đâđš âL'horreur, l'horreurâ, de retour en Palestine
Nous sommes des fantĂŽmes branchĂ©s sur lâurbanitĂ© dĂ©vastĂ©e dâun jeu vidĂ©o, co-auteurs d'affres sans fin. Le cĆur des tĂ©nĂšbres revit au nom de ânos valeursâ via âl'unique dĂ©mocratieâ d'Asie de l'Ouest.
đâđš âL'horreur, l'horreurâ, de retour en Palestine
Par Pepe Escobar, le 28 novembre 2023
âMonsieur Kurtz - il est mort.â â Joseph Conrad, Le cĆur des tĂ©nĂšbres
Joseph Conrad a dit un jour qu'avant de se rendre au Congo, il n'Ă©tait qu'un simple animal. C'est dans l'une de ces terres partiellement cartographiĂ©es par la cruautĂ© et l'hypocrisie de l'Ă©thique impĂ©riale que Conrad a dĂ©couvert le colonialisme europĂ©en dans son incarnation la plus terrible, dĂ»ment dĂ©peinte dans Au cĆur des tĂ©nĂšbres - l'une des plus grandes Ă©popĂ©es de sensibilisation de l'histoire de la littĂ©rature.
C'est au Congo que Conrad, un Polonais nĂ© dans ce que l'on appelle encore aujourd'hui lââUkraineâ, alors contrĂŽlĂ©e par la Pologne, et qui n'a commencĂ© Ă Ă©crire en anglais qu'Ă l'Ăąge de 23 ans, a perdu Ă jamais toute illusion sur la mission civilisatrice de sa race.
D'autres Ă©minents EuropĂ©ens de son Ă©poque ont connu les mĂȘmes horreurs : ils ont assistĂ© Ă des spectacles de conquĂȘte et d'atrocitĂ©s, aidĂ© la mĂ©tropole Ă piller l'Afrique, utilisĂ© le continent comme toile de fond de leurs juvĂ©niles aventures meurtriĂšres et de leurs rites de passage, ou encore Ă©prouvĂ© leur courage en âsauvantâ l'Ăąme des indigĂšnes.
Ils ont traversĂ© le cĆur sauvage du monde et ont fait leur fortune, leur rĂ©putation ou leur pĂ©nitence pour revenir ensuite dans le doux confort de l'inconscience - quand ils n'ont pas Ă©tĂ© rapatriĂ©s dans un cercueil, bien sĂ»r.
Pour mater les peuples âprimitifsâ, Britannia a remplacĂ© le fer et l'Ă©pĂ©e par le commerce. Comme toute foi monothĂ©iste, elle croyait qu'il n'y avait qu'une seule façon d'ĂȘtre, une seule façon de boire son thĂ©, une seule façon de jouer le jeu - quel quâil soit. Tout le reste Ă©tait non civilisĂ©, sauvage, brutal, fournissant au mieux des matiĂšres premiĂšres et des maux de tĂȘte extrĂȘmes.
La jungle en nous
Pour la sensibilitĂ© europĂ©enne, le monde subĂ©quatorial - en fait l'ensemble du Sud - Ă©tait le lieu oĂč l'homme blanc se rendait pour triompher personnellement ou pour se dissoudre, en devenant en quelque sorte lââĂ©galâ des indigĂšnes. La littĂ©rature, depuis l'Ă©poque victorienne, est pleine de hĂ©ros voyageant vers des latitudes âexotiquesâ oĂč les passions - comme les fruits tropicaux - sont plus grandes qu'en Europe, et oĂč des formes perverties de connaissance de soi peuvent ĂȘtre expĂ©rimentĂ©es jusqu'Ă l'oubli.
Conrad lui-mĂȘme a placĂ© ses hĂ©ros torturĂ©s dans des lieux âobscursâ de la Terre pour y expier leurs ombres parmi les ombres du monde, loin de la âcivilisationâ et de ses chĂątiments conventionnels.
