🚩 Matt Taibbi: Le Washington Post flirte avec Orwell
Rares sont les lieux où des Snowden & Assange peuvent s'enfuir, quand le gouvernement décide de leur faire la peau. Si Tahiti était une option, les deux hommes y seraient, plutôt que chez Poutine.
🚩 Le Washington Post flirte avec Orwell
Dans son article sur Edward Snowden, le Bezos Post offre un aperçu de la manière dont l'histoire sera réécrite.
📰 Par Matt Taibbi, le 27 septembre 2022
Un article paru lundi dans le Washington Post, intitulé "Poutine accorde la citoyenneté à Edward Snowden, qui a révélé la surveillance américaine", commençait ainsi
Le président russe Vladimir Poutine a accordé lundi la citoyenneté à Edward Snowden, un ancien consultant en sécurité qui a divulgué des informations sur les programmes de surveillance américains top secrets, et toujours recherché par Washington pour espionnage.
L'article ajoute :
Les révélations d'Edward Snowden, publiées d'abord dans le Washington Post et le Guardian, constituent sans doute la plus grande faille de sécurité de l'histoire des États-Unis. Les informations ont révélé une surveillance top secrète de la NSA dans le cadre d'un programme connu sous le nom de PRISM et l'extraction d'un large éventail d'informations numériques.
Snowden est le révélateur de secrets le plus célèbre des États-Unis, et la façon dont on parle de lui a évolué à l'extrême en moins de dix ans, montrant avec quelle rapidité une histoire d'atteinte à la sécurité peut être transformée en un argument en faveur d'une vigilance accrue. La presse, qui travaillait autrefois avec Snowden dans son rôle de rempart contre les excès du gouvernement, est aujourd'hui un bras de l'État, comme le montre à nouveau cet épisode absurde.
Cet article débute comme une réécriture agressive de l'histoire et selon les vues propres du Post, mais il a subi de nombreuses modifications après avoir suscité des critiques en ligne hier.
La version originale de l'article d'hier décrivait Snowden simplement comme une personne recherchée pour "la plus grande violation de sécurité imaginable dans l'histoire des États-Unis", notant qu'il avait révélé une "surveillance top secrète par la NSA" dans le cadre du programme PRISM, un programme non identifié. Rédigé par Mary Ilyushina, l'article cite l'ancien directeur adjoint principal du renseignement national, Sue Gordon, qui a déclaré que la décision de Snowden d'accepter la citoyenneté russe "ôte toute illusion sur le fait que sa démarche [par ses révélations] visait à aider l'Amérique".
Gordon a ajouté : "Connaissant ce qu'on sait des agissements de la Russie, devenir un citoyen russe maintenant réduit les arguments patriotiques qu'il aurait pu avancer à l'époque." On a laissé l'argument selon lequel Snowden n'était "pas un traître" via une citation de Vladimir Poutine, tirée d'un documentaire réalisé par Oliver Stone.
Enfin, Ilyushina a également obtenu une déclaration de l'ancien directeur du renseignement national, James Clapper, qui a ajouté : "Il a exposé tant d'autres choses qui ont porté atteinte aux capacités du renseignement étranger, qui n'avaient rien à voir avec la soi-disant surveillance intérieure... Quel moment idéal pour devenir un citoyen russe." Ilyushina a utilisé ses propres mots pour noter que Clapper a "reconnu" que la révélation du programme d'enregistrements téléphoniques en vrac "était peut-être justifiée étant donné qu'elle se concentrait sur les Américains."
Aucune référence n'a été faite à Clapper, empêtré dans une controverse de parjure pour avoir nié ce fait, sous serment. À la question posée le 12 mars 2013 par le sénateur Ron Wyden : "La NSA collecte-t-elle un quelconque type de données sur des millions, voire des centaines de millions d'Américains ?" Clapper a répondu : "Non, monsieur. ... Pas sciemment." Un an plus tard, nous vivions encore dans un monde où Politifact pouvait qualifier de "faux" les propos d'un chef du renseignement. Ça semble être il y a une éternité, avec Snowden en exil permanent, et Clapper devenu analyste payé par la télévision.
