👁🗨 Lettre au soldat israélien qui a tué Aysenur Ezgi Eygi
Vous lui avez logé une balle dans la tête parce que vous le pouviez & le vouliez. Israël gère un stand de tir à ciel ouvert à Gaza & en Cisjordanie. Impunité totale. Le meurtre, sport national.
👁🗨 Lettre au soldat israélien qui a tué Aysenur Ezgi Eygi
Par Chris Hedges, le 17 septembre 2024
Je vous connais. Je vous ai rencontré sous la dense canopée de la guerre au Salvador. C'est là que j'ai entendu pour la première fois le claquement unique et perçant de la balle d'un sniper. Net. Sinistre. Un son qui sème la terreur. Les unités de l'armée avec lesquelles je voyageais, furieuses de la précision meurtrière des tireurs d'élite rebelles, installaient de lourdes mitrailleuses de calibre 50 et pulvérisaient le feuillage au-dessus d’eux, jusqu'à ce que les corps ne soient plus qu'une bouillie sanguinolente et mutilée retombant au sol.
Je vous ai vu à l'œuvre à Bassorah, en Irak, et bien sûr à Gaza, où un après-midi d'automne, au carrefour de Netzarim, vous avez abattu un jeune homme à quelques mètres de moi. Nous avons porté son corps sans vie jusqu'en haut de la route.
J'ai vécu avec vous à Sarajevo pendant la guerre. Vous n'étiez qu'à quelques centaines de mètres, perchés sur les tours qui dominaient la ville. J'ai assisté à votre carnage quotidien. Au crépuscule, je vous ai vu tirer dans la pénombre sur un vieil homme et sa femme penchés sur leur minuscule potager. Vous avez raté votre cible. Elle a couru, hésitante, pour se mettre à l'abri. Lui n'a pas couru. Vous avez tiré à nouveau. Il est vrai que la lumière faiblissait. On n’y voyait pas grand-chose. Puis, la troisième fois, vous l'avez tué. C'est l'un de ces souvenirs de guerre qui me revient en mémoire encore et encore et dont je ne parle jamais. Je l'ai regardé depuis l'arrière de l'Holiday Inn, mais je le revois, ce souvenir ou son ombre, des centaines de fois.
Vous m'avez aussi pris pour cible. Vous avez abattu des collègues et des amis. J'étais dans votre ligne de mire, voyageant du nord de l'Albanie au Kosovo avec 600 combattants de l'Armée de libération du Kosovo, chaque insurgé portant un AK-47 supplémentaire à remettre à un camarade. Trois coups de feu. Ce claquement sec, trop familier. Vous deviez être loin. Ou peut-être étiez-vous un mauvais tireur, même si vous êtes passé près. J'ai couru à couvert derrière un rocher. Mes deux gardes du corps se sont couchés sur moi, haletants, les sacoches vertes sanglées sur leurs poitrines remplies de grenades.
Je sais votre langage. L'humour noir. Vous dites des enfants que vous tuez qu'ils sont des “terroristes de la taille d'une pinte”. Vous êtes fiers de vos compétences. Cela vous donne du prestige. Vous bercez votre arme comme un prolongement de votre corps. Vous admirez son ignoble beauté. Voilà ce que vous êtes : un tueur.
Dans votre société de tueurs, vous êtes respecté, récompensé, promu. Vous êtes insensible à la souffrance que vous infligez. Peut-être même y prenez-vous plaisir. Peut-être croyez-vous vous protéger, préserver votre identité, vos camarades, votre nation. Peut-être pensez-vous que le meurtre est un mal nécessaire, un moyen de s'assurer que les Palestiniens meurent avant qu'ils ne puissent frapper. Peut-être avez-vous troqué votre éthique contre l'obéissance aveugle de l'armée, vous êtes-vous fondus dans la machinerie industrielle de la mort. Peut-être avez-vous peur de mourir. Peut-être voulez-vous vous prouver à vous-même et aux autres que vous êtes un dur, que vous pouvez tuer. Votre esprit est à ce point déformé que vous croyez que tuer est vertueux.
