đâđš L'oubli programmĂ©
La destruction de la mĂ©moire est l'oblitĂ©ration finale de l'ĂȘtre, le dernier acte de la mortalitĂ©. La mĂ©moire est le combat pour arrĂȘter la main du passeur.
đâđš L'oubli programmĂ©
Par Chris Hedges pour ScheerPost, le 19 novembre 2024
NEW YORK : Je me trouve au Centre d'information Krikor et Clara Zohrab, Ă cĂŽtĂ© de la cathĂ©drale armĂ©nienne Saint-Vartan, Ă Manhattan. Je tiens un livre reliĂ©, Ă©crit Ă la main, qui contient des poĂšmes, des dessins et des images de scrapbooking de Zaven Seraidarian, un survivant du gĂ©nocide armĂ©nien. La couverture du livre, l'un des six volumes, porte la mention âBloody Journalâ [Journal sanglant]. Les autres volumes portent des titres tels que âGouttes de printempsâ, âLarmesâ et âLa cuillĂšre en boisâ.
âMon nom demeurera immortel sur cette terreâ, Ă©crit l'auteur. âJe parlerai de moi et j'en dirai plusâ.
Le centre abrite des centaines de documents, de lettres, de cartes dessinées à la main de villages disparus, de photographies sépia, de poÚmes, de dessins et d'histoires - pour la plupart non traduites - sur les coutumes, les traditions et les familles notables des communautés arméniennes disparues.
Jesse Arlen, le directeur du centre, jette un regard nostalgique sur le volume que je tiens entre les mains.
âPersonne ne l'a probablement lu, regardĂ© ou mĂȘme su qu'il Ă©tait lĂ â, dit-il.
Il ouvre une boĂźte et me tend une carte dessinĂ©e Ă la main par Hareton Saksoorian du village de Havav Ă Palu, oĂč les ArmĂ©niens ont Ă©tĂ© massacrĂ©s ou expulsĂ©s en 1915. Saksoorian a dessinĂ© cette carte de mĂ©moire aprĂšs s'ĂȘtre Ă©chappĂ©. Les dessins des maisons armĂ©niennes portent les noms minuscules et encrĂ©s de personnes mortes depuis longtemps.
Tel sera le sort des Palestiniens de Gaza. Eux aussi se battront bientÎt pour préserver la mémoire, pour défier un monde indifférent qui les a laissés se faire massacrer. Eux aussi chercheront obstinément à préserver les bribes de leur existence. Eux aussi écriront des mémoires, des histoires et des poÚmes, dessineront des cartes des villages, des camps de réfugiés et des villes qui ont été anéantis, consigneront des histoires douloureuses de boucherie, de carnage et de perte. Eux aussi nommeront et condamneront leurs assassins, pleureront l'extermination de familles, dont des milliers d'enfants, et lutteront pour préserver un monde disparu. Mais le temps est un seigneur cruel.
La vie intellectuelle et affective de ceux qui ont Ă©tĂ© chassĂ©s de leur patrie se dĂ©finit par le calvaire de l'exil, ce que l'Ă©rudit palestinien Edward Said m'a dit ĂȘtre âle fossĂ© inguĂ©rissable qui sĂ©pare lâĂȘtre humain de son lieu d'origineâ. Le livre de Said âOut of Placeâ est un tĂ©moignage de ce monde perdu.
Le poĂšte armĂ©nien Armen Anush a grandi dans un orphelinat Ă Alep, en Syrie. Il restitue la sentence vitale de ceux qui survivent Ă un gĂ©nocide dans son poĂšme âObsession sacrĂ©eâ.
Il Ă©crit :
Pays de lumiĂšre, tu viens Ă moi chaque nuit dans mon sommeil.
Chaque nuit, exalté, comme un dieu vénérable,
Tu apportes à mon ùme exilée sensations et espoirs nouveaux.
Chaque nuit, tu apaises les errances de mon chemin.
