đâđš Marjorie Cohn : L'extradition de Julian Assange menace le Premier Amendement et la libertĂ© de la presse
Il va ĂȘtre trĂšs difficile pour Assange d'obtenir un procĂšs Ă©quitable s'il est extradĂ©. Les grands mĂ©dias vont diaboliser Assange, ce qui va probablement entraver la composition d'un jury impartial.
đâđš Marjorie Cohn, professeur en droit : l'extradition de Julian Assange menace le Premier Amendement et la libertĂ© de la presse
Par Pitasanna Shanmugathas | Vermont Law & Graduate School, US , le 21 août 2023
Marjorie Cohn est professeur Ă©mĂ©rite Ă la Thomas Jefferson School of Law de San Diego, en Californie. Elle est l'auteur de publications s'opposant Ă l'intervention militaire amĂ©ricaine de 2003 en Irak ainsi qu'aux interventions de l'OTAN menĂ©es par les Ătats-Unis en Afghanistan et dans l'ex-Yougoslavie. Le professeur Cohn est Ă©galement membre du conseil national d'Assange Defense, un groupe qui s'oppose Ă l'extradition de Julian Assange, le cofondateur de WikiLeaks. Dans un entretien avec le rĂ©dacteur en chef adjoint du JURIST, Pitasanna Shanmugathas, Mme Cohn explique pourquoi elle se prononce contre l'extradition d'Assange vers les Ătats-Unis, arguant que les poursuites engagĂ©es contre lui en vertu de l'Espionage Act [loi sur l'espionnage] constitueraient une violation du Premier Amendement.
JURIST : Pour les lecteurs de JURIST qui ne le savent peut-ĂȘtre pas, dites-nous qui est Julian Assange, et quelles sont les principales rĂ©vĂ©lations que son organisation, Wikileaks, est chargĂ©e de porter Ă l'attention du public ?
Cohn : Julian Assange est Ă©diteur et cofondateur de WikiLeaks. En 2010-2011, l'organisation a rĂ©vĂ©lĂ© des preuves de crimes de guerre commis par les Ătats-Unis en Irak, en Afghanistan et Ă GuantĂĄnamo Bay. Ces rĂ©vĂ©lations comprenaient les "Iraq War Logs" - 400 000 rapports de terrain comprenant 15 000 dĂ©cĂšs non signalĂ©s de civils irakiens, ainsi que des viols, des tortures et des meurtres systĂ©matiques aprĂšs que les forces amĂ©ricaines ont remis des dĂ©tenus Ă une cĂ©lĂšbre Ă©quipe de torture irakienne. Ils contenaient les "Journaux de guerre afghans" - 90 000 rapports faisant Ă©tat d'un plus grand nombre de victimes civiles par les forces de la coalition que ce que l'armĂ©e amĂ©ricaine avait rapportĂ©. Ils contiennent Ă©galement les "GuantĂĄnamo Files", 779 rapports secrets contenant des preuves que 150 innocents ont Ă©tĂ© dĂ©tenus Ă GuantĂĄnamo Bay pendant des annĂ©es et que 800 hommes et garçons ont Ă©tĂ© torturĂ©s et maltraitĂ©s, en violation des conventions de GenĂšve et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants. WikiLeaks a Ă©galement publiĂ© la fameuse vidĂ©o âCollateral Murderâ de 2007, montrant un hĂ©licoptĂšre d'attaque Apache de l'armĂ©e amĂ©ricaine prendre pour cible et tuer 11 civils non armĂ©s, dont deux journalistes de Reuters et un homme venu secourir les blessĂ©s. Deux enfants ont Ă©tĂ© blessĂ©s. La vidĂ©o contient des preuves de trois violations de la Convention de GenĂšve et du Field Manual de l'armĂ©e amĂ©ricaine.
JURIST : Pourquoi Julian Assange est-il incarcĂ©rĂ© Ă la prison de Belmarsh, au Royaume-Uni, et pensez-vous qu'il y a une chance que son Ă©quipe juridique rĂ©ussisse Ă lutter contre son extradition vers les Ătats-Unis ?
