantĂĄnamo au moment de la publication des âGitmo Filesâ, soit plus de la moitiĂ© des dĂ©tenus restants. Le groupe de travail du prĂ©sident Obama chargĂ© de l'examen de GuantĂĄnamo, nommĂ© en 2009, a recommandĂ© que 36 YĂ©mĂ©nites soient libĂ©rĂ©s immĂ©diatement et que 30 autres soient maintenus en âdĂ©tention conditionnelleâ jusqu'Ă ce que la situation sĂ©curitaire du YĂ©men s'amĂ©liore.
Comme le note Worthington, la plupart des YĂ©mĂ©nites Ă©taient toujours en prison au moment oĂč il a Ă©crit ces lignes. Parmi les YĂ©mĂ©nites encore en dĂ©tention, 28 avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă ĂȘtre libĂ©rĂ©s. Parmi eux, six avaient Ă©tĂ© âapprouvĂ©s pour le transfertâ, selon les termes de l'Ă©quipe spĂ©ciale, dĂšs 2004, trois autres en 2006 et dix en 2007.
Les âGitmo Filesâ dĂ©taillent les cas de 19 YĂ©mĂ©nites toujours dĂ©tenus en 2011. La plupart d'entre eux ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme des soldats d'infanterie talibans ou membres d'Al-QaĂŻda sans importance, sans âvaleur en termes de renseignementsâ. Saeed Hatim (connu dans son DAB sous le nom de Said Muhammad Salih Hatim) faisait partie de ces 19 personnes. NĂ© en 1976, Hatim a commencĂ© Ă Ă©tudier le droit Ă Sanaa en 1998. Au bout de deux ans, il a abandonnĂ© ses Ă©tudes pour s'occuper de son pĂšre malade. Voici une partie du rĂ©cit de Hatim tel qu'il a Ă©tĂ© consignĂ© dans son DAB :
âLe dĂ©tenu Ă©tait prĂ©occupĂ© par la guerre menĂ©e par la Russie en TchĂ©tchĂ©nie aprĂšs avoir vu l'âoppressionâ [des musulmans] Ă la tĂ©lĂ©vision. Le dĂ©tenu Ă©tait âindignĂ©â par ce que les Russes faisaient aux TchĂ©tchĂšnes et a dĂ©cidĂ© de se rendre en TchĂ©tchĂ©nie pour faire le djihad aux cĂŽtĂ©s de ses âfrĂšresâ musulmans. Le dĂ©tenu a informĂ© sa famille de sa dĂ©cision de se rendre en TchĂ©tchĂ©nie et celle-ci a refusĂ© de l'aider financiĂšrement. Le dĂ©tenu a alors parlĂ© Ă plusieurs de ses amis et Ă des membres de sa mosquĂ©e, qui ont acceptĂ© de l'aider Ă rĂ©unir l'argent nĂ©cessaire au voyage. Le dĂ©tenu est parti pour l'Afghanistan vers le mois de mars 2001â.
Le DAB de Hatim indique qu'il a admis qu'Al-QaĂŻda l'avait recrutĂ© aprĂšs son sĂ©jour en TchĂ©tchĂ©nie. Il aurait combattu les forces amĂ©ricaines lors d'une bataille importante dans les montagnes afghanes Ă la fin de l'annĂ©e 2001. La JTF-Gitmo a estimĂ© que Hatim prĂ©sentait un ârisque modĂ©rĂ©â, mais l'a classĂ© comme une âfaible menace du point de vue de la dĂ©tentionâ et comme ayant une faible valeur sur le plan du renseignement.
La libĂ©ration de Hatim a Ă©tĂ© recommandĂ©e pour la premiĂšre fois en janvier 2007. Il a fait l'objet d'une recommandation similaire un an plus tard. Une requĂȘte en habeas corpus dĂ©posĂ©e par la suite par son avocat a Ă©tĂ© acceptĂ©e en 2009. Ce jugement a Ă©tĂ© annulĂ© peu avant la publication des âGitmo Filesâ en 2011.
Voici la partie intéressante du rapport et de l'analyse de Worthington sur l'affaire Hatim :
âDans le cas de Saeed Hatim, le juge Ricardo Urbina a Ă©cartĂ© les dĂ©clarations auto-incriminantes faites par Hatim lui-mĂȘme, reconnaissant qu'il les avait faites alors qu'il Ă©tait maltraitĂ© et menacĂ© de torture Ă Kandahar aprĂšs sa capture, et qu'il les avait rĂ©pĂ©tĂ©es Ă GuantĂĄnamo âparce qu'il craignait d'ĂȘtre puni s'il changeait sa version des faitsââ.
