đâđš Mes rencontres avec Nasrallah
En 2005, Bush a truqué le scrutin irakien pour s'assurer que les sunnites obtiennent la majorité. Les bulletins de vote, pas vraiment vierges, étaient imprimés aux USA & expédiés par avion en Irak.

đâđš Mes rencontres avec Nasrallah
Le chef du Hezbollah assassiné avait une vision pour son pays
Par Seymour Hersh, le 1er octobre 2024
Je dois reconnaĂźtre que j'aimais bien Hassan Nasrallah. J'ai eu avec lui quelques longues conversations qui ont commencĂ© Ă l'hiver 2003. C'Ă©tait quelques mois aprĂšs l'invasion amĂ©ricaine de l'Irak, une intervention dĂ©cidĂ©e par George W. Bush et Dick Cheney deux ans plus tĂŽt, dans la foulĂ©e du 11 septembre, mĂȘme si l'Irak Ă©tait dirigĂ© par le laĂŻc Saddam Hussein, qui n'avait aucun lien avec Al-QaĂŻda.
Je travaillais pour le New Yorker et je m'intéressais à la guerre contre le terrorisme. Cela m'a mené à Berlin ce printemps-là pour un petit-déjeuner au sujet du 11 septembre avec August Hanning, le chef des services du renseignement allemands. Il n'a pas été nécessaire de discuter des rÚgles de base : Hanning et moi savions que nous ne parlerions que de sujets de fond.
à un moment donné, j'ai questionné Hanning sur une relation étrange dont j'avais appris l'existence entre l'ancien Premier ministre Ehud Barak, qui, au cours de sa brillante carriÚre militaire, a été commandant de la Sayeret Matkal, l'unité de commando la plus secrÚte d'Israël, et le cheikh Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, la milice chiite basée dans le sud du Liban. Il s'agissait d'un échange de prisonniers entre Israël et le Hezbollah, qui a eu lieu aprÚs de nombreux échanges entre Nasrallah et Barak, qui refusait de restituer l'un des prisonniers. Les pourparlers de Nasrallah avec Israël par l'intermédiaire de Hanning se sont poursuivis avec Ariel Sharon, qui a remplacé Barak au poste de Premier ministre en 2001. C'était une nouvelle stupéfiante. Sharon avait dirigé l'attaque israélienne contre le Liban en 1982 et joué un rÎle clé dans le tristement célÚbre massacre de deux camps de réfugiés palestiniens dans ce pays. Nasrallah et lui formaient un duo des plus étranges.
Je n'ai pas pris de notes pendant ce petit-dĂ©jeuner, mais c'est Nasrallah qui m'a le plus intĂ©ressĂ©. J'avais des amis Ă Beyrouth qui connaissaient les dirigeants du Hezbollah, et j'ai pu organiser une rencontre. Je ne me souviens pas de l'endroit oĂč la premiĂšre rencontre a eu lieu, mais elle Ă©tait dĂ©pourvue de conditions de sĂ©curitĂ© optimales, comme je l'ai Ă©crit plus tard dans le New Yorker, aprĂšs qu'IsraĂ«l et le Hezbollah se sont livrĂ©s une guerre acharnĂ©e en 2006, dont personne n'est sorti vainqueur . Cette premiĂšre rencontre n'a donnĂ© lieu qu'Ă un simple contrĂŽle de sĂ©curitĂ© : ma veste a Ă©tĂ© fouillĂ©e, et mon magnĂ©tophone dĂ©modĂ© a Ă©tĂ© briĂšvement ouvert et examinĂ©.
Nasrallah était un homme replet et avenant, dans son habit religieux. Je lui ai demandé, par l'intermédiaire d'un interprÚte, s'il se considérait comme un terroriste ou comme un combattant de la liberté dans ses incessantes escarmouches frontaliÚres avec Israël. Il m'a répondu que son armée avait attaqué des soldats israéliens le long de la frontiÚre et qu'elle le ferait encore, en cas de guerre. Il m'a surpris en ajoutant que si les Israéliens et les Palestiniens vivant sous l'occupation israélienne parvenaient à obtenir des droits à part entiÚre et à conclure un accord de paix digne de ce nom, il honorerait bien entendu cet accord. Des petits gùteaux et du thé ont été servis, et il a insisté pour que nous en prenions, poussant le plateau vers moi. La discussion s'est résumée à un exposé, de son point de vue, sur la guerre américaine en Irak. Nasrallah avait prédit que la victoire rapide des Américains serait suivie d'années de guerre ùpre, l'armée irakienne démantelée s'alliant à l'opposition tribale et politique. Il avait plutÎt raison.
