👁🗨 Les véritables intentions du sultan Erdogan
Il n'est même pas certain que les Américains autorisent la Turquie à former la nouvelle armée syrienne. L'Occident dispose désormais d'un levier économique absolu.
👁🗨 Les véritables intentions du sultan Erdogan
Par Pepe Escobar, le 29 janvier 2025
Au menu, un banquet géopolitique servi par quelques-uns des meilleurs analystes indépendants, de Bursa à Diyarbakir.
ISTANBUL - La scène se déroule dans un restaurant circassien de la célèbre rue Istiklal, dans le quartier historique de Beyoglu. Au menu, un banquet géopolitique servi par quelques-uns des meilleurs analystes indépendants de Bursa à Diyarbakir. Exception faite d'un festin de meze, la formule est simple : elle se résume à deux grandes questions sur l'approche du sultan Erdogan vis-à-vis des BRICS et de la Syrie.
Voici un résumé concis de notre dîner, plus parlant qu'un torrent de salades de mots concoctées par l'Occident. Savourez-le avec une bonne dose du meilleur arak. Et laissons le premier - et le dernier - mot à la tablée.
Sur les BRICS
“La Turquie se sent partie intégrante de l'Occident. Les dirigeants de nos partis politiques et les élites turques, qu'ils soient de droite ou de gauche, sont les mêmes. Peut-être un peu plus orientaux... Ankara se sert de son appartenance aux BRICS comme d'une monnaie d'échange face à l'Occident”.
La Turquie pourrait-elle être à la fois membre des BRICS et de l'OTAN ?
“Erdogan n'a pas de projets d'avenir précis. Après Erdogan, le parti AKP est mal engagé dans l'avenir. Il n'a pas pu instaurer de régime stable et transparent. Ce gouvernement n'a été conçu que pour Erdogan. Le pays est approvisionné en gaz russe. Nous achetons des matériaux à la Chine, les assemblons dans des usines turques et les vendons à l'Europe et aux États-Unis. Nous sommes avantagés dans le domaine du commerce extérieur par rapport à l'UE, d'après les statistiques publiées par le gouvernement turc. Le déficit commercial le plus lourd est celui de la Russie et ensuite de la Chine. Voilà notre positionnement stratégique, qui explique pourquoi Ankara refuse de renoncer à l'option de l'Est. En même temps, nous dépendons de l'Occident pour notre défense. Voilà pourquoi notre politique étrangère est unique en son genre”.
Rien ne garantit donc qu'Ankara acceptera de devenir un partenaire des BRICS ?
“Ankara ne fermera pas complètement la porte aux BRICS. La Turquie sait que l'Occident est en train de perdre sa puissance. Les dynamiques sont inédites, les puissances montantes, mais pour autant, nous ne sommes pas une puissance totalement indépendante”.
Les trois piliers de la société turque
On ne peut pas penser géopolitique sans penser idéologie. Erdogan et l'AKP ont décidé qu'il n'était possible de faire évoluer la Turquie qu'avec un projet libéral-islamiste. Presque deux générations ont grandi avec eux - sans se demander ce qui s'est passé avant. Ce sont des néo-ottomans, des islamistes, des pro-arabisation. En Turquie, si quelqu'un soutient ouvertement l'islamisme, il est idéologiquement arabisé. Il y a trois piliers. Le premier est une vision nationaliste - le kémalisme de droite et le kémalisme de gauche. L'autre est une perspective occidentale. Et le troisième est islamiste, également divisé en deux factions : l'une est nationaliste et l'autre est islamiste libérale, intégrée aux institutions, aux ONG et aux capitaux occidentaux. Voilà pourquoi nous pouvons dire que le wokisme et l'islamisme sont les deux faces d'une même pièce. Ces gens utilisent l'État turc pour manœuvrer dans la géographie plus large du Moyen-Orient, mais en fait, ils se focalisent sur l'économie, la politique et la société néolibérales occidentales ».