Cohn : L'administration Trump a inculpĂ© Julian Assange pour violation de la l'Espionage Act et de la loi sur la fraude et l'abus informatiques pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© des crimes de guerre amĂ©ricains. Il risque 175 ans de prison s'il est extradĂ© vers les Ătats-Unis, jugĂ© et condamnĂ©. Le Royaume-Uni a arrĂȘtĂ© M. Assange et le dĂ©tient Ă la prison de Belmarsh en attendant de dĂ©cider s'il doit ĂȘtre extradĂ© vers les Ătats-Unis pour y ĂȘtre jugĂ©. Un juge du tribunal de district britannique a refusĂ© l'extradition aprĂšs avoir constatĂ© que la santĂ© mentale de M. Assange Ă©tait si fragile qu'il se suiciderait probablement s'il Ă©tait extradĂ© vers les Ătats-Unis en raison des conditions d'incarcĂ©ration difficiles auxquelles il serait confrontĂ©. La High Court britannique a annulĂ© cette dĂ©cision, et les avocats d'Assange ont fait appel pour plusieurs raisons, notamment la violation du traitĂ© d'extradition entre le Royaume-Uni et les Ătats-Unis et de la Convention europĂ©enne des droits de l'homme. L'appel de M. Assange est en cours devant la High Court britannique. S'il perd, il pourra faire appel devant la Cour europĂ©enne des droits de l'homme.
JURIST : En 2017, Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, a qualifiĂ© Wikileaks de "service de renseignement hostile non Ă©tatique" et a rĂ©futĂ© toute protection Ă Julian Assange en vertu du Premier Amendement. En quoi Pompeo a-t-il tort ? En quoi les poursuites engagĂ©es par le ministĂšre de la Justice des Ătats-Unis contre Julian Assange constituent-elles une violation du Premier Amendement ?
Cohn : M. Pompeo a dĂ©clarĂ© : "Julian Assange ne bĂ©nĂ©ficie d'aucun privilĂšge au titre du Premier Amendement. Il n'est pas citoyen amĂ©ricain". Mais la Cour suprĂȘme considĂšre depuis longtemps que la Constitution s'applique aux non-amĂ©ricains, et pas seulement sur le territoire amĂ©ricain. Lorsque le ministĂšre de la Justice de Barack Obama a envisagĂ© de poursuivre WikiLeaks, il craignait que cela ne constitue une violation du Premier Amendement. L'administration Obama n'a pas voulu distinguer l'action de Wikileaks de celle du New York Times et du Guardian, qui ont Ă©galement publiĂ© des documents divulguĂ©s par Chelsea Manning.
JURIST : Ceux qui soutiennent le point de vue de Pompeo affirment qu'il faut faire une distinction entre publication et espionnage. Ils soutiennent que Julian Assange, en divulguant des informations classifiées, s'est livré à de l'espionnage plutÎt qu'à de la publication. Qu'en pensez-vous ?
Cohn : Le 28 novembre 2022, le New York Times, le Guardian, Le Monde, Der Spiegel et El PaĂs ont signĂ© une lettre ouverte commune demandant Ă l'administration Biden d'abandonner les poursuites engagĂ©es contre Julian Assange en vertu de l'Espionage Act. Ils ont Ă©crit : "Publier n'est pas un crime", et ont soulignĂ© qu'Assange est le premier Ă©diteur Ă ĂȘtre inculpĂ© en vertu de l'Espionage Act pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© des secrets gouvernementaux.
JURIST : Quelle est, selon vous, la probabilité que Julian Assange, s'il est extradé vers les Etats-Unis, soit reconnu coupable d'avoir violé l'Espionage Act ?
Cohn : Il va ĂȘtre trĂšs difficile pour Assange d'obtenir un procĂšs Ă©quitable s'il est extradĂ© vers les Ătats-Unis. L'administration Trump a dĂ©posĂ© l'acte d'accusation contre lui dans le district oriental de Virginie, un tribunal fĂ©dĂ©ral conservateur oĂč les affaires de "guerre contre le terrorisme" ont Ă©tĂ© jugĂ©es. Les grands mĂ©dias vont diaboliser Assange, ce qui va probablement entraver la composition d'un jury impartial.
