đâđš LibĂ©ralisme et extrĂȘme-droite : des liens privilĂ©giĂ©s
Bien que les Ă©lites libĂ©rales soient horrifiĂ©es par la vulgaritĂ© de l'extrĂȘme droite, elles ne sâopposent pas Ă l'idĂ©e de dĂ©tourner les masses d'une politique de classe vers une politique du dĂ©sespoir
đâđš LibĂ©ralisme et extrĂȘme-droite : des liens privilĂ©giĂ©s
Par Vijay Prashad, Tricontinental : Institute for Social Research, le 11 décembre 2023
ParticularitĂ© de notre Ă©poque, l'extrĂȘme droite s'accommode fort bien des institutions Ă©tablies de la dĂ©mocratie libĂ©rale.
Il existe ici et lĂ des exemples de dirigeants politiques mĂ©contents qui refusent d'accepter leur dĂ©faite Ă©lectorale (comme l'ancien prĂ©sident amĂ©ricain Donald Trump et l'ancien prĂ©sident brĂ©silien Jair Bolsonaro) et appellent ensuite leurs sympathisants Ă prendre des mesures extraparlementaires (comme le 6 janvier 2021 aux Ătats-Unis et, dans une redite grotesque, le 8 janvier 2023 au BrĂ©sil).
Mais, dans l'ensemble, l'extrĂȘme droite sait qu'elle peut obtenir ce qu'elle veut par le biais des institutions de la dĂ©mocratie libĂ©rale qui ne lui sont pas hostiles.
La fusion fatale et complice entre les projets politiques du libĂ©ralisme et ceux de l'extrĂȘme droite peut ĂȘtre apprĂ©hendĂ©e de deux maniĂšres.
Tout d'abord, elle se manifeste par la facilitĂ© avec laquelle les forces d'extrĂȘme droite utilisent Ă leur avantage la constitution et les institutions libĂ©rales de leur pays, sans qu'il soit nĂ©cessaire de les bouleverser en profondeur.
Si un gouvernement d'extrĂȘme droite peut lire une constitution libĂ©rale de cette maniĂšre, et si les institutions et le personnel de cette structure constitutionnelle ne sont pas opposĂ©s Ă cette interprĂ©tation par l'extrĂȘme droite, alors un coup d'Ătat contre la structure libĂ©rale n'est pas indispensable. Elle peut ĂȘtre simplement minĂ©e de l'intĂ©rieur.
DeuxiĂšmement, ce rapprochement intime, mais fatal, a lieu dans le cadre de la âculture de la barbarieâ (comme l'a appelĂ©e Aijaz Ahmad) qui dĂ©finit le champ sociĂ©tal du capitalisme sauvage. ForcĂ©s de travailler pour le capital - dans des emplois de plus en plus prĂ©caires et atomisĂ©s - pour survivre, les travailleurs dĂ©couvrent, comme Karl Marx l'a astucieusement observĂ© en 1857/58, que l'argent est la âvĂ©ritable communautĂ©â (Gemeinwesen) et que les individus sont l'instrument et l'esclave de l'argent.
Arrachés aux bons soins de la communauté authentique, les travailleurs sont contraints de mener une vie oscillant entre l'enfer de journées de travail interminables et difficiles, et le purgatoire d'une période de chÎmage prolongée et pénible.
L'absence de protection sociale fournie par l'Ătat, et l'effondrement des institutions publiques administrĂ©es par les travailleurs produisent une âculture de la barbarieâ, une forme courante de violence allant de l'intĂ©rieur du foyer vers la rue.
Cette violence se manifeste souvent sans tapage et renforce les structures traditionnelles du pouvoir (le long des axes du patriarcat et du nationalisme, par exemple). La source de pouvoir de l'extrĂȘme droite rĂ©side dans cette âculture de la barbarieâ, qui mĂšne parfois Ă des actes de violence spectaculaires Ă l'encontre des minoritĂ©s sociales.
Le capitalisme sauvage a mondialisé la production et affranchi les propriétaires (particuliers et entreprises) de l'obligation d'adhérer aux normes de la démocratie libérale, telles que le paiement de leur juste part d'impÎts.
Cette structure politique et économique du capitalisme sauvage génÚre un ordre social néolibéral qui prend sa source dans l'austérité imposée à la classe ouvriÚre et à la paysannerie, et dans l'atomisation des travailleurs via le rallongement de leur temps de travail, en érodant les institutions sociales et, par conséquent, en diminuant leur temps de loisir.
