👁🗨 “Mariée à un autre”
Lorsqu'ils ont imaginé un État juif en Palestine, les sionistes européens ont constaté l'existence d'une société palestinienne bien établie sur la terre qu'ils souhaitaient revendiquer comme la leur.
👁🗨 “Mariée à un autre”
Par Sonja Karkar, le 10 octobre 2007
Le dernier livre de Ghada Karmi, Married to Another Man : Israel's Dilemma in Palestine [Mariée à un autre : Le dilemme d’Israël en Palestine], s'ouvre sur le problème auquel les sionistes européens ont été confrontés il y a plus d'un siècle lorsqu'ils ont lancé l'idée d'un État juif en Palestine. Ils ont alors constaté qu'il existait déjà une société palestinienne bien établie sur la terre qu'ils souhaitaient revendiquer comme la leur. D'où le message envoyé à Vienne par les deux rabbins qui ont fait cette découverte : “La mariée est belle, mais elle est déjà avec un autre homme”.
C'est l'essence même du “dilemme d'Israël” : comment faire disparaître les Palestiniens omniprésents pour qu'un État purement juif puisse exister sur la terre palestinienne ? Le programme sioniste de nettoyage ethnique qui se poursuit depuis la création d'Israël n'a pas résolu le problème. L'enfer de l'occupation non plus.
En substance, Mme Karmi affirme qu'Israël n'aurait jamais dû être créé en Palestine, mais elle ne suggère pas que les Israéliens d'aujourd'hui doivent être expulsés. Elle affirme au contraire qu'un État unique pour deux peuples offre beaucoup plus d'espoir de paix qu'un État fondé sur l'exclusivité juive à côté d'un État palestinien, tronqué et absolument non viable, sous le contrôle étroit d'Israël.
Le livre de Ghada Karmi est controversé, d'autant que l'Occident continue de parler d'une solution à deux États qui ignore totalement les réalités du terrain. Soulignant que tous les efforts de paix ont jusqu'à présent échoué et que la solution à deux États est désormais impossible, Mme Karmi affirme que la solution d’un État pourrait être la seule chance de résoudre le conflit. D'autres solutions évoquées récemment, telles qu'une fédération avec l'Égypte et la Jordanie, diviseront davantage les Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza et ne feront qu'aggraver le conflit.
Ghada Karmi guide habilement le lecteur à travers les circonvolutions politiques et les cruautés qui, à maintes reprises, n'ont pas réussi à apporter la paix aux deux peuples. Elle est l'un des rares écrivains à avoir réussi à suffisamment démêler l'écheveau des manœuvres hypocrites et sournoises pour que le lecteur saisisse l'injustice et la tragédie de la situation complexe des Palestiniens. Au lieu qu'Oslo soit le catalyseur du changement, le livre montre comment ces débuts pleins d'espoir mais imparfaits se sont rapidement détériorés au fur et à mesure qu'Israël continuait à rechigner à parvenir à un règlement équitable. Il suffit d'observer les expropriations de terres par Israël, et l'expansion illégale des colonies juives à l'intérieur du territoire palestinien tout au long des pourparlers de paix, et qui perdurent encore aujourd'hui.
La nature extraordinaire de la “machination sioniste et du sentiment juif” pour préserver l'État d'Israël est impressionnante, mais il n'en reste pas moins qu'Israël n'aurait pas pu survivre sans le soutien de l'Occident. La question se pose donc de savoir pourquoi Israël bénéficie d'un soutien aussi absolu, en particulier de la part des États-Unis. Le livre apporte certaines réponses, en montrant comment le lobby israélien a réussi à influencer les deux chambres du Congrès américain, et comment le sionisme chrétien a également été un facteur puissant dans la prise de décision aux États-Unis. On peut toutefois douteux que l'espoir idéologique de préserver Israël pour le retour du Messie soit plus influent que l'agenda impérialiste. Quoi qu'il en soit, selon Mme Karmi, le maintien de l'existence d'Israël sans justice pour les Palestiniens ne fera qu'accroître l'instabilité et la violence entre les deux camps, avec de graves conséquences pour la paix dans le monde.
Ce qui nous ramène au dilemme d'Israël : que faire des quelque 5 millions de Palestiniens ? S'il ne peut être question d'un État démocratique pour tous les citoyens musulmans, chrétiens et juifs, la solution d'Israël est l'expulsion et le génocide. En revanche, selon Mme Karmi, tous les efforts devraient être consacrés à réparer les dommages causés par le sionisme, non seulement depuis 1967, comme l'implique la solution des deux États, mais aussi depuis 1948, date de la création d'Israël. Le lecteur aura du mal à ignorer son argument à la lumière de la dure réalité des six dernières décennies - depuis la première prise de conscience que “la mariée est belle, mais elle est déjà avec un autre homme” jusqu'à la décision imprudente de prendre la “mariée” malgré tout, et les conséquences dévastatrices qui se sont ensuivies.
En fin de compte, le sionisme devra impérativement changer car il a toujours été indéfendable. La solution proposée par Mme Karmi fait montre d'une étonnante générosité, compte tenu du terrible coût humain engendré par le projet israélien. Sa vision est de réunir les Palestiniens et la communauté juive israélienne aujourd'hui établie dans un seul et même État, de sorte que la justice puisse être rendue aux deux parties. Le défi, dit-elle, est d'infléchir le paradigme de pensée actuel si profondément ancré dans le discours politique, mais pour lequel aucun avenir n'est envisageable. Le livre de Ghada Karmi permet au lecteur de dépasser les sombres prédictions et d'entrevoir une solution, sans doute l'unique moyen de faire prévaloir la paix et la justice dans ce pays en proie au chaos.
* Sonja Karkar est la fondatrice et la présidente de Women for Palestine à Melbourne, en Australie.
https://electronicintifada.net/content/book-review-married-another-man/3526