Comme l'a souligné mon ami Glenn Greenwald à 13h51 hier, c'est un sacré retournement de situation pour le Post, qui, en 2014, se félicitait d'avoir partagé un prix Pulitzer (que Glenn a également reçu) pour avoir publié les révélations de Snowden:
Glenn Greenwald @ggreenwald - C'est d'autant plus étrange que le Wash Post, de tous les journaux, fait cela qu'il s'est félicité avec enthousiasme d'avoir partagé le prix Pulitzer 2014 du service public pour avoir publié des centaines de documents top secrets de Snowden. Puis ils font volte-face et dénigrent leur propre source. - Matt Taibbi @mtaibbi - Je suppose que nous réécrivons l'histoire de l'histoire de Snowden pour qu'elle ne soit qu'une simple fuite de renseignements et non la divulgation d'un programme de surveillance illégal massif. Merci, @washingtonpost ! https://t.co/i26goQJAAF - 26 septembre 2022
En 2014, le Post notait que " les auteurs des fuites comme les organisations de presse qui ont publié les histoires ont été accusés par les critiques, y compris des membres du Congrès, de permettre l'espionnage et de nuire à la sécurité nationale." Mais ils avaient tout faux, a déclaré le rédacteur en chef Marty Baron:
La divulgation de l'expansion massive du réseau de surveillance de la NSA relevait absolument du service rendu au public... En élaborant un système de surveillance d'une ampleur et d'une intrusion stupéfiantes, notre gouvernement a également fortement compromis la vie privée des citoyens. Tout cela a été fait secrètement, sans débat public, et avec des failles évidentes dans la surveillance.
Baron a ajouté que sans Snowden, "nous n'aurions jamais su à quel point ce pays s'était éloigné des droits de l'individu au profit du pouvoir de l'État." Ils ont également cité le journaliste Barton Gellman, qui a déclaré, de manière incorrecte semble-t-il aujourd'hui, que "le public a son mot à dire sur ces choses." Enfin, le Post en 2014 a crédité le travail de plusieurs reporters réguliers qui ont participé à l'enquête, notamment Greg Miller, Carol Leonnig, Julie Tate, le consultant externe Ashkan Soltani et Ellen Nakashima.
Le Washington Post en 2014, et le Post aujourd'hui.
Il était donc intéressant de voir que l'article d'hier sur Snowden, à l'origine signé uniquement par Ilyushina, est soudainement apparu en co-signature, avec la susmentionnée Nakashima. Les changements intervenus depuis sont intéressants, car ils reflètent un étrange va-et-vient (et retour) dans la salle de rédaction du Post. À l'origine, le Post décrivait Snowden comme un authentique fugitif-traître, et s'appuyait uniquement sur des citations de personnalités du renseignement pour illustrer son propos. Le passage concernant PRISM a été réécrit afin d'inclure le détail clé, initialement omis, selon lequel le programme divulgué a été jugé illégal par un tribunal fédéral:
Avant: Les révélations de Snowden, publiées d'abord dans le Washington Post et le Guardian, constituent sans doute la plus grande faille de sécurité de l'histoire des États-Unis. Les informations ont révélé une surveillance ultrasecrète des autorités nationales dans le cadre d'un programme connu sous le nom de PRISM et l'extraction d'un large éventail d'informations numériques.
Après: Les révélations de Snowden, publiées d'abord dans le Washington Post et le Guardian, comptent parmi les violations de la sécurité les plus importantes de l'histoire des États-Unis. Il a révélé l'existence de la collecte par la National Security Agency de millions d'enregistrements téléphoniques d'Américains, un programme jugé par la suite illégal par une cour d'appel fédérale et qui a été fermé depuis. fermé depuis. [supprimé depuis.]
Cette nouvelle version de l'article, publiée à 18 h 10, contenait également un témoignage en faveur de Snowden émanant d'une personne autre que Vladimir Poutine:
"Pensez ce que vous voulez de Snowden et de la Russie", a écrit Jameel Jaffer, directeur exécutif du Knight First Amendment Institute de l'université Columbia, dans un tweet lundi. "Il a rendu un immense service public en exposant des programmes de surveillance de masse que de multiples tribunaux ont ensuite jugés inconstitutionnels."
La mise à jour a également mis la "reconnaissance" de Clapper avec ses propres mots:
James R. Clapper, ancien directeur du renseignement national, a reconnu lundi que la collecte massive d'enregistrements téléphoniques était un domaine où "nous aurions probablement dû être plus transparents", étant donné que le programme visait les Américains.
Légende: Une citation supprimée
Avant : James R. Clapper, ancien directeur du renseignement national, a reconnu lundi que la collecte massive d'enregistrements téléphoniques révélée par Snowden était un programme dont la divulgation était peut-être justifiée, étant donné qu'il visait les Américains.
