đâđ¨ Les trois flĂŠaux
PlutĂ´t que vendre des armes Ă l'occupant - agresseur dans le gĂŠnocide en cours - les Ătats membres des Nations unies - en particulier ceux du Nord - se doivent de porter assistance aux Palestiniens.
đâđ¨ Les trois flĂŠaux
Par Vijay Prashad, le 28 mai 2024
Il n'y a aucune ambiguïtÊ sur le fait qu'IsraÍl inflige à Gaza occupation, apartheid et gÊnocide. Pour contrer le nÊgationnisme israÊlien, voici un bref aperçu des raisons pour lesquelles ces termes sont appropriÊs.
Dans un chapitre de Peau noire, masques blancs (1952) de Frantz Fanon, intitulĂŠ âDu fait d'ĂŞtre noirâ, Fanon parle du dĂŠsespoir que gĂŠnère le racisme, de l'immense angoisse de vivre dans un monde qui a dĂŠcrĂŠtĂŠ que certains n'ĂŠtaient tout simplement pas humains, ou pas assez.
La vie de ces personnes, issues d'un dieu infÊrieur, a moins de valeur que celle des puissants et des nantis. Une division internationale de l'humanitÊ dÊchire le monde en lambeaux, prÊcipitant des populations entières dans les flammes de la souffrance et de l'oubli.
Ce qui se passe à Rafah, ville la plus mÊridionale de Gaza, est effroyable. Depuis octobre 2023, IsraÍl a ordonnÊ à 2,3 millions de Palestiniens de Gaza de se dÊplacer vers le sud, tandis que les forces armÊes israÊliennes ont constamment braquÊ leurs canons sur les zones côtières de Wadi Gaza, jusqu'aux abords de Rafah. Kilomètre après kilomètre, à mesure que l'armÊe israÊlienne avance, la soi-disant zone de sÊcuritÊ recule toujours plus vers le sud.
En dĂŠcembre, le gouvernement israĂŠlien a affirmĂŠ, avec la plus grande cruautĂŠ, que le village de tentes d'al-Mawasi (Ă l'ouest de Rafah, sur les rives de la MĂŠditerranĂŠe) ĂŠtait la nouvelle zone de sĂŠcuritĂŠ officielle.
D'une superficie d'à peine 6,5 kilomètres carrÊs (soit la moitiÊ de l'aÊroport londonien de Heathrow), la prÊtendue zone de sÊcuritÊ d'al-Mawasi est loin d'être assez Êtendue pour abriter les plus d'un million de Palestiniens qui se trouvent à Rafah.
Non seulement la dĂŠclaration d'IsraĂŤl selon laquelle al-Mawasi serait un refuge ĂŠtait absurde, mais, conformĂŠment aux lois de la guerre, une zone de sĂŠcuritĂŠ doit ĂŞtre approuvĂŠe par toutes les parties.
âComment voulez-vous qu'une zone soit sĂŠcurisĂŠe dans une zone de guerre si elle est ĂŠtablie unilatĂŠralement par l'une des parties au conflit ?â,
s'interroge Philippe Lazzarini, commissaire gĂŠnĂŠral de l'Agence des Nations unies pour les rĂŠfugiĂŠs palestiniens (UNRWA). âElle ne peut que donner le sentiment illusoire qu'elle est sĂŠcurisĂŠeâ. En outre, Ă plusieurs reprises, IsraĂŤl a bombardĂŠ al-Mawasi, censĂŠe ĂŞtre sans danger.
Le 20 fÊvrier, IsraÍl a attaquÊ un refuge gÊrÊ par MÊdecins Sans Frontières, tuant deux membres de la famille du personnel de l'organisation.
Le 13 mai, un membre du personnel international de l'ONU a ÊtÊ tuÊ après que l'armÊe israÊlienne a ouvert le feu sur un vÊhicule de l'ONU. Il s'agit de l'un des quelque 200 collaborateurs de l'ONU assassinÊs à Gaza, en plus des meurtres ciblÊs de travailleurs humanitaires.