Chaque nuit, tu dévoiles les déserts infinis,
Les yeux ouverts des morts, les pleurs des enfants au loin,
Le crépitement et la flamme rouge des innombrables corps calcinés,
Et la caravane isolée, toujours hésitante, toujours défaillante.
Chaque nuit, la mĂȘme scĂšne infernale, mortifĂšre -
L'Euphrate fatigué lavant le sang des cadavres massacrés,
Les vagues jouent avec les rayons du soleil,
et soulagent le fardeau de ce poids vain et usant.
Les mĂȘmes fosses humides et noires de corps carbonisĂ©s,
La mĂȘme fiĂšvre Ă©paisse enveloppant le dĂ©sert syrien en entier.
Les mĂȘmes voix des profondeurs, les mĂȘmes plaintes, douces et aveugles,
Et la mĂȘme barbarie brutale et impitoyable de la foule turque.
Le poĂšme se termine cependant par un appel, non pas Ă ce que ces terreurs nocturnes cessent, mais Ă ce qu'elles âviennent Ă moi chaque nuitâ, Ă ce que âla flammeâ accompagne âmes joursâ.
âLa lutte de l'homme contre le pouvoir est une lutte de la mĂ©moire contre l'oubliâ, nous rappelle Milan Kundera.
Mieux vaut endurer des traumatismes invalidants que d'oublier. Lorsque nous oublions, lorsque la mémoire a été purgée - objectif de tous les génocidaires - nous sommes esclaves des mensonges et des mythes, coupés de nos identités individuelles, culturelles et nationales. Nous ne savons plus qui nous sommes.
âIl suffisait de si peu, de si infiniment peu, pour se retrouver de lâautre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre au-delĂ de laquelle plus rien nâa de sens : l'amour, les convictions, la foi, l'histoireâ,
Ă©crit Kundera dans âLe livre du rire et de l'oubliâ. âTout le mystĂšre de la vie humaine tenait au fait quâelle se dĂ©roule Ă proximitĂ© immĂ©diate et mĂȘme au contact direct de cette frontiĂšre, quâelle nâen est pas sĂ©parĂ©e par des kilomĂštres, mais Ă peine par un millimĂštreâ.
Ceux qui ont franchi cette frontiĂšre nous reviennent comme des prophĂštes, des prophĂštes que personne ne veut entendre.
Les Grecs de l'AntiquitĂ© croyaient qu'au moment oĂč les Ăąmes des dĂ©funts sont conduites Ă HadĂšs, elles sont forcĂ©es de boire l'eau du LĂ©thĂ© pour effacer la mĂ©moire. La destruction de la mĂ©moire est l'oblitĂ©ration finale de l'ĂȘtre, le dernier acte de la mortalitĂ©. La mĂ©moire est le combat pour arrĂȘter la main du passeur.
Le gĂ©nocide de Gaza fait Ă©cho Ă l'anĂ©antissement physique des chrĂ©tiens armĂ©niens par l'Empire ottoman. Les Turcs ottomans, qui craignaient une rĂ©volte nationaliste comme celle qui avait secouĂ© les Balkans, ont chassĂ© la quasi-totalitĂ© des deux millions d'ArmĂ©niens de Turquie. Hommes et femmes ont Ă©tĂ© gĂ©nĂ©ralement sĂ©parĂ©s. Les hommes ont souvent Ă©tĂ© immĂ©diatement assassinĂ©s ou envoyĂ©s dans des camps de la mort, comme ceux de Ras-Ul-Ain - en 1916, plus de 80 000 ArmĂ©niens y ont Ă©tĂ© massacrĂ©s - et de Deir-el-Zor, dans le dĂ©sert syrien. Au moins un million d'entre eux ont Ă©tĂ© contraints Ă des marches de la mort - un peu comme les Palestiniens de Gaza qui dĂ©placĂ©s de force par IsraĂ«l, jusqu'Ă une douzaine de fois - dans les dĂ©serts de ce qui est aujourd'hui la Syrie et l'Irak. LĂ , des centaines de milliers de personnes ont Ă©tĂ© massacrĂ©es ou sont mortes de faim, de froid et de maladie. Les cadavres jonchaient les Ă©tendues dĂ©sertiques. En 1923, on estimait Ă 1,2 million le nombre d'ArmĂ©niens morts. Les orphelinats du Moyen-Orient ont Ă©tĂ© submergĂ©s par quelque 200 000 enfants armĂ©niens livrĂ©s Ă eux-mĂȘmes.
