👁🗨 L'Europe, les Juifs & les Musulmans
Le traitement barbare infligé par Israël aux Palestiniens, culminant avec le massacre de Gaza, indiffère les Européens. Au contraire, ils encouragent Israël, se surpassant en effusions de solidarité.
👁🗨 L'Europe, les Juifs & les Musulmans
Par Michael Brenner, le 21 octobre 2023
L'Europe est obsédée par les Juifs. Pendant près de deux millénaires, elle les a haïs et persécutés. Aujourd'hui, après un répit de quelques décennies, le mépris et les abus sont dirigés vers les musulmans - principalement les musulmans arabes - avec d'étranges similitudes, le tout au nom du soutien aux Juifs. Le traitement inhumain infligé par Israël aux Palestiniens - qui a culminé avec leur massacre et leur expulsion massive de Gaza - laisse les Européens indifférents. Au contraire, ils encouragent les Israéliens, se surpassant en démonstrations effusives de solidarité, dans l'envoi rapide d'armes pour que les Forces de défense israéliennes puissent mieux mener leur campagne odieuse, dans la validation instantanée des mensonges les plus scandaleux à la suite des atrocités les plus révoltantes. La prodigalité s'accompagne d'une caution morale. Les dirigeants se précipitent à Tel Aviv pour être au plus près de l'action et pour voler une photo d'eux-mêmes prenant le meurtrier Bibi Netanyahu dans leurs bras - une copie pour la prochaine brochure de campagne, et une autre pour les éventuels mémoires.
L'Occident a manifestement un gros problème avec les questions de religion, de race et d'ethnicité. Ce problème est multiforme, il mute, s'amplifie, s'affaiblit, il change de centre d'intérêt et de d’obsession, mais reste ancré dans la psyché collective. S'il n'est évidemment pas universel au sein d'une population de 400 millions d'habitants, il est manifestement répandu et profondément ancré. Lorsque le stimulus est fort et aigu, il s'enflamme comme un champ gazier quand la foreuse est au contact. Toute la panoplie des institutions - publiques et privées - se lève comme un seul homme pour déverser les mêmes émotions, porter les mêmes jugements sévères et catégoriques, user des mêmes slogans grossiers, se draper dans les mêmes bannières de bien-pensance et de moralisme autoproclamé. Les chefs de gouvernement, les politiciens, les médias, les experts, émettent les mêmes sons cacophoniques, imposent agressivement le même consensus, et répriment les rares dissidents.
Ainsi, l'exaltation des Juifs d'Israël - honorés et choyés - va de pair avec la déshumanisation des Musulmans de Palestine. Bien sûr, ce ne sont pas seulement les Palestiniens qui souffrent depuis longtemps qui se voient à la fois refuser - en principe - le droit au statut privilégié de victime, et sont collectivement condamnés, coupables des crimes les plus odieux commis par Al-Qaïda, l'État islamique ou le Hamas. Hommes, femmes, enfants, sans exception. Et ce pour toutes les communautés musulmanes.
Quelles sont les sources de cette psychopathologie ? Certaines sont immédiatement identifiables :
D’abord le désir résiduel et latent d'absoudre l'Europe des péchés commis contre les Juifs depuis qu'ils ont été stigmatisés comme les assassins du Seigneur et Sauveur des Chrétiens. Il a fallu environ 1 900 ans pour que la haine des Juifs passe au dernier et macabre acte de vengeance. Des volontaires de 16 pays européens ont formé des divisions SS qui ont participé - directement ou indirectement (les plus gros contingents étant constitués d'Ukrainiens). Cet holocauste a eu un puissant effet dégrisant sur l'âme contemporaine des chrétiens européens, qu'ils soient croyants, pratiquants ou de pure forme. Les peurs, les souffrances et les troubles de la conscience qui y sont associés se sont progressivement estompés et la discrimination à l'égard des Juifs a largement disparu (malgré les tentatives, ces dernières années, d'exagérer chaque incident mineur dans le cadre d'un effort visant à amalgamer la critique d'Israël à l'antisémitisme à l'ancienne).
Les mots “juif” et “Israël” ont le pouvoir de paralyser les esprits et les consciences en Europe. C'est ainsi que le commentateur britannique le plus perspicace, réputé pour sa franchise et son habileté rare à démêler la langue de bois et le mensonge officiels, se déclare incapable de se prononcer sur l'identité de l'auteur du désastre de l'hôpital de Gaza, se retranchant derrière la formule “nous attendons les résultats d'une enquête impartiale des Nations unies”. Qui a commis ce crime ? Les personnes qui ont déjà largué 1 500 bombes sur la ville de Gaza ou Ali Baba et les 7 voleurs ? Faites votre choix - préférence personnelle. Le président Macron prend donc un décret pour interdire une manifestation “pro-palestinienne” sous prétexte qu'elle heurterait la sensibilité des juifs et des Israéliens. Ensuite, le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin dénonce une personnalité publique qui a estimé que la responsabilité de l'attentat contre l'hôpital incombait à Israël. dans la même veine, le Premier ministre désigné du Royaume-Uni, Keir Starmer, procède à des purges de style stalinien dans les rangs du parti travailliste contre quiconque prononce un mot critique à l'égard d'Israël - y compris Corbyn, désormais rayé des tablettes du parti. Il n'est pas surprenant qu'il exige maintenant explicitement, dans une interview publique, que la position officielle du parti soit d'autoriser les Israéliens à poursuivre leurs bombardements, de couper toute aide alimentaire, eau et électricité, d'expulser les Gazaouis dans le désert du Sinaï où il tarde au Qatar de financer une ville de toile pour un ou deux millions de personnes.