Le 26 mai, une frappe aĂŠrienne israĂŠlienne Ă Rafah a tuĂŠ au moins 45 civils, ce que le Premier ministre israĂŠlien Benjamin Netanyahu tente maintenant de qualifier d'âerreur tragiqueâ. L'attaque, qui a principalement brĂťlĂŠ vifs des femmes et des enfants, a eu lieu deux jours après que la Cour internationale de justice a ordonnĂŠ Ă IsraĂŤl de mettre fin Ă son attaque Ă Rafah.
Non seulement IsraÍl a commencÊ à bombarder Rafah, mais il s'est empressÊ de dÊployer des chars pour s'emparer du seul poste-frontière par lequel l'aide arrivait au compte-gouttes, à bord des quelques camions autorisÊs à entrer chaque jour. Après s'être emparÊ de la frontière de Rafah, IsraÍl a dÊfinitivement bloquÊ l'entrÊe de l'aide dans la bande de Gaza.
Affamer les Palestiniens est depuis longtemps une stratĂŠgie israĂŠlienne, ce qui est ĂŠvidemment un crime de guerre. EmpĂŞcher l'aide humanitaire d'entrer Ă Gaza relève du droit international humanitaire qui caractĂŠrise non seulement ce gĂŠnocide, mais aussi l'occupation des terres palestiniennes Ă JĂŠrusalem-Est, Ă Gaza et en Cisjordanie depuis 1967, ainsi que le système d'apartheid Ă l'intĂŠrieur des frontières dĂŠfinies par IsraĂŤl Ă la suite de la Nakba ou âCatastropheâ de 1948.
Trois termes sont fondamentalement contestĂŠs par IsraĂŤl dans ce texte : apartheid, occupation et gĂŠnocide. IsraĂŤl et ses alliĂŠs du Nord voudraient nous faire croire que l'utilisation de ces termes pour dĂŠcrire les politiques israĂŠliennes, le sionisme ou l'oppression des Palestiniens ĂŠquivaut Ă de l'antisĂŠmitisme.
Mais, comme le soulignent les Nations unies et de nombreux organismes rÊputÊs de dÊfense des droits de l'homme, il s'agit de dÊfinitions juridiques de la rÊalitÊ sur le terrain et non de jugements moraux formulÊs à la hâte ou par antisÊmitisme. Une brève introduction sur l'exactitude de ces trois concepts est indispensable pour contrer ce dÊni.
Apartheid
Le gouvernement israĂŠlien traite la population minoritaire palestinienne Ă l'intĂŠrieur des frontières dĂŠfinies en 1948 (21 %) comme des citoyens de seconde zone. Au moins 65 lois israĂŠliennes sont discriminatoires Ă l'ĂŠgard des citoyens palestiniens d'IsraĂŤl. L'une d'entre elles, adoptĂŠe en 2018, dĂŠclare que le pays est un âĂtat-nation du peuple juifâ.
Comme l'a ĂŠcrit le philosophe israĂŠlien Omri Boehm, avec cette nouvelle loi, le gouvernement israĂŠlien âvalide officiellementâ le recours aux âmĂŠthodes d'apartheid Ă l'intĂŠrieur des frontières reconnues d'IsraĂŤl.â Les Nations unies et Human Rights Watch ont tous deux dĂŠclarĂŠ que la façon dont IsraĂŤl traite les Palestiniens correspond Ă la dĂŠfinition de l'apartheid. L'utilisation de ce terme est tout Ă fait factuelle.
Occupation
En 1967, IsraĂŤl a occupĂŠ les trois territoires palestiniens de JĂŠrusalem-Est, Gaza et la Cisjordanie. De 1967 Ă 1999, ces trois zones ont ĂŠtĂŠ dĂŠsignĂŠes comme faisant partie des territoires arabes occupĂŠs (qui, Ă diverses ĂŠpoques, comprenaient ĂŠgalement la pĂŠninsule ĂŠgyptienne du SinaĂŻ, la rĂŠgion syrienne du Golan et le Sud-Liban).