Le néo-ottomanisme ressuscité
“L'Occident a planifié la Syrie avec eux - les néo-ottomans. Pendant la guerre de Gaza, ils ont continué à envoyer du pétrole à Israël, un coup de com' pour Erdogan, qui doit faire passer ce message à la base anti-impérialiste, à la partie islamiste de la société turque. Le problème pour Erdogan est que la Turquie diffère des pays arabes, alors que la capitale turque est connectée à l'Occident, partiellement à la Russie, et que la Turquie dépend à 40 % de l'énergie russe. Ankara doit agir avec pondération, mais cela ne change pas le tableau d'ensemble : le capital soutenant Erdogan, et profitant d'Erdogan, avec notamment 40 % des exportations turques à destination de l'Europe. En ce qui concerne les BRICS, ils vont tenter de gérer les relations, mais ils n'accepteront jamais de rejoindre directement les BRICS”.
Le sultan ne dort jamais
“Erdogan est un pragmatique, pas un idéologue. Il peut trahir sans problème les Palestiniens. Il a beau être puissant et maîtriser le fonctionnement du système étatique, il ne peut pas se prévaloir d'une obéissance totale de la part de la société pour gouverner. Voilà pourquoi il est toujours à la recherche d'une sorte d'équilibre”.
Avec le Grand Idlibistan sous le contrôle du MIT de Turquie - avec Jolani comme l'un de leurs principaux atouts, sinon le principal - le MIT avait-il connaissance des capacités de HTS, et savait-il qu'elles s'arrêteraient à Alep ?
“Certainement pas jusqu'à Damas. C'était le plan initial. Le but de l'opération était d'attaquer le régime, pas de conquérir Damas. Ce fut le plus beau résultat inespéré de l'attaque. La direction militaire de HTS a déclaré : ‘Nous avons perdu nos meilleurs guerriers dans les premiers jours de l'opération’. Ensuite, l'armée syrienne s'est effondrée”.
Alors, que veut vraiment Erdogan ? Régner sur Alep ou sur l'ensemble de l'ouest de la Syrie ?
“La Syrie faisait partie de l'empire ottoman. Dans ses rêves, c'est toujours l'empire ottoman. Mais il connaît les limites de la Turquie à prétendre régner sur la Syrie - et le monde arabe, enragé, pourrait s'aligner contre elle. Il est possible - dans une certaine mesure - de placer un gouvernement par procuration à Damas. C'est ce qu'Erdogan attendait du gouvernement Assad il y a à peine six mois. Erdogan suppliait Assad de venir à la table des négociations. Il s'est avéré qu'il était sincère. M. Jolani a déclaré : ‘Nous voulions vraiment qu'Assad accepte l'offre d'Erdogan’. Ce fut la grande erreur du gouvernement Assad. Assad avait déjà perdu toute capacité à diriger le pays. Ankara n'a jamais souhaité l'effondrement soudain du gouvernement Assad. Maîtriser ce chaos n'est pas simple. Et la Turquie n'a pas la capacité militaire de le faire. HTS non plus. Et sans la Turquie, HTS ne peut pas survivre”.
La Syrie, province du néo-ottomanisme, ce n'est donc pas pour demain ?
“Ce n'est pas seulement la stratégie de la Turquie. C'est la stratégie américaine et israélienne - canaliser la Syrie. Ils ont donc gagné quelque chose, mais ce n'est pas fini. Nous ne savons pas ce qui va se passer. Rappelez-vous qu'avant le 7 octobre, sur le plan géopolitique, personne ne pouvait prévoir ce qui s'est passé à Gaza. Pour la Turquie, il s'agissait d'un projet commun. Il a débuté en 2011. L'objectif principal était tellement évident, à savoir intégrer la Syrie dans le monde occidental. Cela a échoué, mais les Américains sont restés là-bas, parce qu'ils ont conçu de toutes pièces l'État islamique, qu’ils ont misé sur les Kurdes et, au bout du compte, la Turquie a obtenu Idlib. C'était nécessaire à l'époque, parce que la Syrie, la Russie, l'Iran, ne sont pas comme les Américains ou les islamistes liés aux Américains, ils ne représentent pas de puissance destructrice. Petit à petit, ils ont voulu ‘rallier’ la Turquie, avec les négociations d'Astana. La Turquie a fini par s'en tenir à la politique américaine, elle a attendu, attendu et encore attendu, et elle n'a au final pas obtenu ce qu'elle voulait. C'est une situation alarmante pour la Turquie, car la division de la Syrie ne lui plaît pas. Il n'est même pas certain que les Américains autorisent la Turquie à former la nouvelle armée syrienne. L'Occident dispose désormais d'un levier économique absolu”.
https://strategic-culture.su/news/2025/01/29/what-sultan-erdogan-is-really-up-to/