đâđš L'hĂ©gĂ©mon acceptera-t-il un jour un nouvel ordre mondial westphalien ?
Nous sommes Ă la croisĂ©e des chemins. Il n'y aura pas de voie pacifique vers l'ordre mondial westphalien. Attachez vos ceintures - la route risque d'ĂȘtre chaotiqueâŠ
đâđš L'hĂ©gĂ©mon acceptera-t-il un jour un nouvel ordre mondial westphalien ?
Par Pepe Escobar, le 31 janvier 2024
Le nouveau livre de l'universitaire Glenn Diesen, The Ukraine War & The Eurasian World Order [La guerre en Ukraine et l'ordre mondial eurasien], qui sortira à la mi-février, pose la question décisive du jeune XXIe siÚcle : l'hégémon se pliera-t-il à une nouvelle réalité géopolitique, ou se transformera-t-il en capitaine Achab de Moby Dick, nous entraßnant tous au fond de l'abßme - nucléaire ?
Pour ajouter une touche de beautĂ© poĂ©tique, l'analyse est rĂ©alisĂ©e par un Scandinave. Diesen est professeur Ă la University of Southeast Norway (USN) et rĂ©dacteur en chef adjoint de la revue Russia in Global Affairs. Il a fait un passage Ă la Higher School of Economics de Moscou, oĂč il a travaillĂ© en Ă©troite collaboration avec l'inimitable Sergey Karaganov.
Il va sans dire que les mĂ©dias europĂ©ens ne veulent pas en prendre connaissance : des cris rageurs - âPoutiniste !â - s'Ă©lĂšvent, y compris en NorvĂšge, oĂč il a Ă©tĂ© la cible privilĂ©giĂ©e de la culture de l'annulation.
Mais câest sans importance. Ce qui compte, c'est que Diesen, un homme avenant, d'une politesse sans faille et un Ă©rudit trĂšs pointu, s'aligne sur la crĂšme de la crĂšme des spĂ©cialistes qui posent les questions qui comptent, notamment celle de savoir si nous nous dirigeons vers un ordre mondial eurasiatique-westphalien.
Outre une déconstruction méticuleuse de la guerre par procuration en Ukraine, qui démonte de maniÚre dévastatrice, avec des faits avérés, le récit officiel de l'OTAN, Diesen propose une histoire concise et trÚs accessible de la façon dont nous en sommes arrivés là .
Il commence par Ă©voquer les Routes de la Soie :
âLa Route de la Soie Ă©tait un modĂšle prĂ©coce de mondialisation, bien qu'elle n'ait pas abouti Ă un ordre mondial partagĂ©, car les civilisations du monde Ă©taient principalement reliĂ©es Ă des intermĂ©diaires nomades.â
La disparition de la Route de la Soie, ou plutĂŽt des Routes de la Soie, a Ă©tĂ© causĂ©e par la progression des puissances europĂ©ennes thalassocratiques, qui ont reconnectĂ© le monde d'une maniĂšre diffĂ©rente. Cependant, l'hĂ©gĂ©monie de l'Occident collectif n'a pu ĂȘtre pleinement rĂ©alisĂ©e qu'en appliquant le principe âdiviser pour rĂ©gnerâ dans toute l'Eurasie.
En fait, nous n'avons pas connu âcinq siĂšcles de domination occidentaleâ, selon Diesen, mais plutĂŽt trois, voire deux (voir, par exemple, les travaux d'Andre Gunder Frank). Ceci n'a guĂšre d'importance dans une vision historique Ă long terme.
Ce qui constitue le tableau d'ensemble aujourd'hui, c'est que
âl'ordre mondial uniqueâ rĂ©sultant du contrĂŽle âdu vaste continent eurasien Ă partir de la pĂ©riphĂ©rie maritime touche Ă sa finâ.
Mackinder renversé par un train
Diesen met le doigt sur le partenariat stratégique Russie-Chine, dont l'écrasante majorité des intellectuels européens ne sait rien (à l'exception notable de l'historien, démographe et anthropologue français Emmanuel Todd, dont j'ai analysé le dernier livre).
Avec sa formulation âlovely on the roadâ, Diesen montre comment
âla Russie peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme le successeur des nomades mongols en tant que dernier gardien du corridor terrestre eurasienâ, tandis que la Chine fait revivre les anciennes Routes de la Soie âgrĂące Ă la connectivitĂ© Ă©conomiqueâ. En consĂ©quence, âune puissante force d'attraction eurasienne rĂ©organise le supercontinent et le monde dans son ensembleâ.
