👁🗨 L'été des va-t-en guerre
Washington va continuer à prendre ses désirs pour des réalités. Mais la fin est proche, surtout au vu des conclusions présentées par Biden qui ont l'air tout droit sorties d'une bande dessinée.
👁🗨 L’été des va-t-en guerre
Les vœux pieux sont toujours la règle au sein de l'équipe de politique étrangère de Joe Biden, alors que le massacre en Ukraine se poursuit.
Par Seymour Hersh, le 17 août 2023
Voilà déjà plusieurs semaines que nous nous intéressons aux aventures du club de la politique étrangère de l'administration Biden, dirigé par Tony Blinken, Jake Sullivan et Victoria Nuland. Comment notre trio de va-t-en-guerre a-t-il passé l'été ?
Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, a récemment accompagné une délégation américaine au deuxième sommet international pour la paix au début du mois à Djeddah, en Arabie Saoudite. Le sommet était présidé par le prince héritier Mohammed bin Salman, plus connu sous le nom de MBS, qui a annoncé en juin que son circuit de golf soutenu par l'État fusionnerait avec la Fédération de golf d'Arabie saoudite (PGA). Il y a quatre an, MBS a été accusé d'avoir commandité l'assassinat et le démembrement du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d'Istanbul, pour cause de déloyauté vis-à-vis de l'État.
Aussi improbable que cela puisse paraître, ce sommet pour la paix a bien eu lieu, et ses vedettes étaient MBS, Sullivan et le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Il manquait le représentant de la Russie, non invitée au sommet. N’étaient présents qu'une poignée de chefs d'État parmi la cinquantaine de nations représentées. La conférence a duré deux jours, et n'a suscité que peu d'intérêt de la part de la communauté internationale.
Selon Reuters, l'objectif de M. Zelensky était de recueillir le soutien de la communauté internationale en faveur des “critères” envisagés pour le règlement de la guerre, notamment “le retrait de l'ensemble des troupes russes et la restitution de la totalité du territoire ukrainien”. La réponse officielle de la Russie à ce non-événement n'a pas été communiquée par le président Vladimir Poutine, mais par le vice-ministre des affaires étrangères, Sergueï Ryabkov. Il a qualifié le sommet de “révélateur de la tentative de l'Occident de poursuivre des efforts vains et stériles” de mobiliser le Sud mondial derrière M. Zelensky.
L'Inde et la Chine ont toutes deux envoyé des délégations à la session, peut-être séduites par l'Arabie saoudite avec de ses immenses réserves de pétrole. Un observateur universitaire indien a estimé que l'événement n'avait guère permis de faire plus qu'une
“bonne publicité pour la capacité de MBS à convoquer les pays du Sud, le positionnement du royaume dans ces mêmes pays et, peut-être plus concrètement, pour soutenir l'action américaine en faveur d'un consensus, en veillant à ce que la Chine assiste à la réunion en présence de [...] Jake Sullivan”.
Pendant ce temps, bien loin sur le champ de bataille de l'Ukraine, la Russie a continué à faire échouer la contre-offensive de Zelensky. J'ai demandé à un responsable du renseignement américain pourquoi Jake Sullivan avait quitté le cercle de la politique étrangère de l'administration Biden pour présider la conférence insignifiante en Arabie saoudite.
“Jeddah était le bébé de Sullivan”, a répondu le fonctionnaire. “Il avait prévu qu'elle soit l'équivalent pour Biden du Versailles du [président Woodrow] Wilson. La grande alliance du monde libre se réunissant pour célébrer la victoire après la défaite humiliante de l'ennemi abhorré, afin de déterminer les grandes lignes du développement des nations pour la prochaine génération. Gloire et renommée. Promotion et réélection. La cerise sur le gâteau étant censée être l'obtention par Zelensky de la reddition inconditionnelle de Poutine après l'offensive éclair du printemps. Ils prévoyaient même un procès de type Nuremberg devant la Cour pénale internationale, avec Jake comme représentant. Juste une déconfiture de plus, mais qui s'en soucie ? Quarante nations se sont présentées, toutes sauf six, en quête de denrées alimentaires gratuites après la fermeture d'Odessa”.