Le juge Urbina a Ă©galement rejetĂ© la principale allĂ©gation du gouvernement Ă l'encontre de Hatim, Ă savoir qu'il avait participĂ© Ă un affrontement entre Al-QaĂŻda et les forces amĂ©ricaines dans les montagnes de Tora Bora, en Afghanistan, en dĂ©cembre 2001, car la seule source de cette allĂ©gation Ă©tait l'un des tĂ©moins notoirement peu fiables identifiĂ©s dans les documents de WikiLeaks, qui, selon le juge Urbina, âa fait preuve d'un comportement permanent tĂ©moignant de graves perturbations psychologiques pendant sa dĂ©tention Ă Gitmoâ.
Citant un militaire chargĂ© des interrogatoires, le juge a Ă©galement notĂ© que les dossiers dâhospitalisation de GuantĂĄnamo indiquaient que le tĂ©moin contre Hatim âmontrait de vagues hallucinations auditivesâ et que ses symptĂŽmes correspondaient Ă un âtrouble dĂ©pressif, une psychose, un stress post-traumatique et un trouble grave de la personnalitĂ©â. L'enquĂȘteur a conclu en
ârefusant d'accorder du crĂ©dit Ă ce qui est sans doute l'allĂ©gation la plus grave du gouvernement dans cette affaire, fondĂ©e uniquement sur une dĂ©claration, faite des annĂ©es aprĂšs les Ă©vĂ©nements en question, par un individu dont l'emprise sur la rĂ©alitĂ© semble avoir Ă©tĂ©, au mieux, trĂšs minceâ.
Réaction des autorités américaines
Les rĂ©actions officielles Ă la publication des âGitmo Filesâ Ă©taient dans l'ensemble prĂ©visibles. La dĂ©claration de l'administration Obama, publiĂ©e par Geoff Morrell, secrĂ©taire de presse du Pentagone, et Daniel Fried, envoyĂ© spĂ©cial de M. Obama pour les questions relatives aux dĂ©tenus, affirmait :
âIl est regrettable que plusieurs organes de presse aient pris la dĂ©cision de publier de nombreux documents obtenus illĂ©galement par WikiLeaks concernant le centre de dĂ©tention de GuantĂĄnamoâ.
Se référant à M. Obama et à son prédécesseur George W. Bush, MM. Morrell et Fried ont également déclaré :
âLes deux administrations ont fait de la protection des citoyens amĂ©ricains leur prioritĂ© absolue et nous craignons que la divulgation de ces documents ne nuise Ă ces efforts.â
Il est important de noter qu'il n'existe aucune trace de la réaction du président à la publication de ces documents.
Le Pentagone a fait l'objet de vives critiques Ă la suite de la rĂ©vĂ©lation de la dĂ©tention de 22 enfants Ă GuantĂĄnamo. Comme l'explique Worthington, en mai 2008, le Pentagone a dĂ©clarĂ© au ComitĂ© des droits de l'enfant des Nations unies qu'il n'avait dĂ©tenu que huit mineurs (ceux qui avaient moins de 18 ans au moment oĂč leurs dĂ©lits prĂ©sumĂ©es ont eu lieu) depuis que GuantĂĄnamo a commencĂ© Ă accueillir des dĂ©tenus en 2002.
Worthington apportĂ© des prĂ©cisions supplĂ©mentaires sur la divulgation des âGitmo Filesâ. Dans son commentaire, il Ă©crit :
âMes nouvelles recherches coĂŻncident avec un nouveau rapport du UC Davis Center for the Study of Human Rights in the Americas, âGuantĂĄnamo's Children : The WikiLeaked Testimoniesâ, qui s'appuie sur la publication, par WikiLeaks, de documents militaires classifiĂ©s jetant un nouvel Ă©clairage sur les prisonniers, identifiant 15 mineurs et suggĂ©rant que six autres, nĂ©s en 1984 ou 1985 et arrivĂ©s Ă GuantĂĄnamo en 2002 ou 2003, pourraient avoir moins de 18 ans, selon la date exacte de leur naissance (qui est inconnue, comme c'est le cas pour de nombreux prisonniers de GuantĂĄnamo)â.
Au total, selon Worthington, le nombre d'enfants emprisonnés à Guantånamo pourrait s'élever à 28.
Tout comme le prĂ©sident, le Pentagone est restĂ© silencieux sur cette question aprĂšs la publication des âGitmo Filesâ. Il n'existe aucune trace de rĂ©ponse du ministĂšre de la DĂ©fense aux rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks concernant les enfants et l'analyse de Worthington.
En avril 2019, huit ans aprĂšs la publication des âGitmo Filesâ, les tribunaux militaires ont continuĂ© Ă se pencher sur l'historique des Ă©vĂ©nements, en particulier sur l'utilisation de la torture, pendant la âguerre contre le terrorismeâ qui a suivi le 11 septembre.