La rĂ©sistance vouĂ©e Ă l'Ă©chec de plusieurs villages armĂ©niens situĂ©s dans les montagnes le long de la cĂŽte de l'actuelle Turquie et de la Syrie, qui ont choisi de ne pas obĂ©ir Ă l'ordre de dĂ©portation, a Ă©tĂ© dĂ©crite dans le roman de Franz Werfel âLes quarante jours de Musa Daghâ. Marcel Reich-Ranicki, un critique littĂ©raire germano-polonais qui a survĂ©cu Ă l'Holocauste, a dĂ©clarĂ© qu'il a Ă©tĂ© beaucoup lu dans le ghetto de Varsovie, qui a organisĂ© un soulĂšvement malheureux en avril 1943.
En 2000, j'ai interviewĂ©, alors qu'il avait 98 ans, l'Ă©crivain et chanteur Hagop H. Asadourian, l'un des derniers survivants du gĂ©nocide armĂ©nien. Il est nĂ© dans le village de Chomaklou, dans l'est de la Turquie, et a Ă©tĂ© dĂ©portĂ© avec le reste de son village en 1915. Sa mĂšre et quatre de ses sĆurs sont mortes du typhus dans le dĂ©sert syrien. Il lui a fallu attendre 39 ans avant de retrouver son unique sĆur survivante, dont il a Ă©tĂ© sĂ©parĂ© une nuit prĂšs de la mer Morte, alors qu'ils fuyaient avec un groupe d'orphelins armĂ©niens en guenilles de la Syrie vers JĂ©rusalem.
Il m'a dit qu'il écrivait pour faire connaßtre les 331 personnes avec lesquelles il est entré clandestinement en Syrie en septembre 1915, dont 29 seulement ont survécu.
âDe toute façon, on ne peut jamais vraiment raconter ce qui s'est passĂ©â, mâa dit M. Asadourian. âC'est trop atroce. Je me bats toujours avec moi-mĂȘme pour me souvenir de ce qui s'est passĂ©. On Ă©crit parce qu'il le faut. Tout cela jaillit Ă l'intĂ©rieur de vous-mĂȘme. C'est comme une cavitĂ© qui se remplit constamment d'eau et qu'aucun Ă©copage ne peut faire disparaĂźtre. VoilĂ pourquoi je continueâ.
Il s'arrĂȘte pour se reprendre avant de poursuivre.
âLorsque le moment fut venu d'enterrer ma mĂšre, j'ai dĂ» demander Ă deux autres petits garçons de m'aider Ă porter son corps jusqu'Ă un puits oĂč l'on jetait les cadavresâ, raconte-t-il. âNous le faisions pour que les chacals ne les dĂ©vorent pas. La puanteur Ă©tait terrible. Des essaims de mouches noires bourdonnaient au-dessus de l'ouverture. Nous l'avons poussĂ©e Ă l'intĂ©rieur, les pieds en premier, et les autres garçons, pour Ă©chapper Ă l'odeur, ont couru vers le bas de la colline. Je suis restĂ©. Il fallait que je regarde. J'ai vu sa tĂȘte, en tombant, heurter un cĂŽtĂ© du puits, puis l'autre, avant de disparaĂźtre. Sur le moment, je n'ai rien senti du toutâ.
Il s'arrĂȘte, visiblement bouleversĂ©.
âQuel genre de fils est-ce lĂ ?â
Il a fini par trouver une place dans un orphelinat de JĂ©rusalem.
âCe genre de choses vous affecte, pas seulement une fois, mais tout au long de votre vie, tout au long, jusqu'Ă aujourd'huiâ,
a-t-il déclaré à un interlocuteur de la Fondation USC pour la Shoah.