- une référence à la restriction par Poutine des livraisons de blé ukrainien en réponse aux nouvelles attaques de Zelensky sur le pont reliant la Crimée à la Russie continentale.
Mais assez parlé de Sullivan. Passons maintenant à Victoria Nuland, artisan du renversement en 2014 du gouvernement pro-russe en Ukraine, l'une des actions américaines nous ayant menés là où nous en sommes, même si c'est Poutine qui a initié l'horrible guerre actuelle. Mme Nuland a été promue au début de l'été par M. Biden, malgré les vives objections de nombreux membres du département d'État, au poste de secrétaire d'État adjointe par intérim. Elle n'a pas été officiellement nommée secrétaire adjointe, de peur que sa nomination ne donne lieu à des débats houleux au Sénat.
C'est cette même Mme Nuland qui a été dépêchée la semaine dernière pour voir ce qui pouvait encore être sauvé après qu'un coup d'État a renversé un gouvernement pro-occidental au Niger, l'une des anciennes colonies françaises d'Afrique de l'Ouest encore dans la sphère d'influence des Français. Le président Mohamed Bazoum, démocratiquement élu, a été chassé du pouvoir par une junte dirigée par le chef de la garde présidentielle, le général Abdourahmane Tchiani. Le général a suspendu la constitution et jeté en prison les opposants politiques potentiels. Cinq autres officiers militaires ont été nommés au gouvernement. Tout ceci a généré un énorme soutien public dans les rues de Niamey, la capitale du Niger, un soutien suffisamment fort pour décourager toute intervention occidentale extérieure.
La presse occidentale a publié des articles alarmistes qui, dans un premier temps, ont considéré ce bouleversement en termes “Est-Ouest” : certains des partisans du coup d'État arboraient en effet des drapeaux russes en manifestant dans les rues. Le New York Times a décrit ces événements comme étant un coup dur pour le principal allié des États-Unis dans la région, le président nigérian Bola Ahmed Tinubu, qui contrôle d'immenses réserves de pétrole et de gaz. Tinubu a menacé le nouveau gouvernement nigérien d'une intervention militaire s'il ne redonnait pas le pouvoir à Bazoum. Il a fixé un délai qui a expiré sans aucune intervention extérieure. La révolution au Niger n'a pas été perçue par les habitants de la région en termes “est-ouest”, mais plutôt comme le rejet depuis longtemps espéré du contrôle économique et politique exercé de longue date par la France. C'est un scénario susceptible de se répéter encore et encore dans les pays du Sahel de l'Afrique subsaharienne dominés par les Français.
Certaines éléments ne sont pas de bon augure pour le nouveau gouvernement nigérien. Le pays a la chance, ou peut-être aussi la malchance, de posséder une part considérable des derniers gisements naturels d'uranium dans le monde. Avec le réchauffement de la planète, on estime qu'un retour à l'énergie nucléaire est inévitable, avec des incidences claires sur la valeur de l'uranium extrait du sous-sol nigérien. Le minerai d'uranium brut, une fois extrait, filtré et transformé, est mondialement connu sous le nom de “yellow cake”.
Selon une analyse récente publiée par le Real News Network de Baltimore, la corruption si souvent évoquée au Niger ne concerne pas les menus pots-de-vin des fonctionnaires, mais toute une structure - mise en place pendant la période coloniale française - qui a privé le Niger de sa souveraineté sur ses matières premières et son développement. En France, trois ordinateurs portables sur quatre sont alimentés par l'énergie nucléaire, dont une grande partie est extraite des mines d'uranium du Niger, effectivement contrôlées par son ancien colonisateur.
Le Niger abrite également trois bases de drones américaines dédiées à la lutte contre les radicaux islamiques dans toute la région. Des avant-postes non officiels des forces spéciales sont également implantées dans la région, où les soldats perçoivent une double solde lorsqu'ils effectuent des missions de combat à risque. Le responsable américain m'a dit que
“les 1 500 soldats américains actuellement au Niger représentent exactement le nombre de soldats américains en opération au Sud-Vietnam lorsque John F. Kennedy a accédé à la présidence en 1961”.
