👁🗨 Matt Taibbi: On continue à brûler les sorcières
L'indépendance, jadis si chère aux Américains, est devenue une église de la conformité, dont la pratique première est la chasse aux hérétiques. Elon Musk devrait dire au culte d'aller se faire voir !
👁🗨 On continue à brûler les sorcières
📰 Par Matt Taibbi, le 15 novembre 2022
Leur snobisme paroissial est en partie responsable de leur échec à convertir les Indiens... Très peu d'Indiens ont été convertis, et les gens de Salem croyaient que la forêt vierge était la dernière réserve du Diable, son port d'attache et la citadelle de son dernier combat. Pour autant qu'ils le sachent, la forêt américaine était le dernier endroit sur terre qui ne rendait pas hommage à Dieu.
- Arthur Miller, Les Sorcières de Salem
Nous brûlons les sorcières en Amérique. Quand les païens ne se convertissent pas, quand la récolte est mauvaise, on brûle encore le libre penseur du village.
La semaine dernière, la Federal Trade Commission a déclaré au journal The Hill qu'elle "suivait les récents développements chez Twitter avec une profonde inquiétude", ajoutant qu'"aucun PDG... n'est au-dessus des lois", faisant clairement référence au nouveau propriétaire méprisé de la société, le milliardaire Elon Musk.
Musk est la nouvelle bête noire du consensus américain. Il est la chose négative du moment, un rôle principalement joué par Donald Trump depuis l'été 2015, avec des remplacements occasionnels (sans ordre particulier, Vladimir Poutine, Tucker Carlson, Novak Djokovic, J.K. Rowling, Jeremy Corbyn, Joe Rogan, Dave Chappelle, quel que soit le nom qu'on donne à Kanye West ces jours-ci, et d'autres ont occupé ce créneau). Le cahier des charges de la couverture de ces sujets de premier plan est très strict. On y trouve toujours les mêmes ingrédients.
Des enquêtes criminelles sont lancées. Les organisations de défense des droits publient des dénonciations (une combinaison de l'Anti-Defamation League et de Chase Strangio de l'ACLU apparaît dans presque chaque cas). Les organes de presse exigent que la personne soit réduite au silence. Les syndicats, les guildes et les associations menacent de faire grève.. Même si le méchant penche à gauche, il commence à être qualifié de "droite", un terme qui n'a guère de sens politique à gauche, c'est juste un code pour hérésie maintenant.
C'est différent de la mise au ban. Dans un premier temps, les actions commencent par un acte délictueux, ou du moins par une accusation. L'autre type de scénario commence par une offense plus large appelée "penser par soi-même", qui incite les auteurs de la délation à travailler a posteriori à la recherche d'un acte répréhensible. Musk en est l'exemple paradigmatique. Il a réussi à être dénoncé 24 heures sur 24 malgré une confusion totale quant à son délit principal.
La semaine dernière, Joe Biden a déclaré que cela valait la peine de vérifier si Musk était une "menace pour la sécurité nationale" en raison de ses "coopérations" et de ses "relations" avec d'autres pays. Pour celles et ceux qui croient que M. Biden a simplement cafouillé sur une question surprise, le sujet avait déjà été divulgué depuis longtemps à Bloomberg, qui a rapporté fin octobre que des responsables anonymes de la "communauté du renseignement" étaient en train de "déterminer quels outils, le cas échéant," pourraient être utilisés pour arrêter M. Musk. Les auteurs de la fuite ne semblaient pas seulement douter de la capacité de la bureaucratie à utiliser des armes contre Musk, mais aussi de l'excuse qu'ils pourraient avancer. Le tâtonnement était si maladroit qu'ils ont prétendu s'inquiéter de la présence d'"investisseurs étrangers", bien que le précédent président de Twitter ait pris l'argent de ces mêmes étrangers.
Après l'intervention de Biden, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan - qui est en train de devenir la Madame DeFarge [personnage de “Le conte de deux cités” de Charles Dickens, un tricoteuse qui n’est révolutionnaire que pour assouvir une soif inextinguible de revanche] de l'administration Biden - a pratiquement levé les yeux au ciel lorsqu'on lui a demandé s'il pouvait "dire en quoi" Musk pourrait faire l'objet d'une enquête. "Vous avez entendu le président", a-t-il lancé, sans interrompre son tricotage mental. L'indifférence du public face à la folie de cette affaire est étonnante. Nous avons un système de grand jury secret depuis des siècles, précisément pour éviter une telle situation, c'est-à-dire l'injustice qui consiste à ce qu'une personne non accusée d'un crime doive vivre sous la suspicion du public. Bien sûr, l'indifférence des progressistes d'antan à l'égard des préoccupations importantes en matière de libertés civiles est devenue monnaie courante à l'ère de Trump.