Ce qui nous amĂšne Ă Kurtz dans âAu cĆur des tĂ©nĂšbresâ : il occupe une place Ă part, parce qu'il atteint un degrĂ© extrĂȘme de connaissance de soi pratiquement inĂ©dit dans la littĂ©rature europĂ©enne, face Ă la rĂ©vĂ©lation totale de la nocivitĂ© de sa mission et de son espĂšce.
Au Congo, Conrad a perdu son innocence. Et son personnage principal a perdu la raison.
Lorsque Kurtz a migrĂ© au cinĂ©ma dans Apocalypse Now de Coppola, et que le Cambodge a remplacĂ© le Congo comme cĆur des tĂ©nĂšbres, il a dĂ©nigrĂ© l'image de l'Empire. Le Pentagone a donc envoyĂ© un guerrier-intellectuel pour le tuer, le capitaine Willard. Coppola a dĂ©peint le tĂ©moin passif Willard comme encore plus dĂ©ment que Kurtz : c'est ainsi qu'il a rĂ©ussi Ă dĂ©masquer de façon psychĂ©dĂ©lique toute la farce du colonialisme civilisateur.
Aujourd'hui, il n'est pas nĂ©cessaire de prendre la mer ou d'embarquer dans une caravane en quĂȘte de la source des fleuves brumeux pour vivre l'aventure nĂ©o-impĂ©riale.
Il suffit d'allumer son smartphone pour suivre un gĂ©nocide, en direct, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et mĂȘme en HD. Notre rencontre avec l'horreur... l'horreur - immortalisĂ©e par les mots de Kurtz dans âAu cĆur des tĂ©nĂšbresâ - peut ĂȘtre vĂ©cue en se rasant le matin, en faisant son Pilates ou en dĂźnant avec des amis.
Et comme Coppola dans Apocalypse Now, nous sommes libres d'exprimer une stupeur morale humaniste face Ă une âguerreâ, en fait un massacre, dĂ©jĂ perdue - impossible Ă soutenir sur le plan Ă©thique.
Aujourd'hui, nous sommes tous des personnages de Conrad, nous ne faisons qu'entrevoir des fragments, des ombres, mĂȘlĂ©s Ă la stupeur de vivre dans une Ă©poque effroyablement mĂ©morable. On est incapable de comprendre la rĂ©alitĂ© dans sa globalitĂ©, surtout lorsque les âfaitsâ sont artificiellement crĂ©Ă©s, reproduits ou amplifiĂ©s.
Nous sommes des fantĂŽmes, cette fois non plus confrontĂ©s au grandiose de la nature, ou Ă la jungle Ă©paisse et irrĂ©versible, mais branchĂ©s sur une urbanitĂ© dĂ©vastĂ©e comme dans un jeu vidĂ©o, co-auteurs d'une souffrance ininterrompue. Le cĆur des tĂ©nĂšbres se construit au nom de ânos valeursâ par âl'unique dĂ©mocratieâ de l'Asie de l'Ouest.
Tant d'horreurs invisibles se dĂ©roulent dans la pĂ©nombre, au cĆur d'une jungle dĂ©sormais dupliquĂ©e en cage urbaine. En assistant, impuissants, au massacre gratuit de femmes et d'enfants, au bombardement d'hĂŽpitaux, d'Ă©coles et de mosquĂ©es, c'est comme si nous Ă©tions tous passagers d'un bateau ivre sombrant dans un tourbillon, admirant la puissante majestĂ© de ce dĂ©cor.
Et nous mourons dĂ©jĂ avant mĂȘme d'entrevoir la mort.
Nous sommes les Ă©pigones des hommes vides de T.S. Eliot. Les cris obsĂ©dants de la jungle ne proviennent plus d'un hĂ©misphĂšre âexotiqueâ. La jungle est ici, tapie en chacun de nous.
https://strategic-culture.su/news/2023/11/28/the-horror-the-horror-revisited-in-palestine/