đâđš LâindomptĂ©e
Le village Ă©tait nichĂ© dans une vallĂ©e tranquille, entourĂ©e dâoliveraies et de collines ondulantes. Pendant des semaines, les hommes sâĂ©taient tenus Ă ses abords, dĂ©terminĂ©s Ă protĂ©ger leur foyer.

đâđš LâindomptĂ©e
Par Samah Jabr, le 1er mars 2025
Ils savaient quâils Ă©taient dĂ©passĂ©s en nombre, que leurs armes ne pouvaient rivaliser avec lâarmĂ©e Ă©trangĂšre en vue. Pourtant, ils se sont battus aussi longtemps quâils le pouvaient, convaincus quâune brĂšve rĂ©sistance vaut toujours mieux que la reddition.
Mais lâennemi fut implacable. Un Ă un, les dĂ©fenseurs tombĂšrent, leurs corps jonchant le sol aux abords du village. Et lorsque le dernier dâentre eux fut abattu, la voie Ă©tait libre.
Les envahisseurs sont entrĂ©s Ă la tombĂ©e de la nuit. Ils ne venaient pas seulement pour conquĂ©rir, mais pour briser lâesprit de ceux qui rĂ©sistaient encore.
Ils ont traversé méthodiquement le village, enjambant les corps tombés, leurs torches projetant de longues ombres sur les murs de pierre.
Ils se sont dâabord dirigĂ© vers la maison du cheikh Darwish, le chef du village. Ses filles Ă©taient rĂ©putĂ©es pour leur beautĂ© et leur grĂące, et les envahisseurs ont pris ce quâils voulaient. Les cris des femmes ont empli la nuit, mais personne nâa pu les arrĂȘter.
Puis les soldats ont progressĂ© dans le village, entrant dans les maisons oĂč sâabritaient femmes et enfants. Les portes furent enfoncĂ©es Ă coups de pied, les familles dĂ©chirĂ©es et la dignitĂ© bafouĂ©e.
Certaines femmes ont pleurĂ© en silence, dâautres se sont dĂ©fendues, mais la rĂ©sistance nâa fait quâaggraver le chĂątiment.
Puis ils ont atteint la derniĂšre maison.
LĂ vivait Salma, veuve depuis des annĂ©es. Elle nâavait ni frĂšres, ni pĂšre, ni fils, aucun homme pour la protĂ©ger. Lorsque les soldats sont entrĂ©s, elle attendait, debout au milieu de la piĂšce.
Le chef de lâunitĂ©, un homme grand avec une cicatrice sur le visage, sâest avancĂ©. Il avait vu la terreur sous de nombreuses formes, mais le calme dans ses yeux lâa troublĂ©.
âTu es seuleâ, a-t-il dit.
Salma ne répondit pas.
Il a souri. âTu sais pourquoi nous sommes iciâ.
Elle ne bougea toujours pas.
Il a tentĂ© de lâattraper, certain que, comme les autres, elle sâeffondrerait de peur. Mais au moment oĂč il a tendu la main, elle lâa frappĂ©.
Et tout fut fini en quelques secondes. La lame quâelle cachait brilla dans la faible lueur, et il recula en titubant, haletant. Sa main se porta Ă sa gorge, tentant dâempĂȘcher la vie de le quitter.
Les autres soldats se sont figĂ©s, observant dans un silence stupĂ©fait leur chef sâeffondrer Ă leurs pieds.
Salma ne sâest pas enfuie. Elle ne sâest pas laissĂ©e intimider. Elle leur a fait face, son arme fermement serrĂ©e dans sa main. Les soldats, Ă©branlĂ©s par ce quâils venaient de voir, ont hĂ©sitĂ©. Puis, lâun aprĂšs lâautre, ils ont fait demi-tour et se sont enfuis dans la nuit.
Lorsque le village sâest remis Ă bouger, les villageois ont trouvĂ© les soldats tombĂ©s devant sa maison, et ils trouvĂšrent Salma, debout, indemne, inĂ©branlable.
Au début, il y eut un soulagement. Puis, le silence.
Elle avait survécu.
Elle nâavait pas Ă©tĂ© enlevĂ©e.
Et cette survie sâaccompagnait dâun malaise que personne ne pouvait nommer.
Les hommes, qui avaient combattu et perdu, Ă©vitaient son regard. Les femmes, qui avaient souffert, ne supportaient pas sa vue. MĂȘme les anciens, qui guidaient le village depuis si longtemps, Ă©taient sans voix.
Les chuchotements ont commencé.
âComment a-t-elle pu sâĂ©chapper alors que personne dâautre nây est parvenu ?â
âPourquoi est-elle indemne ?â
âOnt-ils passĂ© un accord ?â
Son courage, au lieu de les inspirer, est devenu accusation. Sa survie, en fait de victoire, un fardeau pour les autres. Elle avait osĂ© faire ce que personne dâautre nâavait osĂ©. Et câĂ©tait impardonnable.
Alors, ils se réunirent en secret, et prirent une décision.
Avant lâaube, ils sont venus la chercher. Cette fois, ce nâĂ©tait pas lâennemi Ă sa porte, câĂ©tait son propre peuple. Ils lâont emmenĂ©e Ă la pĂ©riphĂ©rie du village, lĂ oĂč gisaient leurs morts.
Elle nâa pas protestĂ©.
Elle nâa pas suppliĂ©.
Elle sâest tenue devant eux comme elle sâĂ©tait tenue devant lâennemi, la tĂȘte haute et dans un silence inĂ©branlable.
Et lorsque la premiĂšre pierre fut brandie, personne nâa osĂ© la regarder dans les yeux.
* Dr Samah Jabr est une psychiatre consultante exerçant en Palestine, au service des communautés de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, et ancienne responsable de l'unité de santé mentale au sein du ministÚre palestinien de la santé.
Elle est professeur clinique associée de psychiatrie et de sciences du comportement à l'université George Washington à Washington DC.
Elle est Ă©galement membre du comitĂ© scientifique de l'âInitiative mondiale contre l'impunitĂ© (GIAI) pour les crimes internationaux et les violations graves des droits de l'hommeâ, un programme cofinancĂ© par l'Union europĂ©enne.
Dr Jabr est formatrice et superviseuse, avec un accent particulier sur la thérapie cognitivo-comportementale (CBT), le mhGAP et le protocole d'Istanbul pour la documentation de la torture. Elle s'intéresse particuliÚrement aux droits des prisonniers, à la prévention du suicide et aux traumatismes historiques.
Elle est une femme Ă©crivain prolifique. Son dernier livre paru en français : DerriĂšre les fronts â Chroniques dâune psychiatre psychothĂ©rapeute palestinienne sous occupation. Le Dr Jabr intĂšgre son expertise mĂ©dicale Ă son activisme, abordant souvent l'impact psychologique de l'occupation, des traumatismes historiques et de la guerre. Elle est l'un des membres fondateurs du rĂ©seau mondial de santĂ© mentale de la Palestine et donne de nombreuses confĂ©rences sur la psychologie de la libĂ©ration et les responsabilitĂ©s Ă©thiques des professionnels de la santĂ© mentale dans les zones de conflit.