JURIST : Il est intéressant de noter que, bien que l'administration Obama ait refusé de poursuivre Julian Assange pour sa publication de documents classifiés, elle a été critiquée pour avoir poursuivi plus d'individus en vertu de la loi sur l'espionnage que n'importe quelle autre administration précédente. Un rapport de 2013 note que, sous Obama, "six fonctionnaires, plus deux agents contractuels, dont Edward Snowden, ont fait l'objet de poursuites pénales depuis 2009 au titre de l'Espionage Act de 1917, accusés d'avoir divulgué des informations classifiées à la presse, contre un total de trois poursuites de ce type sous toutes les administrations américaines précédentes". Dans le cas d'Assange, nous constatons que l'Espionage Act est utilisé pour museler un journaliste. Quels sont, selon vous, les facteurs responsables de l'application croissante de l'Espionage Act ?
Cohn : La divulgation d'informations a pris des formes nouvelles et plus Ă©tendues avec l'avĂšnement d'internet et avec la "guerre contre le terrorisme". Comme l'ont Ă©crit Ralph Engelman et Carey Shenkman dans leur rĂ©cent ouvrage, A Century of Repression : The Espionage Act and Freedom of the Press [Un siĂšcle de rĂ©pression : LâEspionage Act et la libertĂ© de la presse], "l'Espionage Act est devenu une arme pour combattre les nouvelles formes de divulgation numĂ©rique et de journalisme". M. Trump, dont l'administration a dĂ©posĂ© l'acte d'accusation contre M. Assange, s'en est pris Ă la presse avec virulence, la qualifiant d'"ennemie du peuple".
JURIST : Compte tenu de l'effet dissuasif de l'Espionage Act sur la libertĂ© d'expression, la protection des lanceurs d'alerte et la responsabilitĂ© du gouvernement, prĂ©conisez-vous l'abrogation pure et simple de cette loi ? Si la loi est entiĂšrement abrogĂ©e, que rĂ©pondez-vous aux critiques qui affirment qu'elle risque de compromettre la sĂ©curitĂ© nationale des Ătats-Unis ?
Cohn : L'administration Obama a inculpĂ© plus de lanceurs d'alerte en vertu de l'Espionage Act que toutes les administrations prĂ©cĂ©dentes rĂ©unies. Mais aprĂšs avoir convoquĂ© un grand jury secret, elle a dĂ©cidĂ© de ne pas inculper M. Assange en raison de ce quâon a appelĂ© le "problĂšme du New York Times". Cela signifie qu'ils auraient Ă©galement dĂ» inculper les journalistes des principaux organes de presse impliquĂ©s dans les activitĂ©s de WikiLeaks. L'acte d'accusation allĂšgue que les rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks portent atteinte Ă la sĂ©curitĂ© nationale. Or, ces rĂ©vĂ©lations contiennent des preuves de crimes de guerre commis par les Ătats-Unis, que l'administration cherche Ă dissimuler au public. Les accusations portĂ©es contre Donald Trump pour violation de l'Espionage Act prĂ©tendent qu'il a retenu, dissimulĂ© et malmenĂ© des documents classifiĂ©s contenant des informations relatives Ă la dĂ©fense nationale, notamment "les capacitĂ©s de dĂ©fense et d'armement des Ătats-Unis et des pays Ă©trangers, les programmes nuclĂ©aires des Ătats-Unis, et les vulnĂ©rabilitĂ©s potentielles des Ătats-Unis et de leurs alliĂ©s face Ă une attaque militaire". C'est Ă cela que devrait servir l'Espionage Act, et non Ă punir les lanceurs d'alerte et les journalistes qui publient des informations sur les crimes de guerre commis par les Ătats-Unis.
JURIST : Ceux qui s'opposent aux poursuites engagées contre Assange avancent l'argument selon lequel les charges retenues contre lui criminaliseraient les pratiques quotidiennes des journalistes d'investigation. Si Assange est poursuivi, quel sera l'impact sur la liberté de la presse aux Etats-Unis, voire dans le monde ?
Cohn : L'acte d'accusation contre Assange repose presque entiĂšrement sur des activitĂ©s que les journalistes spĂ©cialisĂ©s dans la sĂ©curitĂ© nationale exercent quotidiennement, notamment les communications confidentielles avec les sources pour solliciter de leur part des informations, la prĂ©servation de leur identitĂ©, et la publication d'informations classifiĂ©es. Si Assange est poursuivi et condamnĂ©, cela refroidira les journalistes aux Ătats-Unis et Ă l'Ă©tranger dĂ©sireux de publier des preuves d'actes rĂ©prĂ©hensibles commis par le gouvernement.