Vous vous enivrez du pouvoir divin de révoquer le droit à la vie sur cette terre. Vous vous délectez de ce sentiment de puissance si intime. Vous voyez les moindres détails dans le viseur, le nez et la bouche de votre victime. Le triangle de la mort. Vous retenez votre souffle. Vous appuyez lentement, doucement sur la gâchette. Et puis un souffle rosé. La moelle épinière sectionnée. La mort. C'est fini.
Vous êtes le dernier à avoir vu Aysenur vivante. Vous avez été le premier à la voir mourir.
Voilà où vous en êtes. Et désormais, plus personne ne peut vous atteindre. Vous êtes l'ange de la mort. Vous êtes engourdi et glacé. Mais cela ne durera pas. J'ai couvert la guerre si longtemps. Je connais, même si vous ne le savez pas, la prochaine étape de votre vie. Je sais ce qui se produira lorsque vous quitterez le giron de l'armée, lorsque vous cesserez d'être un rouage de ces usines de la mort. Je sais l'enfer qui vous attend.
Ça commence comme ça. Toutes les compétences que vous avez acquises en tant que tueur sont inutiles au dehors. Peut-être que vous y retournez. Peut-être que vous deviendrez tueur à gages. Mais cela ne fera que retarder l'inévitable. Vous pouvez fuir un temps, mais pas éternellement. Il y aura des comptes à rendre. Et c'est de ce bilan dont je vais vous parler.
Vous serez confronté à un choix. Vivre le reste de votre vie, diminué, engourdi, coupé de vous-même, coupé de ceux qui vous entourent. Plonger dans un brouillard psychopathique, prisonnier des mensonges absurdes et indissociables qui justifient les meurtres de masse. Certains tueurs, des années plus tard, se disent fiers de leur œuvre, ne regrettent rien. Mais je n'ai pas vécu leurs cauchemars. Si c'est votre cas, jamais plus vous ne vivrez vraiment.
Bien sûr, vous ne parlerez pas de vos actes à votre entourage, et certainement pas à votre famille. Ils pensent que vous êtes quelqu'un de bien. Vous savez que c'est un mensonge. L'engourdissement finit généralement par s'estomper. Vous vous regarderez dans le miroir et, s'il vous reste une once de conscience, votre reflet vous sera insupportable. Mais vous refoulerez l'amertume. Vous vous enfoncerez dans le piège des opioïdes et de l'alcool. Vos relations intimes, puisque vous ne pourrez plus ressentir, puisque vous cacherez votre dégoût de vous-même, se désintègreront. Cette fuite en avant fonctionne, un temps. Mais ensuite, vous vous enfoncerez dans une telle noirceur que tous les stimulants censés atténuer votre douleur commenceront à vous détruire. Et c'est sans doute ainsi que vous mourrez. J'ai connu beaucoup de gens qui sont morts ainsi. Et j'ai connu ceux qui ont préféré y mettre fin plus vite. D’une balle dans la tête.
Entre 1973 et 2024, 1 227 soldats israéliens se sont suicidés selon les statistiques officielles, mais le nombre réel est sans doute bien plus élevé. Aux États-Unis, 16 vétérans en moyenne se suicident chaque jour.
J'ai subi des traumatismes de guerre. Mais le pire traumatisme, je ne l’ai pas vécu. Le pire traumatisme de la guerre n'est pas ce que vous avez vu. Ce n'est pas ce que vous avez vécu. Le pire traumatisme, c'est ce que vous avez fait. Cela porte un nom. Blessure morale. Stress traumatique induit par l'agresseur. Mais cela semble bien peu face à la rage qui vous consume, aux terreurs nocturnes, au désespoir. Ceux qui vous entourent savent que quelque chose ne va pas. Ils craignent vos ombres. Mais vous ne les laissez pas découvrir votre labyrinthe de souffrance.