Les dĂ©mocraties libĂ©rales du monde entier mĂšnent des enquĂȘtes sur l'emploi du temps de leurs populations, pour voir de quelle maniĂšre les gens sâoccupent, mais presque aucune de ces enquĂȘtes ne s'intĂ©resse Ă la question de savoir si les travailleurs et les paysans ont du temps pour les loisirs, comment ils pourraient occuper ce temps de loisir, et si la rĂ©duction de leur temps de loisir est une prĂ©occupation pour le dĂ©veloppement social gĂ©nĂ©ral de leur pays.
Nous sommes bien loin de la Constitution de 1945 de l'Organisation des Nations unies pour l'Ă©ducation, les sciences et la culture, qui prĂŽnait la âlibre circulation des idĂ©es par la parole et par l'imageâ et la nĂ©cessitĂ© de âdonner une impulsion nouvelle Ă l'Ă©ducation populaire et Ă la diffusion de la cultureâ.
Les débats sociétaux sur les dilemmes de l'humanité sont passés sous silence, tandis que les vieilles formes de haine sont tolérées.
La haine du migrant, du terroriste et du trafiquant de drogue - tous prĂ©sentĂ©s comme des sociopathes - suscite une forme aigĂŒe de nationalisme, qui ne s'enracine pas dans l'amour de ses semblables, mais dans la haine de l'Ă©tranger.
La haine prend l'apparence du patriotisme tandis que le drapeau national gagne en importance, et que l'enthousiasme pour l'hymne national grimpe en décibels. C'est ce que l'on constate visiblement en Israël aujourd'hui.
Ce patriotisme nĂ©olibĂ©ral, sauvage et d'extrĂȘme droite dĂ©gage une odeur aigre - de colĂšre et d'amertume, de violence et de frustration. Dans les cultures de la barbarie, le regard des individus est dĂ©tournĂ© des vĂ©ritables difficultĂ©s, des bas salaires et de la quasi-famine qui sĂ©vit dans leurs foyers, de l'absence de perspectives d'Ă©ducation et de soins de santĂ©, pour se porter sur d'autres - faux - problĂšmes inventĂ©s par les forces du capitalisme sauvage pour dĂ©tourner les individus de leurs vĂ©ritables problĂšmes.
C'est une chose que d'ĂȘtre patriote face Ă la famine et au dĂ©sespoir. Mais les forces du capitalisme sauvage ont jetĂ© au feu cette forme du patriotisme.
Les ĂȘtres humains aspirent Ă vivre dĂ©cemment, c'est pourquoi des milliards de personnes Ă travers le monde sont descendues dans les rues, ont bloquĂ© des bateaux et ont occupĂ© des bĂątiments pour exiger la fin de la guerre d'IsraĂ«l contre la bande de Gaza. Mais ce dĂ©sir est noyĂ© dans le dĂ©sespoir et le ressentiment, dans l'Ă©treinte intime et diabolique du libĂ©ralisme et de l'extrĂȘme droite.
Tricontinental : Institute for Social Research a publiĂ© le dossier âQue peut-on attendre de la nouvelle vague progressiste en AmĂ©rique latine ?â (dossier n° 70), une Ă©tude du paysage politique en AmĂ©rique latine.
Le texte s'ouvre sur une préface de Daniel Jadue, maire de la commune de Recoleta, à Santiago du Chili, et membre éminent du Parti communiste chilien. Jadue affirme que le capitalisme sauvage a aiguisé les contradictions entre le capital et le travail, et a accéléré la destruction de la planÚte.
Le âpĂŽle politiqueâ, affirme-t-il, a gouvernĂ© la plupart des pays du monde au cours des derniĂšres dĂ©cennies âsans rĂ©soudre les problĂšmes les plus urgents de la populationâ. Les forces social-dĂ©mocrates s'Ă©tant mises Ă dĂ©fendre le capitalisme sauvage et l'austĂ©ritĂ© nĂ©olibĂ©rale, la gauche a donc Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e vers le centre pour dĂ©fendre les institutions de la dĂ©mocratie et les structures de protection sociale.
Pendant ce temps, Ă©crit M. Jadue, on assiste Ă
âla rĂ©surgence d'un discours trĂšs agressif au sein des forces de droite, encore plus extrĂȘme qu'Ă l'Ă©poque du fascisme, il y a prĂšs d'un siĂšcleâ.