Depuis 1999, elles sont appelĂŠes âTerritoires palestiniens occupĂŠsâ (TPO). Dans les documents de l'ONU et de la Cour internationale de justice, IsraĂŤl est qualifiĂŠ de âpuissance occupanteâ, dĂŠnomination qui impose Ă IsraĂŤl certaines obligations Ă l'ĂŠgard des territoires qu'il occupe.
Bien que les accords d'Oslo de 1993 aient crĂŠĂŠ l'AutoritĂŠ palestinienne, IsraĂŤl reste la puissance occupante du TPO, dĂŠsignation qui n'a pas ĂŠtĂŠ rĂŠvisĂŠe.
Une occupation Êquivaut à une domination coloniale : c'est le cas lorsqu'une puissance Êtrangère domine un peuple sur son territoire et le prive de sa souverainetÊ et de ses droits. MalgrÊ le retrait militaire d'IsraÍl de Gaza en 2005 (qui comprenait le dÊmantèlement de 21 colonies illÊgales), IsraÍl a continuÊ à occuper Gaza en construisant une clôture autour de la bande de Gaza et en surveillant les eaux mÊditerranÊennes de l'enclave.
L'annexion de certaines parties de JĂŠrusalem-Est et de la Cisjordanie ainsi que les bombardements sporadiques de Gaza constituent une violation de l'obligation d'IsraĂŤl en tant que puissance occupante.
Une occupation implique un climat structurel de violence envers les populations occupĂŠes. C'est pourquoi le droit international reconnaĂŽt Ă ceux qui sont occupĂŠs le droit de rĂŠsister.
En 1965, alors que la GuinĂŠe-Bissau luttait contre le colonialisme portugais, l'AssemblĂŠe gĂŠnĂŠrale des Nations unies a adoptĂŠ la rĂŠsolution 2105 (âEn application de la DĂŠclaration sur l'octroi de l'indĂŠpendance aux pays et aux peuples coloniauxâ). Le paragraphe 10 de cette rĂŠsolution mĂŠrite d'ĂŞtre lu attentivement :
âL'AssemblĂŠe gĂŠnĂŠrale reconnaĂŽt la lĂŠgitimitĂŠ de la lutte menĂŠe par les peuples soumis Ă la domination coloniale pour exercer leur droit Ă l'autodĂŠtermination et Ă l'indĂŠpendance et invite tous les Ătats Ă fournir une assistance matĂŠrielle et morale aux mouvements de libĂŠration nationale dans les territoires coloniaux.â
Il n'y a ici aucune d'ambiguĂŻtĂŠ possible. Ceux qui sont occupĂŠs ont le droit de rĂŠsister et, en fait, tous les Ătats membres des Nations unies sont soumis Ă l'obligation de leur venir en aide en vertu de ce traitĂŠ.
PlutĂ´t que de vendre des armes Ă la puissance occupante, qui est l'agresseur dans le gĂŠnocide en cours, les Ătats membres des Nations unies - en particulier ceux du Nord - se doivent de porter assistance aux Palestiniens.
GĂŠnocide
Dans son ordonnance publiĂŠe le 26 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) a trouvĂŠ des preuves âplausiblesâ qu'IsraĂŤl commet un gĂŠnocide contre les Palestiniens.
En mars, le rapporteur spĂŠcial des Nations unies sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupĂŠs, Francesca Albanese, a publiĂŠ un rapport titanesque intitulĂŠ âAnatomie d'un gĂŠnocideâ.
Dans ce rapport, Mme Albanese ĂŠcrit qu'âil existe des motifs lĂŠgitimes de croire que le seuil indiquant qu'IsraĂŤl a commis un gĂŠnocide est atteintâ.
