👁🗨 L'Holocauste bafoué par le génocide israélien
En occultant et en falsifiant les leçons de l'Holocauste, nous perpétuons le mal qui l'a façonné. Nous devenons le mal que nous abhorrons. Nous célébrons l'horreur.
👁🗨 L'Holocauste bafoué par le génocide israélien
Par Chris Hedges , le 29 décembre 2023
Le schéma directeur du Lebensraum* d'Israël pour Gaza, inspiré du dépeuplement des ghettos juifs par les nazis, semble parfaitement clair. Détruire les infrastructures, les installations médicales et les installations sanitaires, y compris l'accès à l'eau potable. Bloquer les livraisons de nourriture et de carburant. Déchaîner une violence aveugle pour tuer et blesser des centaines de personnes par jour. Laisser la famine - les Nations unies estiment à plus d'un demi-million les personnes souffrant déjà de la faim - et les épidémies de maladies infectieuses, ainsi que les massacres quotidiens et le déplacement des Palestiniens de leurs foyers, transformer Gaza en morgue. Les Palestiniens sont contraints de choisir entre la mort sous les bombes, la maladie, l'exposition ou la famine, ou d'être chassés hors de leur patrie.
Dans un avenir proche, la mort sera tellement omniprésente que la déportation - pour ceux qui veulent vivre - sera la seule option.
Danny Danon, ancien ambassadeur d'Israël aux Nations unies et proche allié du Premier ministre Benjamin Netanyahu, a déclaré à la radio israélienne Kan Bet qu'il avait été contacté par
“des pays d'Amérique latine et d'Afrique désireux de recueillir les réfugiés de la bande de Gaza”. “Nous devons faciliter le départ des habitants de Gaza vers d'autres pays”, a-t-il déclaré. “Je parle de la migration volontaire des Palestiniens qui veulent partir.”
La question qui se pose pour l'instant “est celle des pays prêts à les accueillir, et nous y travaillons”, a déclaré M. Netanyahou aux membres du Likoud à la Knesset.
Dans le ghetto de Varsovie, les Allemands distribuaient trois kilos de pain et un kilo de marmelade à tous ceux qui choisissaient de s'inscrire " de leur plein gré " à un programme de déportation.
“Parfois, des centaines de personnes ont dû patienter pendant plusieurs heures pour être ‘déportées’”, écrit Marek Edelman, l'un des commandants de l'insurrection du ghetto de Varsovie, dans “The Ghetto Fights” [Les combats du ghetto]. “La quantité de personnes désireuses d'obtenir trois kilos de pain était telle que les convois, partis deux fois par jour avec 12 000 personnes, n'étaient pas en capacité de tous les accueillir”.
Les nazis envoyaient leurs victimes vers les camps de la mort. Les Israéliens expédieront leurs victimes dans des camps de réfugiés sordides hors d'Israël. Les dirigeants israéliens vantent aussi, avec cynisme, le nettoyage ethnique présenté comme une démarche volontaire et un geste humanitaire visant à résoudre le désastre dont ils sont responsables.
Tel est le plan. Et personne, surtout pas l'administration Biden, n'a l'intention d'y mettre un terme.
La leçon la plus troublante tirée de mes reportages sur les conflits armés pendant deux décennies est que nous sommes tous capables, avec un peu de volonté, de devenir des bourreaux consentants. La frontière entre la victime et le bourreau est infime. Les obscurs penchants pour la suprématie raciale et ethnique, la vengeance et la haine, l'éradication de ceux dont nous pensons qu'ils sont l'incarnation du mal, sont des poisons non circonscrits à la race, à la nationalité, à l'ethnie ou à la religion. Nous pouvons tous devenir des nazis. Il suffit d'un rien. Et si nous ne veillons pas avec une vigilance sans faille sur les forces du mal - nos forces du mal - nous deviendrons des monstres, à l'instar des auteurs des massacres de Gaza.