Et puis, un jour, vous tendrez la main vers l'amour. L'amour est à l'opposé de la guerre. La guerre, c'est de la saloperie. C'est du porno. La guerre consiste à transformer d'autres êtres humains en objets, peut-être en objets sexuels, mais aussi au sens propre, car la guerre transforme les gens en cadavres. Les cadavres sont le produit final de la guerre, ce qui sort de sa chaîne de montage. Vous vous souhaiterez donc l'amour, mais l'ange de la mort a conclu un pacte faustien. Ne pas pouvoir aimer, c'est l'enfer. Vous porterez cette mort en vous pour le restant de vos jours. Elle a rongé votre âme. Si. Nous possédons une âme. Vous avez vendu la vôtre. Et le prix à payer sera très, très lourd. Car ce que vous désirez, ce dont vous aurez le plus désespérément besoin dans la vie, vous ne pourrez l'obtenir.
Et puis un jour, vous serez peut-être père, mère, oncle ou tante, et une jeune femme que vous aimerez, ou que vous voudriez aimer comme votre fille, entrera dans votre vie. Mais vous verrez en elle, en un clin d'œil, le visage d'Aysenur. La jeune femme que vous avez assassinée. Elle reviendra à la vie. Israélienne maintenant. Parlant hébreu. Innocente. Bienveillante. Pleine d'espoir. La violence perpétrée, de ce que vous étiez, de ce que vous êtes, vous frappera comme le déluge.
Vous voudrez pleurer des jours durant, sans même savoir pourquoi. Vous serez ravagé par la culpabilité. Vous croirez que vos actes mettent la vie de cette autre jeune femme en danger. Un châtiment divin. Vous vous direz que c'est absurde, mais le doute sera là. Votre vie vous verra porter de petites attentions aux autres, comme pour apaiser un dieu vengeur, comme si elles pouvaient la sauver du mal, de la mort. Mais rien ne peut effacer la tache du meurtre.
Oui, vous avez tué Aysenur. Et vous en avez tué d'autres. Des Palestiniens déshumanisés que vous avez appris à haïr. Des animaux. Des terroristes. Des barbares. Mais il est difficile de déshumaniser. Vous avez bien vu dans votre viseur qu'elle ne représentait aucune menace. Elle n'a pas jeté de pierres, justification dérisoire dont se sert l'armée israélienne pour tirer à balles réelles sur les Palestiniens, y compris les enfants.
Vous vous noierez dans le chagrin. Les regrets. La honte. Le deuil. Le désespoir. L'aliénation. Vous vous débattrez dans une crise existentielle. Vous saurez que toutes les valeurs que l'on vous a inculquées à l'école, au culte, dans votre foyer, ne sont pas celles que vous avez défendues. Vous vous haïrez. Mais vous n'en parlerez pas. Vous pourriez même, d'une manière ou d'une autre, vous faire disparaître.
Une partie de moi affirme que vous méritez ces tourments. Une partie de moi veut que vous subissiez la perte que vous avez infligée à la famille et aux amis d'Aysenur, que vous payiez pour avoir ôté la vie à cette femme courageuse et talentueuse.
Tirer sur des innocents désarmés ne relève pas de la bravoure. Ni du courage. Ce n'est même pas la guerre. C'est un crime. C'est un meurtre. Vous êtes un meurtrier. Je suis certain que personne ne vous a donné l'ordre de tuer Aysenur. Vous lui avez logé une balle dans la tête parce que vous le pouviez, parce que vous en aviez envie. Israël gère un stand de tir à ciel ouvert à Gaza et en Cisjordanie. Impunité totale. Le meurtre, sport national.
Un jour, vous ne serez plus le tueur que vous êtes. Vous vous épuiserez à tenter de chasser les démons. Vous souhaiterez désespérément redevenir humain. Vous voudrez aimer, et être aimé. Peut-être y arriverez-vous. À redevenir humain. Mais cela suppose une vie de repentir. Il faudra rendre votre crime public. Il faudra supplier, à genoux, pour obtenir le pardon. Il faudra vous pardonner à vous-même. Une très lourde tâche. Il faudra investir toutes les facettes de votre existence dans l'épanouissement de la vie plutôt que son extinction. C'est votre seul espoir de salut. Sinon, vous mourrez damné.
No comment....