Musk est accusé de quelque chose de grave, mais quoi ? Le New York Times a rédigé un acte d'accusation de base le 26 octobre, "How Elon Musk Became a Geopolitical Chaos Agent", mais l'article se lisait comme le délire d'un parent sur l'influence de l'ami de son enfant parce qu'il a un anneau dans le nez. Le journal déplore "la capacité de Musk à influencer et à semer la pagaille", signalant qu'il s'est souvent "impliqué dans certaines situations, bien qu'on lui ait conseillé de ne pas le faire" (encore une fois, s'agit-il d'un bulletin scolaire de maternelle ?). Ils l'ont critiqué pour avoir "semblé s'aligner sur le Kremlin" par le biais d'un plan de paix en Ukraine, mais ont été plus discrets sur la proposition similaire du président des chefs d'état-major Mark Milley. Les gens se sont plaints de tout, depuis le fait que Musk a confondu un sketch de Chris Farley avec un autre film jusqu'au licenciement d'un grand nombre de personnes (y compris Vijaya Gadde, ancien membre du comité consultatif de la sécurité intérieure), en passant par le projet de profanation de la marque bleue sacrée qui inspire l'horreur morale. De The Hill:
Il a licencié environ la moitié des effectifs et a lancé un nouveau programme Twitter Blue qui comprend une case à cocher de vérification moyennant 8 dollars par mois, ce qui a suscité de nombreuses inquiétudes quant à l'usurpation d'identité de comptes officiels.
Musk a voté pour Barack Obama en 2012, Hillary Clinton en 2016 et Joe Biden en 2020, mais il n'est pas dénoncé comme un dangereux réactionnaire de droite et un traître en raison de sa politique. Le vrai problème est qu'il s'agit d'un riche industriel qui a de légers désaccords avec la théologie du discours de la Chose courante, et suffisamment d'argent pour refuser de reculer lorsqu'il est menacé. Et cela ne peut pas être toléré. Une plus grande inquiétude, comme Walter Kirn et moi-même en avons discuté, est que Musk pourrait probablement faire exploser le blob de Washington en diffusant simplement toute la correspondance pas très propre des gouvernements, le nôtre inclus, qui ont envoyé des dictats de censure et de surveillance à Twitter au fil des ans.
S'il détient effectivement cette grenade, il devrait la dégoupiller maintenant. Il entrerait dans l'histoire comme un héros américain, se souvenant de l'homme qui a utilisé ses milliards pour pouvoir démasquer un establishment politique corrompu.
Si le gouvernement américain a sérieusement l'intention de déterrer le cadavre de McCarthy pour s'en prendre à Musk pour des raisons de sécurité nationale parce qu'il vient de voter républicain et qu'il a un jour rendu peiné Jake Sullivan lors d'une conférence de l'Aspen Institute (cela faisait partie de l'histoire du Times), Musk devrait se réjouir de cette confrontation. Quelle que soit la quantité de fausse indignation à l'égard des chèques bleus, le citoyen ordinaire verra ceci pour ce que c'est, à sa avoir un effort illégitime pour confisquer une entreprise privée à une personne extrêmement puissante pour le seul crime d'être en désaccord avec une personne encore plus puissante au gouvernement. Le raisonnement est simple : si le DHS ou le NSC peuvent infliger cela à l'homme le plus riche du monde, ils peuvent le faire à n'importe qui, faisant de cette histoire un test grandeur nature pour évaluer les capacités du nouveau régime de censure.
Il y a longtemps que Twitter est devenu un écran sans fin de vertu performative où n'importe qui, de Gilbert Gottfried (pour avoir plaisanté sur le tsunami japonais) à l'universitaire David Shor (pour avoir retweeté une étude suggérant que la résistance non violente est efficace, pendant les manifestations de George Floyd) en passant par Chad Shanks, pouvait être viré pour avoir écrit le mauvais message. Mais qui est ce Chad Shanks ? Le gestionnaire jusqu'alors inconnu du compte Twitter des Houston Rockets, qui en 2015 a célébré la victoire imminente de son équipe en playoffs contre les Dallas Mavericks en postant des émojis de chevaux et de pistolets sur le message "Chuuuut. Fermez juste les yeux. Tout sera terminé très bientôt".
De mauvais goût ? Absolument. Digne d'être viré ? C'est une blague ? Voilà un pays dont le divertissement sportif le plus populaire consiste à regarder des utilisateurs de stéroïdes s'infliger des traumatismes cérébraux incurables devant des pom-pom girls à moitié nues. Son deuxième sport le plus populaire est celui de la glande de haut vol, dont la représentation de justice sociale est une interdiction collective silencieuse de critiquer sur Twitter les partenaires de la télévision chinoise, afin de protéger le principe des contrats de 180 millions de dollars de Tobias Harris. La plupart des indignations sur Twitter ne sont que ce genre d'escroquerie hypocrite, dans laquelle des gangs de dénigreurs de la haute société accumulent les petites offenses envers telle ou telle personne pour masquer l'obscénité morale de la société.