Les cris de ceux qui agonisent sous les décombres de Gaza sont ceux des garçons et des hommes exécutés par les Serbes de Bosnie à Srebrenica, des plus de 1,5 million de Cambodgiens tués par les Khmers rouges, des milliers de familles tutsies brûlées vives dans les églises et des dizaines de milliers de Juifs exécutés par les Einsatzgruppen à Babi Yar, en Ukraine. L'Holocauste n'est pas une relique historique. Il vit, tapi dans l'ombre, prêt à embraser les esprits de sa contagion vicieuse.
Nous avons été prévenus. Raul Hilberg. Primo Levi. Bruno Bettelheim. Hannah Arendt. Alexandre Soljenitsyne. Ils avaient compris la noirceur du cœur des hommes. Mais cette vérité est âpre et dure à affronter. Nous préférons le mythe. Nous préférons voir en nos semblables, notre race, notre ethnie, notre nation, notre religion, des vertus supérieures. Nous préférons glorifier notre haine. Parmi ceux qui ont témoigné de cette terrible vérité, on peut citer Levi, Bettelheim, Jean Améry, l'auteur de “La défaite de l'esprit à Auschwitz: Les réflexions d'un témoin direct”, et Tadeusz Borowski, auteur de “This Way for the Gas, Ladies and Gentlemen” [“Aux douches, Mesdames et Messieurs”], se sont suicidés. Le dramaturge révolutionnaire allemand Ernst Toller, incapable de mobiliser un monde indifférent pour venir en aide aux victimes et aux réfugiés de la guerre civile espagnole, s'est pendu en 1939 dans une chambre de l'hôtel Mayflower à New York. Sur le bureau de l'hôtel se trouvaient des photos d'enfants espagnols morts.
“La plupart des gens n'ont aucune imagination”, écrit Toller. “S'ils pouvaient imaginer les souffrances de leurs semblables, ils ne leur feraient pas endurer de telles souffrances”, écrit Toller. “Qu'est-ce qui distingue une mère allemande d'une mère française ? Des slogans qui nous ont rendus sourds et nous ont fait perdre le sens des vérités”.
Primo Levi s'est insurgé contre le récit mensonger et moralement édifiant de l'Holocauste qui culmine avec la création de l'État d'Israël, récit repris par le musée de l'Holocauste à Washington D.C. L'histoire contemporaine du Troisième Reich, écrit-il, pourrait être
“interprétée comme une guerre contre la mémoire, une falsification orwellienne du souvenir, des réalités, une négation de la réalité”. Il se demande si “nous, qui nous en sommes revenus”, avons été “en mesure de comprendre et de faire comprendre aux autres notre expérience”.
Levi nous a vus en Chaim Rumkowski, collaborateur des nazis et chef dictatorial du ghetto de Łódź. Rumkowski a vendu ses compatriotes juifs pour des privilèges et du pouvoir, même s'il a été envoyé à Auschwitz dans le dernier convoi où des Sonderkommandos juifs - des prisonniers contraints d'aider à rassembler les victimes dans les chambres à gaz et à se débarrasser de leurs corps - pour se venger, l'auraient battu à mort à l'extérieur d'un crématorium.
“Nous avons tous du Rumkowski en nous”, nous rappelle M. Levi.
“Son ambiguïté est nôtre, c'est notre seconde nature, nous, hybrides façonnés de glaise et d'esprit. Nous partageons sa fièvre, la fièvre de la civilisation occidentale, qui ‘plonge en enfer avec tambours et trompettes’ et dont les misérables atours sont l'image déformée de nos symboles de prestige social”. Comme Rumkowski, “nous sommes éblouis par le pouvoir et le prestige au point d'oublier notre indispensable fragilité. Bon gré mal gré, nous nous accommodons du pouvoir, oubliant que nous vivons tous dans le ghetto, qu'il est cerné de murs, et que dehors règnent les seigneurs de la mort, et que tout près, un train nous attend”.
Pour Levi, les camps “ne pouvaient être réduits aux deux catégories de victimes et de persécuteurs”. Il affirme : “Il est naïf, absurde et historiquement faux de croire qu'un système aussi abject que le national-socialisme puisse sanctifier ses victimes ; au contraire, il les avilit, les fait se ressembler lui-même”.