J'ai rencontrĂ© Nasrallah une deuxiĂšme fois quelques semaines avant les Ă©lections parlementaires du 30 janvier 2005 en Irak. Il s'agissait des premiĂšres Ă©lections gĂ©nĂ©rales depuis le renversement de Saddam par les Ătats-Unis et, comme je l'ai rapportĂ© plus tard, l'administration Bush faisait tout ce qu'elle pouvait pour truquer le scrutin afin de s'assurer que les candidats sunnites favorisĂ©s par la Maison Blanche obtiennent la majoritĂ© des voix. Un ami de la communautĂ© du renseignement amĂ©ricain m'avait dit que des bulletins de vote, soi-disant mais pas vraiment vierges, Ă©taient imprimĂ©s aux Ătats-Unis et expĂ©diĂ©s par avion en Irak.
Nasrallah s'amusait de la bĂȘtise de Washington qui envoyait en Irak des diplomates et autres fonctionnaires qui connaissaient mal le pays et ne parlaient pas l'arabe. Il m'a dit que l'AmĂ©rique n'avait aucune idĂ©e de la façon d'organiser des Ă©lections, et semblait croire que le parti gagnant avait besoin d'une majoritĂ© de 50 % ou plus. Il m'a ensuite expliquĂ© que le parti gagnant serait chiite et obtiendrait 48,1 % des voix. âLes AmĂ©ricainsâ, mâa-t-il dit, âne savent pas comment organiser une Ă©lection iciâ. (La transcription textuelle de cet entretien et d'autres entretiens avec Nasrallah sont stockĂ©s dans 95 cartons de mes documents et ne sont pas consultables au pied levĂ©). L'Ă©lection a Ă©tĂ© remportĂ©e par le chiite Ibrahim al-Jaafari avec 48,19 % des voix.
L'élection a été essentiellement boycottée par les Arabes sunnites, et dans une circonscription sunnite clé, seuls 2 % des inscrits ont voté. La communauté sunnite a manifestement compris que l'élection serait truquée, contrairement à la communauté diplomatique et militaire américaine. Le jour des élections, il y a eu au moins quarante-quatre morts aux alentours des bureaux de vote.
J'avais écrit un livre dans lequel je prétendais que Jack Kennedy avait truqué une élection à Chicago, mais je n'ai jamais pensé demander à Nasrallah comment il savait qu'al-Jaafari gagnerait, et était capable de prédire son score à un dixiÚme d'un point prÚs.
Ma derniĂšre visite Ă Nasrallah remonte Ă dĂ©cembre 2006, quelques mois aprĂšs que le Hezbollah eut combattu un IsraĂ«l mĂ©dusĂ© jusqu'Ă l'impasse dans une guerre brutale. ( L'Ă©chec de ce combat a contribuĂ© Ă prĂ©parer IsraĂ«l au jour oĂč son Premier ministre, comme il l'a fait la semaine derniĂšre, appellerait Ă un assaut massif.)
Nasrallah se cachait depuis la fin de la guerre de 2006. J'ai pris un taxi pour me rendre Ă un lieu de rendez-vous dans le sud de Beyrouth, oĂč vivent de nombreux chiites, et oĂč un collaborateur du Hezbollah m'a conduit en taxi jusqu'Ă un parking. LĂ , j'ai Ă©tĂ© fouillĂ© Ă l'aide d'un scanner portatif et placĂ© Ă l'arriĂšre d'une berline sombre, dont les vitres ont Ă©tĂ© bloquĂ©es, et conduit vers deux ou trois autres parkings, en changeant de voiture Ă chaque fois, et enfin vers un parking situĂ© dans ce qui s'est avĂ©rĂ© ĂȘtre un immeuble d'habitation moderne. C'Ă©tait plus intĂ©ressant qu'alarmant, et je n'ai pas immĂ©diatement fait le lien entre l'hyper-sĂ©curitĂ© et la guerre avec IsraĂ«l. Une fois dans le bon parking, on m'a accompagnĂ© jusqu'Ă un ascenseur qui m'a transportĂ© directement au dernier niveau de ce qui semblait ĂȘtre un immeuble de 12 Ă©tages.