Dans un rapport daté du 5 avril 2019, le New York Times explique,
âDix-sept ans et demi aprĂšs les attaques terroristes du 11 septembre 2001 et dix ans aprĂšs que le prĂ©sident Barack Obama a ordonnĂ© Ă la C.I.A. de dĂ©manteler tous les vestiges de son rĂ©seau mondial de prisons, le systĂšme des commissions militaires est toujours aux prises avec la façon de traiter les preuves de ce que les Ătats-Unis ont fait aux suspects dâ al-QaĂŻda qu'ils dĂ©tenaient dans les sites noirs de la C.I.A. Si la question de la torture peut dĂ©sormais ĂȘtre dĂ©battue en audience publique, la maniĂšre dont les preuves peuvent ĂȘtre recueillies et utilisĂ©es dans le cadre de la procĂ©dure Ă GuantĂĄnamo Bay, Ă Cuba, fait toujours l'objet d'un diffĂ©rendâ.
Cette semaine, le ministĂšre de la Justice a dĂ©posĂ© un nouvel acte d'accusation contre Assange, remplaçant celui dĂ©posĂ© en mai 2019 et Ă©largissant les accusations portĂ©es contre lui l'annĂ©e derniĂšre. Il s'agit de la rĂ©action officielle la plus rĂ©cente aux âGitmo Filesâ. Ce nouvel acte d'accusation, prĂ©sentĂ© au tribunal de district de Virginie orientale et datĂ© du 24 juin, allĂšgue que Chelsea Manning a produit les âGitmo Filesâ Ă la demande d'Assange entre novembre 2009 et mai 2010. FidĂšle Ă son principe le plus fondamental, WikiLeaksn'a jamais rĂ©vĂ©lĂ© la source des âGitmo Filesâ. Mme Manning n'a pas non plus dĂ©clarĂ© qu'elle en Ă©tait la source, bien que cela ait Ă©tĂ© largement considĂ©rĂ© comme probable.
Prouver qu'Assange a activement sollicitĂ© les documents que Manning a transmis Ă WikiLeaks - âCollateral Murderâ, âLes Journaux de guerre afghansâ, âLes Journaux de guerre dâIraqâ, et maintenant, prĂ©tendument, les âGitmo Filesâ - est un Ă©lĂ©ment clĂ© de la plainte dĂ©posĂ©e par les Ătats-Unis contre Assange en vertu de lâEspionage Act.
Le document judiciaire du 24 juin indique que le ministĂšre de la Justice ne dispose d'aucune preuve tangible pour cette accusation. Mme Manning continue d'affirmer, comme elle le fait depuis son arrestation en mai 2010, qu'elle a agi de son plein grĂ© en rassemblant et en envoyant les documents publiĂ©s par WikiLeaks. L'acte d'accusation allĂšgue seulement que Manning, en rassemblant ce qui est devenu les âGitmo Filesâ, a utilisĂ© certaines expressions de recherche - âdetainee+abuseâ, par exemple - que l'acte d'accusation identifie avec la catĂ©gorisation des documents de WikiLeaks- une allĂ©gation bien loin des normes de preuve acceptĂ©es.
RĂ©action de la presse
Sur la page d'accueil des âGitmo Filesâ, WikiLeaks cite dix âpartenairesâ avec lesquels il a travaillĂ© pour rendre les documents publics. Worthington est citĂ© comme l'un d'entre eux, bien que son travail le place dans une catĂ©gorie Ă part. Les autres partenaires sont le Washington Post, le Telegraph, La Repubblica, Le Monde et Der Spiegel. Ces organes de presse ont reçu Ă l'avance des copies des âGitmo Filesâ afin d'avoir le temps d'examiner et d'analyser les documents et de planifier leur couverture avant la publication du 25 avril 2011.
Le New York Times et le Guardian brillent par leur absence sur la liste de WikiLeaks, ce qui témoigne d'un différend antérieur avec Julian Assange. Ces deux journaux ont obtenu les documents d'une source autre que WikiLeaks, probablement l'un des organes de presse figurant sur la liste des partenaires de WikiLeaks. Le Times a le mérite de tenir un site web, The Guantånamo Docket, qui donne le nom et le statut juridique de chaque détenu encore en détention à Guantånamo.
L'aspect remarquable de la couverture mĂ©diatique de la publication des âGitmo Filesâ est la diffĂ©rence flagrante entre la maniĂšre les mĂ©dias amĂ©ricains et non amĂ©ricains ont prĂ©sentĂ© leurs articles : les mĂ©dias amĂ©ricains ont eu tendance Ă mettre l'accent sur les dangers et les menaces prĂ©sentĂ©s par les personnes en captivitĂ© Ă GuantĂĄnamo, tandis que d'autres mĂ©dias ont correctement rapportĂ© que parmi les rĂ©vĂ©lations importantes des âGitmo Filesâ figurait l'innocence de la plupart des personnes saisies et dĂ©tenues.