Il fait la chronique de ce qu'il appelle la “zone grise”, entre corruption et collaboration. Le monde, écrit-il, n'est pas noir ou blanc, “mais une vaste zone de consciences grises séparant les grands hommes du mal des pures victimes”. Nous sommes tous dans cette zone grise. Nous pouvons tous être amenés à faire partie du système mortifère pour des raisons triviales et des gratifications dérisoires. Telle est la terrifiante vérité de l'Holocauste.
Comment ne pas être cynique face à la pléthore de cours universitaires sur l'Holocauste, face à la censure et aux interdictions imposées par les administrations universitaires à des groupes tels que Students for Justice in Palestine et Jewish Voices for Peace ? Quel est l'intérêt d'étudier l'Holocauste si ce n'est pour comprendre sa leçon fondamentale : lorsqu'on a la capacité d'arrêter un génocide et qu'on ne le fait pas, on devient coupable. Il est difficile de ne pas se montrer cynique à l'égard des “interventionnistes humanitaires” - Barack Obama, Tony Blair, Hillary Clinton, Joe Biden, Samantha Power - qui parlent en termes moralisateurs de la “responsabilité de protéger”, mais restent silencieux sur les crimes de guerre lorsque s'exprimer menacerait leur statut et leur carrière. Aucune des “interventions humanitaires” qu'ils ont défendues, de la Bosnie à la Libye, ne se rapproche des souffrances et des massacres à Gaza. Mais la défense des Palestiniens a un prix, dont ils n'ont pas l'intention de s'acquitter. Il n'y a rien de moral à dénoncer l'esclavage, l'Holocauste ou les régimes dictatoriaux qui s'opposent aux États-Unis. Cela revient simplement à se faire le champion du récit dominant.
L'univers moral a été bouleversé. Ceux qui s'opposent au génocide sont accusés de le préconiser. Ceux qui commettent des génocides sont considérés avoir le droit de se “défendre”. Le refus des cessez-le-feu et les bombes d'une tonne fournies à Israël, qui projettent des fragments de métal à des kilomètres à la ronde, seraient la voie de la paix. Refuser de négocier avec le Hamas libérerait les otages. Bombarder des hôpitaux, des écoles, des mosquées, des églises, des ambulances et des camps de réfugiés, et tuer trois anciens otages israéliens, dénudés jusqu'à la taille, agitant un drapeau blanc improvisé et appelant à l'aide en hébreu, seraient des actes de guerre ordinaires. Tuer plus de 21 300 personnes, dont plus de 7 700 enfants, en blesser plus de 55 000 et faire de la quasi-totalité des 2,3 millions d'habitants de Gaza des sans-abri, serait le moyen de “déradicaliser” les Palestiniens. Tout cela n'a aucun sens, comme le constatent les opposants du monde entier.
Un nouveau monde est en train d'émerger. C'est un monde où les anciennes règles, plus souvent bafouées que respectées, n'ont plus aucune importance. C'est un monde où de très nombreuses structures bureaucratiques et des systèmes technologiquement avancés mettent en œuvre, au vu et au su de tous, de gigantesques projets d'extermination. Les nations industrialisées, affaiblies, craignant le chaos mondial, envoient aux pays du Sud et à tous ceux qui pourraient songer à se révolter un message effrayant : nous vous tuerons sans retenue.
Un jour, nous serons tous des Palestiniens.
“Je crains que nous vivions dans un monde où la guerre et le racisme sont omniprésents, où le pouvoir de mobilisation et de légitimation des gouvernements ne cesse de croître, où le sens de la responsabilité personnelle tend à s'atténuer au profit des processus de spécialisation et de bureaucratisation, et où un groupe de pairs exerce des pressions considérables sur notre comportement et fixe des normes morales”,
écrit Christopher R. Browning dans “Ordinary Men”, à propos d'un bataillon de réserve de la police allemande de la Seconde Guerre mondiale responsable de l'assassinat de 83 000 Juifs. Dans un tel monde, je crains que les gouvernements modernes désireux de commettre des massacres n'échouent que rarement dans leur entreprise, faute de pouvoir inciter des “hommes ordinaires” à devenir leurs “bourreaux volontaires”.