Mais surtout, et cela n'a guère été mentionné dans les reportages occidentaux de ces dernières semaines, le Niger se trouve exactement sur le tracé du nouveau gazoduc transsaharien en cours de construction pour acheminer le gaz nigérian vers l'Europe de l'Ouest. Le rôle de ce gazoduc dans l'économie européenne s'est trouvé renforcé en septembre dernier par la destruction des gazoducs Nord Stream dans la mer Baltique.
C'est dans ce contexte que Victoria Nuland est entrée en scène, elle qui a dû être la goutte d'eau qui a fait déborder le vase au sein de l'administration Biden. Elle a été envoyée pour négocier avec le nouveau régime, et pour organiser une rencontre avec le président déchu Bazoum, dont la vie est toujours menacée par le régime en place. Le New York Times a rapporté qu'elle n'avait abouti nulle part après des discussions qu'elle a qualifiées d'“extrêmement directes et parfois très ardues”. Le responsable des services de renseignement a formulé ses remarques au Times dans le jargon militaire américain : “Victoria a entrepris de sauver les détenteurs d'uranium du Niger de la barbarie russe, ce qui ne lui a valu qu'un immense doigt d'honneur”.
Le Secrétaire d'Etat Tony Blinken s'est montré plus discret que Sullivan et Nuland ces dernières semaines. Que faisait-il donc ? J'ai posé la question au fonctionnaire, qui m'a répondu que Blinken “a bien intégré que les États-Unis” - soit notre alliée l'Ukraine - “ne gagneront pas la guerre” contre la Russie.
“L'Agence [CIA] lui a fait comprendre que l'offensive ukrainienne n'irait nulle part. Ce n'était qu'une mise en scène imaginée par Zelensky, et certains membres de l'administration ont gobé son baratin.
Blinken voulait négocier un accord de paix entre la Russie et l'Ukraine, comme Kissinger l'avait fait à Paris pour mettre fin à la guerre du Viêt Nam.” Or, selon le fonctionnaire, “la défaite a été cuisante, et Blinken s'est retrouvé un peu trop à l'étroit dans ses baskets. Mais il ne veut pas passer pour le bouffon de service.”
C'est au cours de cette phase incertaine que Bill Burns, le directeur de la CIA, “a décidé de monter sur le navire en train de sombrer”, a ajouté le fonctionnaire. Il faisait référence au discours prononcé par Burns au début de l'été lors de la conférence annuelle de Ditchley, près de Londres. Il a semblé mettre de côté ses doutes initiaux concernant l'élargissement de l'OTAN à l'Est, et a affirmé au moins cinq fois son soutien au programme de Joe Biden.
“Burns ne manque ni de confiance en lui, ni d'ambition”, a déclaré le responsable des services de renseignement, surtout lorsque Blinken, l'ardent va-t-en guerre, a soudainement été pris de doutes. Burns a servi dans une administration précédente en tant que secrétaire d'État adjoint, et diriger la CIA n'a pas vraiment été sa juste récompense.
Burns ne remplacera pas un Blinken désenchanté, mais obtiendra plutôt une promotion symbolique : une nomination au sein du cabinet de Biden. Ce cabinet ne se réunit pas plus d'une fois par mois et, comme l'a rapporté C-SPAN, les réunions ont tendance à être étroitement scénarisées et à débuter par la lecture, par le président, d'un discours préparé à l'avance.
Tony Blinken, qui a publiquement juré il y a quelques mois à peine que l'Ukraine ne connaîtrait pas de cessez-le-feu à court terme, est toujours en poste et, si on le lui demandait, il contesterait certainement tout sentiment négatif à l'égard de Zelensky ou de la politique belliciste assassine et vouée à l'échec de l'administration américaine en Ukraine.
La Maison-Blanche va donc continuer à prendre ses désirs pour des réalités qu’elle continuera à transmettre au peuple américain. Mais la fin est proche, surtout au vu des conclusions présentées par M. Biden au public, qui ont l'air tout droit sorties d'une bande dessinée.