Constatant cette tendance, WikiLeaks a invité les lecteurs et les téléspectateurs à comparer les premiers paragraphes des principaux articles de la BBC et de CNN :
La BBC, sous le titre âWikiLeaks : Many at GuantĂĄnamo ânot dangerousââ [De nombreux dĂ©tenus Ă Guantanamo ne reprĂ©sente aucun danger], rapporte que
âdes dossiers obtenus par le site web WikiLeaks ont rĂ©vĂ©lĂ© que les Ătats-Unis pensaient que de nombreuses personnes dĂ©tenues Ă GuantĂĄnamo Bay Ă©taient innocentes ou n'Ă©taient que des agents de moindre importanceâ.
Le reportage de CNN a Ă©tĂ© publiĂ© sous lâintitulĂ© âDes documents militaires rĂ©vĂšlent des dĂ©tails sur les dĂ©tenus de GuantĂĄnamo et Al-QaĂŻdaâ et commence ainsi :
âPrĂšs de 800 documents militaires amĂ©ricains classifiĂ©s obtenus par WikiLeaks rĂ©vĂšlent des dĂ©tails extraordinaires sur les activitĂ©s terroristes prĂ©sumĂ©es d'agents d'Al-QaĂŻda capturĂ©s et hĂ©bergĂ©s dans le centre de dĂ©tention de la marine amĂ©ricaine Ă GuantĂĄnamo Bay, Ă Cubaâ.
Glenn Greenwald, alors chroniqueur des affaires Ă©trangĂšres Ă Salon, et Laura Flanders, du journal The Nation, ont Ă©tĂ© les premiers Ă relever cette disparitĂ©. L'article de Greenwald sur la couverture mĂ©diatique des âGitmo Filesâ a Ă©tĂ© publiĂ© sous le titre âNewly Leaked Documents Show the Ongoing Travesty of GuantĂĄnamoâ [âDes documents ayant fait l'objet d'une nouvelle fuite montrent le scandale persistant de la prison de GuantĂĄnamoâ], mais il n'est plus disponible dans les archives de Salon.
Flanders a dĂ©tectĂ© la mĂȘme partialitĂ© dans la couverture publiĂ©e par le Washington Post, la National Public Radio et leTimes. Ces deux derniers
âutilisent l'expression âtechniques d'interrogatoire musclĂ©esâ pour Ă©viter de mentionner le mot âtortureââ.
âAinsi, aux Ătats-Unis, le message restera âde dangereux terroristesâ et GuantĂĄnamo sera encore probablement ouvert trois ans aprĂšs que le prĂ©sident ait promis de le fermer, tandis qu'Ă l'Ă©tranger, le reste du monde continuera de se demander pourquoi le pays qui prĂ©tend tant aimer la libertĂ© continue d'emprisonner et de torturer des personnes innocentes.â
Dans l'un des articles publiĂ©s par WikiLeaks avec les âGitmo Filesâ, M. Worthington analyse la signification plus large du changement de cap dans la couverture mĂ©diatique amĂ©ricaine. Il Ă©crit :
âLa publication des documents a suscitĂ© l'intĂ©rĂȘt de la communautĂ© internationale pendant une semaine, jusqu'Ă ce que le prĂ©sident Obama organise (coĂŻncidence ou non) l'arrivĂ©e des forces spĂ©ciales amĂ©ricaines au Pakistan pour assassiner Oussama ben Laden. C'est Ă ce moment-lĂ qu'est apparu dans les mĂ©dias grand public amĂ©ricains un rĂ©cit dĂ©nuĂ© de principes, dans lequel, Ă des fins de vente et d'audimat, les criminels non inculpĂ©s de l'administration Bush - et leurs fervents partisans au CongrĂšs, dans les colonnes des journaux et sur les ondes - ont Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă suggĂ©rer que l'utilisation de la torture avait permis de localiser Ben Laden (ce n'Ă©tait pas le cas, bien que certaines informations aient apparemment Ă©tĂ© fournies par des âdĂ©tenus importantsâ incarcĂ©rĂ©s dans les prisons secrĂštes de la CIA, mais pas Ă la suite de tortures), et que l'existence de GuantĂĄnamo s'Ă©tait Ă©galement rĂ©vĂ©lĂ©e inestimable pour retrouver le chef d'Al-QaĂŻda.â
* Patrick Lawrence, correspondant Ă l'Ă©tranger pendant de nombreuses annĂ©es, notamment pour l 'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, auteur et confĂ©rencier. Son dernier ouvrage est âTime No Longer :Americans After the American Centuryâ (Yale). Suivez-le sur Twitter @thefloutist.