Pour situer le contexte, Diesen fait un dĂ©tour obligĂ© par les fondements du Grand Jeu entre les empires russe et britannique. Ce qui en ressort, c'est que Moscou s'orientait dĂ©jĂ vers l'Asie Ă la fin du XIXe siĂšcle, lorsque le ministre russe des finances Sergei Witte a commencĂ© Ă Ă©laborer une feuille de route novatrice pour une Ă©conomie politique eurasienne, âen reprenant les idĂ©es d'Alexander Hamilton et de Friedrich Listâ.
Witte âvoulait mettre fin au rĂŽle de la Russie en tant qu'exportateur de ressources naturelles vers l'Europeâ, un rĂŽle qui s'apparentait aux ârelations des pays coloniaux avec leurs mĂ©tropolesâ.
DostoĂŻevski affirmait que âles Russes sont autant asiatiques qu'europĂ©ens. L'erreur de notre politique des deux derniers siĂšcles a Ă©tĂ© de faire croire aux peuples d'Europe que nous Ă©tions de vrais EuropĂ©ens (...) Nous devrions plutĂŽt faire alliance avec les Asiatiquesâ.
OĂč DostoĂŻevski rejoint le tandem Poutine-Xi.
Diesen doit Ă©galement remonter aux rĂ©fĂ©rences obligĂ©es Ă l'obsession du âheartlandâ de Mackinder [gĂ©ographe britannique, gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ© comme le pĂšre fondateur de la gĂ©opolitique] - fondement de toute la gĂ©opolitique anglo-amĂ©ricaine des cent vingt derniĂšres annĂ©es.
Mackinder avait peur du dĂ©veloppement des chemins de fer - en particulier du TranssibĂ©rien par les Russes - car il permettait Ă Moscou âde reproduire les compĂ©tences nomades des Scythes, des Huns et des Mongolsâ, essentielles au contrĂŽle la plus grande partie de l'Eurasie.
Mackinder s'est particuliÚrement intéressé aux chemins de fer qui
âalimentent principalement le commerce maritimeâ. Il ne suffit donc pas d'ĂȘtre une puissance thalassocratique : le âheartlandâ est la rĂ©gion Ă laquelle, dans les conditions modernes, la puissance maritime peut se voir refuser l'accĂšsâ.
Ce qui nous amÚne à la pierre de Rosette de la géopolitique anglo-américaine :
âempĂȘcher l'Ă©mergence d'un hĂ©gĂ©mon ou d'un groupe d'Ătats capables de dominer l'Europe et l'Eurasie et susceptibles de menacer la puissance maritime dominanteâ.
Cela explique tout, depuis la PremiĂšre et la Seconde Guerre mondiale jusqu'Ă l'obsession permanente de l'OTAN d'empĂȘcher un rapprochement concret entre l'Allemagne et la Russie, par tous les moyens nĂ©cessaires.
Le Petit Timonier multipolaire
Diesen offre une perspective succincte des eurasistes russes des années 1920, tels que Trubetskoi et Savitsky, promoteurs d'une voie alternative à l'URSS.
Selon eux, la thalassocratie anglo-amĂ©ricaine appliquant le principe âdiviser pour rĂ©gnerâ en Russie, il fallait une Ă©conomie politique eurasienne fondĂ©e sur la coopĂ©ration mutuelle : une prĂ©figuration frappante de la dynamique russo-chinoise vers la multipolaritĂ©.
Savitsky aurait pu Ă©crire aujourd'hui : âL'Eurasie a dĂ©jĂ jouĂ© un rĂŽle unificateur dans l'ancien monde. La Russie contemporaine, reprenant cette traditionâ, doit abandonner la guerre comme mĂ©thode unificatrice.
Revenons Ă l'aprĂšs-MaĂŻdan, en 2014. Moscou a finalement compris qu'essayer de construire une Grande Europe âde Lisbonne Ă Vladivostokâ Ă©tait un non-sens. C'est ainsi qu'est nĂ© le nouveau concept de Grand partenariat eurasien. Sergey Karaganov, avec qui Diesen a travaillĂ© Ă la Higher School of Economics, est fondateur de ce concept.
Le partenariat de la Grande Eurasie repositionne la Russie âde la pĂ©riphĂ©rie de l'Europe et de l'Asie au centre d'une grande super-rĂ©gionâ. En bref, il s'agit d'un pivot vers l'Est, et de la consolidation du partenariat Russie-Chine.