Après : James R. Clapper, ancien directeur du renseignement national, a reconnu lundi que la collecte massive d'enregistrements téléphoniques était un domaine dans lequel "nous aurions probablement dû être plus transparents" étant donné que le programme était axé sur les Américains.
L'histoire a ensuite été modifiée à nouveau, dans l'autre sens. La citation de Jaffer selon laquelle Snowden a rendu un "immense service public" a disparu. Il faut s'attendre à d'autres changements, tant à court terme pour cet article qu'à long terme pour le sujet en général, car les anciens partenaires de Snowden au Post sont progressivement remplacés au sein de l'organisation.
"Pensez ce que vous voulez de Snowden et de la Russie", a écrit Jamel Jaffer, directeur exécutif du Knight First Amendment Institute de l'université Columbia, dans un tweet lundi. "Il a rendu un immense service public en exposant des programmes de surveillance de masse que de multiples tribunaux ont ensuite jugé inconstitutionnels".
Le traitement de l'histoire de Snowden par la presse a toujours été, dans le meilleur des cas, assez bizarre. Même à l'époque où l'ancien contractant de la NSA était suffisamment adulé pour qu'un documentaire sur son histoire, réalisé par Laura Poitras, puisse remporter un Oscar (et être acclamé par le beau monde d'Hollywood), le public s'est concentré sur la personne de Snowden et a relativement peu parlé de la partie de l'histoire qui importait vraiment, à savoir le programme illégal PRISM.
À l'époque, il était déjà choquant que le gouvernement collecte sans raison les données personnelles d'Américains. La manière dont il s'y est pris était encore pire: extraction directe, sans permission ni préavis, auprès d'entreprises telles que Facebook, Google, Microsoft, Yahoo, PalTalk, AOL, Skype, YouTube et Apple.
Hier, le Post a qualifié les révélations sur cette trahison des usagers de primordiales car elles ont "porté atteinte aux relations entre la communauté du renseignement et l'industrie technologique américaine":
[Snowden] a également révélé les détails de la collaboration de l'industrie avec la collecte de renseignements de la NSA dans un programme distinct. Ces divulgations ont grandement nui aux relations de la communauté du renseignement avec l'industrie technologique américaine.
Même en 2013-2014, même dans des publications comme The New Republic, nous étions constamment encouragés à mettre de côté la signification des fuites et des révélations pour nous concentrer sur les motivations de ceux qui nous les transmettaient. On nous disait que Snowden était fétichiste des armes à feu et avait des opinions abominables sur la sécurité sociale, que Glenn défendait des personnalités de mauvais goût en tant qu'avocat, que Julian Assange avait un jour déclaré que le seul espoir pour la politique américaine était la "partie libérale" du parti républicain, etc. Des histoires similaires concernant John Kiriakou, Thomas Drake, Jeffrey Sterling et d'autres se produisent encore régulièrement.
L'histoire de Snowden n'est pas l'histoire d'un "qui". C'est une histoire de "quoi", le quoi étant une décision illégale - ou du moins extralégale - prise par des agences de renseignement d'espionner des citoyens américains, avec l'aide de pratiquement toutes les entreprises technologiques privées et, maintenant, de presque tous les médias d'information nationaux. Il s'est écoulé suffisamment de temps depuis la révélation de l'histoire de Snowden pour que des journaux comme le Post puissent commencer à reconnecter les cerveaux d'une nouvelle génération qui ne se souvient pas ou ne sait rien du programme de surveillance secret, que le gouvernement prétend avoir "clôturé". (De telles affirmations devraient être prises avec des pincettes, de la même manière que le Post écrit que Snowden "se considère comme un lanceur d'alerte").
Que Snowden se soit retrouvé en Russie montre bien qu'il n'y a pas beaucoup d'endroits où des gens comme Snowden ou Assange peuvent s'enfuir, une fois que le gouvernement a décidé de leur faire la peau. Si Tahiti était une option, on y trouverait sûrement les deux hommes, plutôt que chez Poutine, dans un placard d'ambassade, etc.
Le but de ce jeu de propagande est de supprimer tout espace pour les révélateurs de secrets, même l'espace intellectuel, ce qui signifie que même les anciens partenaires de presse doivent finir par se retourner contre eux. Félicitations au Washington Post pour y être parvenu si rapidement.