Ensuite, les relations entre les Européens et les communautés musulmanes sont de plus en plus tendues. Avant tout, le développement d'importantes communautés d'immigrés, installées principalement en Europe occidentale, a généré une série de troubles sociaux dus aux complications liée à une assimilation culturelle insuffisante et à l'intrusion d'influences provenant du monde musulman extérieur. Ces phénomènes ne sont que trop familiers : la propagation rapide d'un islam fondamentaliste et intolérant, les menaces posées par des groupes djihadistes violents dont les ramifications ont atteint les villes européennes, les turbulences politiques au Moyen-Orient, les crises pétrolières récurrentes qui ont fait de la région une arène sous tension pour la politique des grandes puissances et, pas le moindre, les effets persistants du colonialisme occidental, qui n'ont jamais été évacués.
Les deux caractéristiques les plus frappantes de cette expérience de 450 ans sont les suivantes 1) la profonde relation de domination et de soumission qui en est le fondement, et qu'elle a enracinée dans l'esprit des Européens, et 2) la domination des “Blancs” et la subordination des peuples “de couleur”. Cela s'est trop facilement transformé en une croyance raciste selon laquelle ces derniers étaient intrinsèquement inférieurs - d'une certaine manière, pas tout à fait humains. Les stigmates psychiques persistants ne se sont jamais totalement résorbés, et ce des deux côtés. Rappelons que c'est de notre vivant que les victimes de l'impérialisme se sont libérées de la tyrannie - au prix de nombreux bains de sang - en Afrique du Nord, en Indochine, au Kenya, en Indonésie, en Irak et en Syrie. Plus récemment, des guerres entre l'Occident et les sociétés musulmanes ont éclaté à divers endroits : Afghanistan, Irak, Syrie, Somalie, Libye, Sahel. Tous en terre musulmane. Quant aux terroristes nationaux d'Europe occidentale, ils invoquent tous les attaques contre les musulmans comme étant leur motivation immédiate, et non leur attachement à un credo coranique djihadiste en tant que tel.
Cela nous amène à nous pencher sur le principal facteur externe : les États-Unis. Plus précisément, leur relation durable de domination et de subversion. Les pays européens ont été dénaturés par l'Amérique, en ce sens qu'ils se sont laissé déposséder de leur statut souverain et de la volonté politique qui en découle. Ce lien transatlantique pervers a été cultivé par les deux camps. Son importance pour comprendre l'attitude européenne à l'égard d'Israël et de la Palestine revêt deux aspects. Premièrement, on observe une étrange inversion des rôles pour les pays européens qui entretiennent des relations de domination et de soumission à la fois avec l'Amérique et les musulmans arabes. Cela correspond au profil classique de la “personnalité autoritaire”. Envers le supérieur, on est docile, obéissant, obséquieux, et envers l'inférieur, on est arrogant, exigeant et condescendant. Le second compense le premier en conservant une image positive de lui-même.
Plus concrètement, la vassalité de l'Europe à l'égard des États-Unis l'oblige à suivre Washington quelle que soit la voie politique empruntée par le seigneur, même si elle est imprudente, dangereuse, contraire à l'éthique et contre-productive. De manière prévisible, les Européens ont marché (ou couru) comme des lemmings vers n'importe quelle falaise désignée par l'Oncle Sam pour ses propres motivations suicidaires : en Afghanistan, en Irak, en Syrie, vis-à-vis de l'Iran, et toutes les questions impliquant Israël. La série d'échecs cuisants et de coûts astronomiques ne modifie ni la loyauté, ni l'état d'esprit. C'est impossible, car les Européens ont totalement assimilé l'habitude de la déférence, la vision du monde des Américains, leur interprétation biaisée des événements et leurs récits honteusement fictifs. Les Européens n'arrivent pas plus à se débarrasser de cette dépendance qu'un alcoolique de longue date de sa bouteille.
Cette dépendance les pousse à minimiser les tendances inquiétantes de la politique américaine, et de sa politique étrangère. Le choix de dirigeants mentalement instables et/ou incompétents, les actions erratiques de forces politiques déséquilibrées, les aventures à haut risque à l'étranger, la provocation des rivaux désignés - rien de tout cela n'incite les Européens à se débarrasser des chaînes qui enserrent leur esprit, leurs émotions, et leur morale.