Diesen a exhumĂ© un passage extraordinaire des Ćuvres choisies de Deng Xiaoping, qui prouve que le âPetit Timonierâ de 1990 Ă©tait un visionnaire prĂ©figurant la Chine multipolaire :
âĂ l'avenir, lorsque le monde deviendra tripolaire, quadripolaire ou quinquipolaire, l'Union soviĂ©tique, aussi affaiblie soit-elle et mĂȘme si certaines de ses rĂ©publiques la quittent, restera l'un des pĂŽles. Dans le monde dit multipolaire, la Chine constituera Ă©galement un pĂŽle (...) Notre politique Ă©trangĂšre reste inchangĂ©e : premiĂšrement, s'opposer Ă l'hĂ©gĂ©monisme et Ă la politique de puissance et sauvegarder la paix dans le monde ; deuxiĂšmement, Ćuvrer Ă l'Ă©tablissement d'un nouvel ordre politique international et d'un nouvel ordre Ă©conomique internationalâ.
Diesen détaille ce point en notant que la Chine a, dans une certaine mesure,
âreproduit le systĂšme amĂ©ricain Ă trois piliers du dĂ©but du 19e siĂšcle, dans lequel les Ătats-Unis ont dĂ©veloppĂ© une base manufacturiĂšre, une infrastructure de transport physique et une banque nationale pour contrer l'hĂ©gĂ©monie Ă©conomique britanniqueâ.
La Chine a lancé la Belt and Road Initiative (BRI), l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB), la dédollarisation, le China International Payment System (CIPS), l'utilisation intensive du yuan dans le commerce international, l'utilisation de monnaies nationales, le Made in China 2025, la Digital Silk Road et, enfin, les BRICS 10 et la Banque de développement des BRICS (NDB).
La Russie s'est associée à certaines de ces initiatives, comme la Banque de développement de l'Eurasie (EDB) de l'Union économique eurasienne (EAEU) et l'harmonisation des dispositions financiÚres des projets de la BRI et de l'EAEU par l'intermédiaire de l'Organisation de coopération de Shanghai.
Diesen est l'un des rares analystes occidentaux à réellement comprendre la dynamique de la multipolarité :
âLes BRICS+ sont anti-hĂ©gĂ©moniques et non anti-occidentaux, car l'objectif est de crĂ©er un systĂšme multipolaire, et non d'affirmer une domination collective sur l'Occidentâ.
Diesen affirme Ă©galement que l'ordre mondial eurasien Ă©mergent est âapparemment fondĂ© sur des principes conservateursâ. C'est exact, car le systĂšme chinois est imprĂ©gnĂ© de confucianisme (intĂ©gration sociale, stabilitĂ©, relations harmonieuses, respect de la tradition et de la hiĂ©rarchie), qui participe du sentiment aigu d'appartenir Ă une civilisation distincte et raffinĂ©e : c'est le fondement de l'Ă©dification de la nation chinoise.
La Russie et la Chine ne peuvent s'effondrer
L'analyse dĂ©taillĂ©e de Diesen sur la guerre par procuration en Ukraine, âconsĂ©quence prĂ©visible d'un ordre mondial ingĂ©rableâ, s'Ă©tend au champ de bataille oĂč se dĂ©cide le futur et nouvel ordre mondial : âsoit l'hĂ©gĂ©monie mondiale, soit la multipolaritĂ© westphalienneâ.
Toute personne douée de raison comprend maintenant comment la Russie a assimilé et transformé tout ce que l'Occident collectif a projeté aprÚs le début de l'Opération Militaire Spéciale (OMS). Malheureusement, la ploutocratie élitiste qui dirige réellement le spectacle refusera toujours de reconnaßtre cette réalité, comme l'explique M. Diesen :
âIndĂ©pendamment de l'issue de la guerre, elle est dĂ©jĂ devenue le cimetiĂšre de l'hĂ©gĂ©monie libĂ©raleâ.
L'Ă©crasante majoritĂ© des pays du Sud comprend clairement que mĂȘme si ce que Ray McGovern a dĂ©fini de maniĂšre impĂ©rissable comme le MICIMATT (complexe militaro-industriel-congressionnel-intelligence-mĂ©dias-universitĂ©-think tank) dĂ©signe le partenariat Russie-Chine comme la principale âmenaceâ - ceux qui en rĂ©alitĂ© ont crĂ©Ă© âl'attraction gravitationnelle pour rĂ©organiser l'ordre mondial vers la multipolaritĂ©â - ils ne peuvent abattre le partenariat Russie-Chine d'un point de vue gĂ©oĂ©conomique.
Il ne fait donc aucun doute que âles conflits du futur ordre mondial continueront d'ĂȘtre militarisĂ©sâ. Nous sommes Ă la croisĂ©e des chemins. Il n'y aura pas de voie pacifique vers l'ordre mondial westphalien. Attachez vos ceintures - la route risque d'ĂȘtre mouvementĂ©e.
https://strategic-culture.su/news/2024/01/31/will-hegemon-ever-accept-new-westphalian-world-order/