Notre dossier retrace les zigs et les zags de la politique en AmĂ©rique latine, le triomphe de la gauche aux Ă©lections prĂ©sidentielles en Colombie Ă©tant contrebalancĂ© par la mainmise de la droite au PĂ©rou, avant de conclure sur un point d'une extrĂȘme importance : la gauche, dans la majeure partie de l'AmĂ©rique latine, a abandonnĂ© l'objectif final du socialisme, et s'est donnĂ© pour tĂąche de gĂ©rer un capitalisme Ă visage plus humain. Comme le souligne notre dossier :
â[L]a gauche d'aujourd'hui s'est montrĂ©e incapable dâinsuffler un nouveau projet de sociĂ©tĂ©. La dĂ©fense irrĂ©vocable de la dĂ©mocratie bourgeoise elle-mĂȘme est le symptĂŽme dâabsence de perspective de rupture et de rĂ©volution. En tĂ©moigne la rĂ©ticence de certains dirigeants de gauche Ă soutenir l'actuel gouvernement vĂ©nĂ©zuĂ©lien, qu'ils considĂšrent comme antidĂ©mocratique, alors que le Venezuela est, avec Cuba, l'un des rares exemples de pays oĂč la gauche est parvenue Ă affronter ces crises sans ĂȘtre vaincue. Cette position frileuse et le manque d'engagement dans la lutte contre l'impĂ©rialisme constituent un recul importantâ.
La dĂ©mocratie libĂ©rale s'est avĂ©rĂ©e ĂȘtre une protection insuffisante pour stopper les ambitions de l'extrĂȘme droite. Bien que les Ă©lites libĂ©rales soient horrifiĂ©es par la vulgaritĂ© de l'extrĂȘme droite, elles ne sont pas nĂ©cessairement opposĂ©es au fait de dĂ©tourner les masses d'une politique de classe vers une politique du dĂ©sespoir, comme l'a fait l'extrĂȘme droite.
La principale critique de la droite ne vient pas des institutions libérales, mais des campagnes et des usines, comme en témoignent les mobilisations contre la faim et l'ubérisation du travail.
Des manifestations de masse contre l'austérité et pour la paix en Colombie (2019-2021) à celles contre la loi du plus fort au Guatemala (2023), les gens - barricadés, depuis des décennies, contre les institutions libérales - sont de nouveau descendus dans la rue. Les victoires électorales sont importantes mais, à elles seules, elles ne transforment ni la société ni le contrÎle politique, qui demeure sous l'emprise des élites dans la plupart des pays du monde.
L'avant-propos de Jadue alerte Ă la fois sur la faiblesse du centre politique et sur la nĂ©cessitĂ© de construire un projet politique qui soulĂšve les mobilisations et les empĂȘche de se diluer dans la frustration :
âReconstruire un horizon concret - le socialisme - et l'unitĂ© de la gauche sont des dĂ©fis essentiels pour identifier et rĂ©soudre les dilemmes auxquels nous sommes confrontĂ©s. Pour ce faire, nous devons rompre avec le langage de nos oppresseurs et en crĂ©er un qui soit rĂ©ellement Ă©mancipateur. L'intĂ©gration et la coordination ne suffisent plus. Une vĂ©ritable comprĂ©hension de ce que Karl Marx appelait l'unitĂ© concrĂšte du monde est essentielle pour parvenir Ă une totale unitĂ© des peuples, et Ă des actions communes sur l'ensemble de la planĂšteâ.
Les forces de la classe ouvriÚre à travers le monde - y compris les travailleurs précaires et la paysannerie - ont été épuisées par le processus de mondialisation.
Les principaux partis révolutionnaires ont eu du mal à étendre, voire à maintenir leurs forces dans le contexte de systÚmes démocratiques dominés par le pouvoir de l'argent.
NĂ©anmoins, pour faire face Ă ces dĂ©fis, âl'horizon concretâ du socialisme dont parle Jadue se construit grĂące Ă la crĂ©ation soutenue d'organisations, Ă la mobilisation de masse et Ă l'Ă©ducation politique, y compris la bataille des idĂ©es et des Ă©motions - dont une grande part, bien sĂ»r, est le travail de Tricontinental : Institute for Social Research et ce nouveau dossier, dont nous espĂ©rons que vous le lirez et le ferez circuler pour en dĂ©battre.
* Vijay Prashad est un historien, Ă©diteur et journaliste indien. Il est chargĂ© de rĂ©daction et correspondant en chef de Globetrotter. Il est Ă©diteur de LeftWord Books et directeur de âTricontinental : Institute for Social Researchâ. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a Ă©crit plus de 20 livres, dont âThe Darker Nationsâ et âThe Poorer Nationsâ. Ses derniers ouvrages sont âStruggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialismâ et, avec Noam Chomsky, âThe Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Powerâ.
https://consortiumnews.com/2023/12/11/liberalisms-intimacy-with-the-far-right/