De plus, nous devons garder à l'esprit que l'Amérique contemporaine est devenue hystérique. Il y a d'abord eu la guerre mondiale contre le terrorisme qui, depuis une vingtaine d'années, l'a vu se déchaîner autour du globe dans une traque au djihadiste, de l'Hindu Kush au Sahara, tout en pulvérisant ses droits constitutionnels en matière de droits de l'homme et de respect des procédures. Ensuite, la Russo-phobie obsessionnelle, suivie du “danger” chinois, sont venus compléter leur imagination fébrile. Conformément à ce syndrome psychopathologique, l'Amérique est aujourd'hui une culture où des mesures radicales sont adoptées, par toutes sortes d'institutions sous la pression de militants braillards, pour se débarrasser de ceux qui suggèrent que l'identité sexuelle n'est pas qu'une question de préférence personnelle.
Les Européens, quant à eux, sont à peine moins enclins à l'hystérie. Imaginez un couvent vers 1890. La plus inflammable des jeunes novices perd les pédales en déclarant qu'elle est possédée par un démon lubrique. Bientôt, les autres nonnes sont infectées, et l'hystérie collective se déchaîne. Aujourd'hui, lorsqu'une société entière se détache de la réalité, il n'y a plus ni Mère Supérieure ni exorciste pour contenir le chaos qui s'ensuit.
Au Moyen-Orient, les répercussions concrètes sont les suivantes : 1) l'Europe est chargée du lourd fardeau des interventions qui attisent l'hostilité des musulmans pour l'Occident et 2) l'impératif psychologique de trouver un moyen d'apaiser leur propre sentiment de culpabilité en découvrant et en amplifiant les péchés de leurs victimes. Cette entreprise douteuse se pare d'un solide vernis de vertu en faisant de la ferme adhésion à l'Israël juif le symbole ultime de leurs bonnes intentions, et, en se voilant la face, en transposant leur culpabilité accumulée pour les abus historiques commis à l'encontre des Juifs en une certaine empathie pour les abus commis par leurs anciennes victimes sur les musulmans arabes.
P.S. La dynamique interne des États-Unis est très similaire à celle de l'Europe, à trois exceptions près. Premièrement, le sentiment de culpabilité lié aux mauvais traitements infligés aux Juifs au cours de l'histoire est pratiquement absent. Certes, les gens peuvent se sentir concernés par le fait que les chrétiens ont pris pour bouc émissaire les “tueurs du Christ”, mais cela reste bien plus abstrait. L'empathie pour Israël s'est développée et intensifiée, principalement grâce à une sympathie instinctive pour l'opprimé menacé par ceux que l'on déteste - un récit déchirant, copieusement alimenté par des récits vivants, cinématographiques et écrits, de la saga juive du 20e siècle. En outre, il faut mentionner la puissance du lobby pro-israélien, dont l'influence est considérable.
Ensuite, la croissance spectaculaire de l'influence d'un mouvement évangélique politisé vient compléter l'équation de manière significative. Le Livre de la Révélation [Nouveau Testament] est leur guide et leur source d'inspiration. Il leur est dit que la seconde apparition de Jésus-Christ et l'Armaggedon sont annoncés par le rétablissement des Juifs dans leur patrie hébraïque. La suite, cela va de soi, est éludée à la fois par les Israéliens et les évangéliques.
Enfin, le projet des États-Unis de consolider leur domination mondiale a galvanisé la détermination américaine à s'affirmer dans le monde entier. L'attention qu'il porte depuis longtemps au Moyen-Orient, pour de multiples raisons, incite Washington à préserver ce qu'il considère comme des atouts précieux. Cette forte tendance est exacerbée par le déclin de son influence dans cette partie du monde - en particulier dans le Golfe. En proie à des doutes croissants quant à ses capacités et à sa vocation présumée de prophète du progrès dans le monde, l'Amérique saisit compulsivement chaque occasion de confirmer qu'elle est l'enfant du Destin, et de se conforter dans la conviction que sa mythologie nationale est inscrite au firmament.
* Michael Brenner est professeur émérite d'affaires internationales à l'université de Pittsburgh et membre du Centre pour les relations transatlantiques à SAIS/Johns Hopkins. Il a été directeur du programme de relations internationales et d'études mondiales à l'université du Texas. M. Brenner est l'auteur de nombreux ouvrages et de plus de 80 articles et documents publiés. Ses ouvrages les plus récents sont les suivants : Democracy Promotion and Islam ; Fear and Dread In The Middle East ; Toward A More Independent Europe ; Narcissistic Public Personalities & Our Times. Il a notamment écrit des livres pour Cambridge University Press (Nuclear Power and Non-Proliferation), le Center For International Affairs de l'université de Harvard (The Politics of International Monetary Reform) et la Brookings Institution (Reconcilable Differences, US-French Relations In The New Era).
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