âJ'ai 98 ans. Et aujourd'hui, aujourd'hui encore, je ne peux rien oublier. J'oublie peut-ĂȘtre ce que j'ai vu hier, mais je ne peux pas oublier toutes ces choses. Et pourtant, nous devons supplier les nations de reconnaĂźtre le gĂ©nocide. J'ai perdu 11 membres de ma famille et je dois supplier les gens de me croire. C'est ce qui fait le plus mal. C'est un monde horrible, une expĂ©rience terribleâ.
Ses 14 livres ont Ă©tĂ© une lutte contre l'effacement, mais lorsque je me suis entretenu avec lui, il a admis que le travail de l'armĂ©e turque Ă©tait dĂ©sormais presque terminĂ©. Son dernier livre, âThe Smoldering Generationâ, traite de la perte inĂ©vitable de la culture.
Le prĂ©sent est une rĂ©alitĂ© oĂč les morts n'ont pas leur place.
âPersonne ne prend la place de ceux qui sont partisâ, a-t-il dĂ©clarĂ©, assis devant une baie vitrĂ©e donnant sur son jardin Ă Tenafly, dans le New Jersey. âNos enfants ne nous comprennent pas dans ce pays. On ne peut pas les en blĂąmerâ.
Le monde des ArmĂ©niens de l'est de la Turquie, mentionnĂ© pour la premiĂšre fois par les Grecs et les Perses en l'an 6 avant J.-C., a, comme Gaza, dont l'histoire s'Ă©tend sur 4 000 ans, pratiquement disparu. Les vestiges de la culture armĂ©nienne sont tombĂ©s dans l'oubli. Ce sont des moines armĂ©niens, qui ont sauvĂ© de l'oubli des Ćuvres d'auteurs grecs anciens tels que Philon et EusĂšbe.
Je suis tombé sur les ruines de villages arméniens lorsque je travaillais comme reporter dans le sud-est de la Turquie. Comme les villages palestiniens détruits par Israël, ces villages n'apparaissaient pas sur les cartes. Les génocidaires recherchent l'anéantissement total. Rien ne doit subsister. Surtout pas la mémoire.
Ce sera notre prochaine bataille. Nous ne devons pas oublier.
* Chris Hedges est un journaliste laurĂ©at du prix Pulitzer et correspondant Ă l'Ă©tranger pendant quinze ans pour le New York Times, oĂč il a Ă©tĂ© chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillĂ© Ă l'Ă©tranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor, et NPR. Il est l'animateur de l'Ă©mission The Chris Hedges Report.
Il a fait partie de l'équipe qui a remporté le prix Pulitzer 2002 du reportage explicatif pour la couverture du terrorisme mondial par le New York Times, et il a reçu le prix mondial 2002 d'Amnesty International pour le journalisme sur les droits de l'homme. Hedges, titulaire d'une maßtrise en théologie de la Harvard Divinity School, est l'auteur des best-sellers American Fascists : The Christian Right and the War on America, Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle et a été finaliste du National Book Critics Circle pour son livre War Is a Force That Gives Us Meaning. Il rédige une chronique en ligne pour le site ScheerPost. Il a enseigné à l'université Columbia, à l'université de New York, à l'université de Princeton et à l'université de Toronto.
https://scheerpost.com/2024/11/19/chris-hedges-organized-oblivion/
Oui... .l'oubli! C'est malheureux à dire mais il a deja commencé avec la Palestine puisque tout le monde fait semblant de regarder ailleurs voire de se focaliser sur le 'seul' holocauste pour faire taire les cris des suppliciés actuels. Tous les génocides de l'histoire humaine sont oubliés et quand les parlementaires français, il y a quelques années, ont inscrit la reconnaissance du genocide Arménien comme incontournable ce fut un tollé et cela pourtant aprÚs de nombreuses décennies et 2 guerres mondiales passées ! Faudra t-il attendre aussi longtemps pour l'holocauste Palestinien actuel (qui dure depuis 76 ans) ?