En d'autres termes, Twitter est la version des réseaux sociaux des aristocrates russes du XIXe siècle qui, le jour, défloraient les servantes et, la nuit, reprochaient à Anna et Vronsky d'avoir essayé d'assister à un opéra alors qu'ils vivaient dans le péché.
Musk est peut-être originaire d'Afrique du Sud, mais sa réaction collait parfaitement à l'esprit national. La plupart des Américains sont nés avec une profonde aversion pour les snobs et les fainéants, en rêvant d'avoir assez d'argent pour lâcher une bombe en or massif sur la coque du yacht du patron. Peut-être que Musk a acheté Twitter pour des raisons égoïstes, peut-être qu'il l'a fait parce qu'un bot l'a ennuyé une fois, ou peut-être que l'histoire est vraie qu'il l'a fait par impulsion après que la plateforme dans un autre étalage étonnant d'absence d'humour ait suspendu le Babylon Bee [ site Web de satire d'actualités chrétiennes conservatrices qui publie des articles satiriques sur des sujets tels que la religion, la politique, l'actualité et les personnalités publiques]. Quoi qu'il en soit, faire le contraire de ce qu'on vous dit est l'histoire fondatrice de ce pays. Cet instinct est dans notre ADN, et il faut qu'il le reste.
Le traitement réservé au Hitler du mois est déployé principalement pour protéger les barrières du discours non supervisé. Le fantasme de la classe supérieure est qu'en l'absence d'un contrôle strict, toutes les plateformes deviendront, comme le dit l'ADL, "des foyers de radicalisme et de haine". C'est ce qui a poussé Taylor Lorenz, ex-écrivain du New York Times, à squatter une salle du Clubhouse avec l'entrepreneur Marc Andreesson l'année dernière, afin de pouvoir le surprendre en train de prononcer le mot "attardé" ("roulant ouvertement le "r"). Aujourd'hui, ce sont les " r ", demain le huitième Reich : voilà comment pense l'élite américaine.
C'est aussi exactement ce contre quoi Arthur Miller mettait en garde dans Les Sorcières de Salem, lorsqu'il évoquait la terreur des puritains face à ce qui se cachait derrière les arbres. Le refus des indigènes de se convertir ne pouvait que signifier que la "forêt vierge" était le "dernier refuge du diable", une malfaisance sans fin. Tous les moments les plus sombres de notre histoire ont été marqués par des paniques semblables à celle de Salem, au cours desquelles des moralistes brandissant des torches ont éradiqué les hérétiques, depuis les Alien and Sedition Acts jusqu'aux chasses aux immigrants après l'attentat de Haymarket en 1886 (le Chicago Times appelant à fouetter "ces loups slaves pour les renvoyer dans les tanières européennes d'où ils sont sortis"), en passant par les raids de Palmer, l'internement des Japonais, la peur rouge, etc.
Dans Les Sorcières de Salem, John proctor, le protagoniste fermier qui voit clair dans la farce des procès, affronte le révérend Parris, le fauteur de troubles qui dirige la purge, et John Putnam, un autre accusateur. Parris invoque la peur de l'enfer pour la cinquantième fois et Proctor perd les pédales en disant : "Pouvons-nous parler une minute sans atterrir à nouveau en enfer ?". Cela fait sortir Parris de ses gonds, rappelant à Proctor qu'ils ne sont pas quakers, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas des païens décadents autorisant un culte non hiérarchique :
Parris, en furie : Quoi, serions-nous des Quakers ? Nous ne sommes pas encore quakers ici, M. Proctor. Et vous pouvez dire cela à vos disciples !
Proctor : Mes disciples !
Parris... Il est sorti de ses gonds : Il y a une faction dans cette église. Je ne suis pas aveugle ; il y a une faction et un parti.
Proctor : Contre vous ?
Putnam : Contre lui et toute autorité !
Proctor : Alors, il me faut la trouver et la rejoindre.
C'est le même schéma que pour les six ou sept dernières années de politique américaine. Quand on invente des fantasmes détraqués sur des factions traîtresses, on finit par les créer. Quelqu'un pense-t-il sérieusement que Tulsi Gabbard était un "atout russe" ? Non, mais elle n'est certainement plus une fidèle démocrate. On ne peut pas expulser les gens à tout bout de champ. Vous finissez par avoir une ville voisine remplie d'exilés en furie.