JURIST : Alors que certains militants qui soutiennent Julian Assange pourraient ĂȘtre enclins Ă Ă©tablir des parallĂšles entre l'affaire Bartnicki v. Vopper de la Cour suprĂȘme des Ătats-Unis et la situation d'Assange, les experts juridiques ont des opinions divergentes sur la question. L'arrĂȘt Bartnicki, oĂč la Cour a affirmĂ© que le Premier Amendement protĂ©geait la diffusion de conversations audio illĂ©galement enregistrĂ©es par une station radio, s'appuyait en grande partie sur le fait que cette derniĂšre avait obtenu l'enregistrement en toute lĂ©galitĂ©. Toutefois, en raison des dispositions de l'Espionage Act, il est peu plausible qu'un tiers obtienne "lĂ©galement" des informations classifiĂ©es relatives Ă la sĂ©curitĂ© nationale s'il n'est pas autorisĂ© Ă les dĂ©tenir. Par consĂ©quent, certains experts juridiques Ă©mettent des rĂ©serves quant Ă la probabilitĂ© qu'Assange (ou mĂȘme le New York Times) puisse invoquer sans Ă©quivoque le Premier Amendement pour justifier la publication d'informations classifiĂ©es. Qu'en pensez-vous ?
Cohn : Le cas de Julian Assange est un cas typique de jurisprudence. Le Premier Amendement permet aux journalistes de publier des documents obtenus illĂ©galement par une tierce personne s'il s'agit d'une question d'intĂ©rĂȘt public. Les commentateurs que vous citez ont Ă©crit que le Premier Amendement devrait protĂ©ger le droit de publier des informations sur des programmes gouvernementaux illĂ©gaux, y compris sur les crimes de guerre, notamment la torture et le ciblage de civils. Aucun Ă©diteur n'a jamais Ă©tĂ© poursuivi en vertu de l'Espionage Act pour avoir divulguĂ© des secrets gouvernementaux. Le gouvernement amĂ©ricain n'a jamais poursuivi un Ă©diteur pour avoir publiĂ© des informations classifiĂ©es, considĂ©rĂ©es comme un Ă©lĂ©ment essentiel du journalisme.
JURIST : Mon juge de la Cour suprĂȘme prĂ©fĂ©rĂ© entre tous, et aussi le juge restĂ© le plus longtemps en fonction dans l'histoire des Ătats-Unis, est William O. Douglas. Fervent dĂ©fenseur du Premier Amendement, il a affirmĂ© dans son livre Points of Rebellion : "Nous devons ĂȘtre conscients que l'Establishment d'aujourd'hui est le nouveau George III. Nous ne savons pas s'il continuera Ă adhĂ©rer Ă ses tactiques. Si c'est le cas, la solution, conforme Ă la tradition, sera alors la rĂ©volution". Qu'il s'agisse de feu Dan Ellsberg, de Chelsea Manning, d'Edward Snowden ou de Julian Assange, je trouve toujours intĂ©ressant de constater que les auteurs d'atrocitĂ©s flagrantes comme Henry Kissinger, Bill Clinton, George W. Bush ou Barack Obama ne sont jamais poursuivis. Pourtant, ce sont ceux qui dĂ©noncent leurs atrocitĂ©s qui en subissent les consĂ©quences. Professeur Cohn, vous avez publiĂ© des ouvrages scientifiques qui critiquent vivement le bien-fondĂ© des actions des prĂ©sidents amĂ©ricains dans des domaines tels que la guerre des drones, l'Irak, l'Afghanistan et la Yougoslavie, et il serait donc intĂ©ressant de savoir ce que vous pensez de ma remarque sur la façon dont les auteurs s'en tirent, alors que les messagers en sont les victimes.
Cohn : Bien que les dirigeants amĂ©ricains que vous citez aient commis des crimes de guerre, ils n'ont jamais Ă©tĂ© traduits en justice. Lorsqu'on lui a demandĂ© si son administration poursuivrait les responsables de Bush pour leurs crimes de guerre, Obama a rĂ©pondu : "Nous devons aller de l'avant, plutĂŽt que nous tourner vers le passĂ©." L'administration Trump a effectivement exercĂ© un chantage sur la Cour pĂ©nale internationale pour qu'elle cesse d'enquĂȘter sur les dirigeants de la CIA et de l'armĂ©e amĂ©ricaine pour leurs crimes de guerre en Afghanistan.