Le mal est protéiforme. Il mute. Il trouve de nouveaux modes et de nouvelles formes d'expression. L'Allemagne a orchestré le meurtre de six millions de Juifs, mais aussi de plus de six millions de Tziganes, de Polonais, d'homosexuels, de communistes, de Témoins de Jéhovah, de francs-maçons, d'artistes, de journalistes, de prisonniers de guerre soviétiques, de personnes souffrant de handicaps physiques et intellectuels et d'opposants politiques. Après la guerre, elle a immédiatement entrepris d'expier ses crimes. Elle a habilement transposé son racisme et sa diabolisation aux musulmans, la suprématie raciale restant fermement ancrée dans le psychisme allemand. Les États-Unis et l'Allemagne ont par ailleurs réhabilité des milliers d'anciens nazis, en particulier dans les services de renseignement et la communauté scientifique, et n'ont guère poursuivi ceux qui avaient orchestré les crimes de guerre nazis. L'Allemagne est aujourd'hui le deuxième fournisseur d'armes d'Israël, après les États-Unis.
La prétendue campagne contre l'antisémitisme, qui désigne tout propos critiquant l'État d'Israël ou dénonçant le génocide, est en fait la défense du pouvoir blanc. C'est pourquoi l'État allemand, qui a effectivement criminalisé le soutien aux Palestiniens, et les suprématistes blancs les plus rétrogrades des États-Unis, justifient le carnage. La longue relation de l'Allemagne avec Israël, qui a notamment versé plus de 90 milliards de dollars depuis 1945 en réparation aux survivants de l'Holocauste et à leurs héritiers, n'est pas une question d'expiation, comme l'écrit l'historien israélien Ilan Pappé, mais de chantage.
“L'argument en faveur d'un État juif en guise de compensation pour l'Holocauste était un argument imparable, si efficace que personne n'a écouté le rejet catégorique de la solution de l'ONU par l'écrasante majorité du peuple palestinien”, écrit M. Pappé. “Il en ressort clairement une volonté européenne de se racheter. Les droits fondamentaux et naturels des Palestiniens devaient être écartés, éclipsés et totalement oubliés au nom du pardon que l'Europe espérait obtenir de l'État juif nouvellement créé. Il était beaucoup plus facile de rectifier le mal nazi vis-à-vis d'un mouvement sioniste que vis-à-vis des Juifs du monde entier. C'était moins complexe et, surtout, cela n'impliquait pas d'affronter les victimes de l'Holocauste proprement dites, mais plutôt un État prétendant les représenter. Le prix à payer pour cette expiation plus commode était de priver les Palestiniens de tous leurs droits fondamentaux et naturels et de permettre au mouvement sioniste de procéder à un nettoyage ethnique sans craindre le moindre reproche ou la moindre condamnation”.
L'Holocauste a été instrumentalisé presque dès la création d'Israël. Il a été dénaturé pour servir l'État d'apartheid. Si nous oublions les leçons de l'Holocauste, nous oublions qui nous sommes et ce que nous sommes capables de mettre en œuvre. Nous inscrivons nos valeurs morales dans le passé, plutôt que dans le présent. Nous condamnons les autres, y compris les Palestiniens, à un cycle infini de massacres. Nous devenons le mal que nous abhorrons. Nous célébrons l'horreur.
* Lebensraum : concept géopolitique, créé par Friedrich Ratzel à la fin du 19è, qui renvoie à l'idée de territoire suffisant pour, dans un premier temps, assurer la survie, notamment culturelle, d'un peuple et, dans un deuxième temps, favoriser sa croissance via l'influence territoriale. Lié au darwinisme social, il est créé par des théoriciens géographes allemands vers la fin du xixe siècle et devient particulièrement populaire dans les milieux impérialistes allemands, tels que la Ligue pangermaniste, avant d'être incorporé au nazisme et utilisé pour justifier la politique expansionniste de l'Allemagne nazie, en particulier sur le front de l'Est.