Regardez la propre explication de Miller ci-dessous. Lorsqu'il y a eu un "délabrement interne" au sein de la communauté de Salem, même si cela a résulté d'un grand nombre de raisons différentes, "ils ont commencé à s'emparer de l'idée que tout cela était attisé par des forces secrètes". Les problèmes ne pouvaient être imputables au village, car ses dirigeants étaient manifestement irréprochables et "dévoués à Dieu et à la justice." C'est ainsi que commence la chasse à la menace extérieure, qui ne peut aboutir que dans une seule direction. Cela vous rappelle quelque chose ?
L'Amérique, dans des périodes plus calmes, vénérait les libres-penseurs. Thoreau et Frost n'avaient pas peur des bois et y trouvaient leur autonomie. Emerson a écrit sur le danger de ne pas remettre en question les idées des autres. "Il y a un moment dans l'éducation de chaque homme où il arrive à la conviction que l'envie est l'ignorance, que l'imitation est un suicide", disait-il, ajoutant : "Aie confiance en toi-même : chaque cœur vibre à cette corde sensible". La fidélité à cette "corde sensible" est ce qui, historiquement, a fait des Américains un peuple fort, doté d'un incroyable instinct de créativité et d'invention, mais dans la panique de l'ère Trump, on nous dit de détruire notre sens du moi, car la "libre pensée" n'est rien d'autre qu'un synonyme de bigoterie. Le prochain Twain ou Prince ne se cache pas dans nos personnalités individuelles, juste des masses de neurones mourant d'envie de prononcer "attardé" à voix haute.
Comme l'a dit Jeet Heer il y a quelques années dans le New Republic, autrefois très fréquentable, les personnes qui prétendent être des libres penseurs ne sont pour la plupart "que des trolls de droite ignorants". Il a cité Kanye West, dont l'épouse de l'époque, Kim Kardashian, a fait le coup du "Oh je suis désolé, je pensais que c'était l'Amérique" en réponse à une bêtise qu'il avait dite et a tweeté : "C'est un libre penseur, est-ce interdit ?" Heer, qui me traiterait sûrement de réactionnaire de droite pour avoir dit que la conformité est mauvaise ou que la liberté d'expression est bonne, soutenait sans détour que parce que quelqu'un comme Kanye West prétend être un libre penseur, les gens qui prétendent être des libres penseurs sont fondamentalement tous des Kanye West. C'est une version non ironique du syllogisme burlesque de Woody Allen : "Socrate est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc, tous les hommes sont Socrate."
Cette nouvelle race d'intellectuels imagine la créativité, ou le génie, sans la liberté de faire des erreurs. C'est cette pensée que l'écrivain Isaac Babel a courageusement tournée en dérision lorsqu'il a pris la parole lors d'un congrès d'écrivains soviétiques en 1934, déclarant que Staline n'avait retiré qu'un seul droit, "le droit de mal écrire". (Avec le temps de la réflexion, Staline a fini par faire fusiller Babel pour son insolence). Comme le dit un comique de stand-up, "si vous ne pouvez pas déconner, franchir les limites, vous ne pouvez pas être drôle".
Les censeurs le savent, mais ils considèrent que l'art, la musique, la littérature et la comédie sont des victimes acceptables dans la guerre contre les "fascistes", par lesquels ils entendent de plus en plus souvent toute personne en désaccord. C'est pourquoi ils sont soudainement prêts à adopter des idées impensables pour The New Republic il y a dix ans encore, comme la mise en place de normes d'expression dirigées par le gouvernement sur Twitter. "Les cartels de la censure ont besoin d'un monopole", explique Sarah Rogers, avocate spécialiste du premier amendement. "Comme d'autres monopolistes, ils vont s'emparer de l'État et collaborer avec lui, s'ils le peuvent, pour maintenir leur emprise."
Si vous pensez qu'un tweet offensant ponctuel est plus effrayant que la capacité du gouvernement à faire saisir n'importe quelle entreprise pour des raisons arbitraires de sécurité nationale, c'est que vous êtes en ligne depuis trop longtemps. Donald Trump complique, voire rend impossible, la dénonciation des politiciens et des journalistes qui enfreignent les règles pour s'opposer à lui. Mais Elon Musk, menace pour la sécurité nationale ? C'est vraiment une chasse aux sorcières. C'est aussi absurde que de traiter quelqu'un comme Russell Brand de fervent défenseur de la droite parce qu'il n'est pas suffisamment exaspéré par l'existence de personnes qui pensent différemment. La version Musk du concept de radicalité consiste à autoriser "tous les discours légaux". Si cela s'avère suffisant pour déclencher un examen de sécurité nationale réussi, quelles sont les chances de quelqu'un qui ne possède pas 200 milliards de dollars ?
https://open.substack.com/pub/taibbi/p/the-burning-of-witches-will-continue