âDe manière plus gĂŠnĂŠraleâ, ĂŠcrit-elle, âils indiquent ĂŠgalement que les actions d'IsraĂŤl ont ĂŠtĂŠ motivĂŠes par une logique gĂŠnocidaire faisant partie intĂŠgrante de son projet de colonisation en Palestine, signal d'une tragĂŠdie annoncĂŠeâ.
L'intention de commettre un gĂŠnocide est clairement ĂŠtablie dans le contexte des bombardements israĂŠliens. En octobre 2023, le prĂŠsident israĂŠlien Isaac Herzog a dĂŠclarĂŠ que âl'ensemble du peuple est responsableâ des attaques du 7 octobre, et qu'il est faux de dire que âles civils [n'ĂŠtaient] pas... informĂŠs, pas impliquĂŠsâ.
La CIJ a soulignĂŠ cette dĂŠclaration, parmi d'autres, car elle exprime les intentions d'IsraĂŤl et son recours Ă la âpunition collectiveâ, un crime de guerre gĂŠnocidaire. Le mois suivant, le ministre israĂŠlien des Affaires de JĂŠrusalem et du Patrimoine, Amichai Eliyahu, a dĂŠclarĂŠ que le largage d'une bombe nuclĂŠaire sur Gaza serait âune optionâ car âil n'y a pas de non-combattants Ă Gazaâ.
Avant la publication des conclusions de la CIJ, Moshe Saada, membre du Parlement israĂŠlien appartenant au parti Likoud de M. Netanyahou, a dĂŠclarĂŠ que âtous les habitants de Gaza doivent ĂŞtre ĂŠliminĂŠsâ. Ces propos, selon toute norme internationale, tĂŠmoignent de l'intention de commettre un gĂŠnocide. Comme l'âapartheidâ et l'âoccupationâ, le terme âgĂŠnocideâ est tout Ă fait appropriĂŠ.
En dĂŠbut d'annĂŠe, Inkani Books, un projet de Tricontinental : Institute for Social Research basĂŠ en Afrique du Sud, a publiĂŠ la version isiZulu des DamnĂŠs de la Terre de Fanon, Izimpabanga Zomhlaba, traduite par Makhosazana Xaba. Nous sommes très fiers de ce projet, qui permet de traduire l'Ĺuvre de Fanon dans une autre langue africaine (elle a dĂŠjĂ ĂŠtĂŠ traduite en arabe et en swahili).
Lors de ma dernière visite en Palestine, j'ai parlÊ avec de jeunes enfants de leurs aspirations. Ce qu'ils m'ont dit m'a rappelÊ un passage du livre Les DamnÊs de la Terre :
âĂ l'âge de 12 ou 13 ans, les enfants des villages connaissent les noms des anciens de la dernière rĂŠvolte, et les rĂŞves qu'ils font dans les âdouarsâ [camps] ou les villages ne sont pas des rĂŞves de fortune ou de rĂŠussite aux examens comme les enfants des villes, mais des rĂŞves d'identification Ă tel ou tel rebelle dont le rĂŠcit de la mort hĂŠroĂŻque les ĂŠmeut encore aujourd'hui aux larmesâ.
Les enfants de Gaza se souviendront de ce gĂŠnocide avec au moins la mĂŞme intensitĂŠ que leurs aĂŻeux se sont souvenus de 1948 et que leurs parents se sont souvenus de l'occupation qui plombe cette ĂŠtroite bande de terre depuis leur plus tendre enfance. Les enfants d'Afrique du Sud liront ces lignes de Fanon en isiZulu et se souviendront de ceux qui sont tombĂŠs pour donner naissance Ă une nouvelle Afrique du Sud il y a 30 ans.
* Vijay Prashad est un historien, Êditeur et journaliste indien. Il est rÊdacteur et correspondant en chef de Globetrotter. Il est Êditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est chercheur principal non rÊsident à l'Institut Chongyang d'Êtudes financières de l'universitÊ Renmin de Chine. Il a Êcrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses dernières publications sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
https://consortiumnews.com/2024/05/28/vijay-prashad-three-evils/