J'ai compris que le succĂšs du Hezbollah dans sa lutte contre IsraĂ«l avait fait de lui un hĂ©ros pour les chiites et les sunnites. Nasrallah a repoussĂ© un assistant qui voulait me soumettre Ă une fouille corporelle complĂšte. J'ai Ă©tĂ© surpris par les mesures de sĂ©curitĂ© et je lui ai essentiellement demandĂ© âQu'est-ce qui se passe, putain ?â - mais dans des termes plus polis. Il m'a expliquĂ© que la guerre de l'Ă©tĂ© avait dĂ©butĂ© lorsqu'il a ordonnĂ© l'enlĂšvement de deux soldats israĂ©liens lors d'un raid transfrontalier. C'Ă©tait une erreur. âNous voulions simplement capturer des prisonniers Ă des fins d'Ă©changeâ, m'a-t-il dit. âNous n'avons jamais voulu entraĂźner la rĂ©gion dans la guerreâ.
Lorsque nous avons repris la conversation, autour de petits gĂąteaux et de thĂ©, Nasrallah, manifestement affectĂ©, a reprochĂ© au prĂ©sident Bush son objectif de âdresser une nouvelle carte de la rĂ©gionâ en divisant le Moyen-Orient, oĂč de nombreuses religions se cĂŽtoient pacifiquement depuis bien longtemps, en deux Ătats distincts, l'un sunnite et l'autre chiite.
âD'ici un ou deux ans au maximum, il y aura des zones totalement sunnites, dâautres totalement chiites et des zones totalement kurdes. MĂȘme Ă Bagdad, on craint que la ville ne soit divisĂ©e en deux zones, sunnite et chiite.â
Quelques mois plus tard, j'ai Ă©crit un long article, inspirĂ© de mon entretien avec Nasrallah, d'un tĂ©moignage peu connu du CongrĂšs et d'entretiens Ă Washington et au Moyen-Orient, sur la dĂ©cision de l'administration Bush de âreconfigurer ses prioritĂ©s au Moyen-Orientâ. J'ai Ă©crit :
âAu Liban, l'administration a coopĂ©rĂ© avec le gouvernement de l'Arabie saoudite, de confession sunnite, dans des opĂ©rations clandestines destinĂ©es Ă affaiblir le Hezbollah, l'organisation chiite soutenue par l'Iran. Les Ătats-Unis ont Ă©galement participĂ© Ă des opĂ©rations clandestines visant l'Iran et son alliĂ©, la Syrie. Ces activitĂ©s ont eu pour effet de renforcer les groupes extrĂ©mistes sunnites qui adhĂšrent Ă une vision militante de l'islam, sont hostiles Ă l'AmĂ©rique et sympathisent avec Al-QaĂŻdaâ.
La secrĂ©taire d'Ătat Condoleezza Rice, l'un des responsables de la nouvelle politique Ă©trangĂšre amĂ©ricaine, a dĂ©clarĂ© devant la commission sĂ©natoriale des affaires Ă©trangĂšres qu'il existait âun nouvel alignement stratĂ©gique au Moyen-Orientâ qui sĂ©parerait les ârĂ©formateursâ des âextrĂ©mistesâ. La plupart des sunnites se trouvaient au coeur du courant modĂ©rĂ©, tandis que l'Iran chiite et le Hezbollah, ainsi que la Syrie sunnite et le Hamas, de l'autre cĂŽtĂ© de cette fracture.
Quoi que l'on puisse penser de l'analyse de Rice, un changement de politique a bien eu lieu et a finalement amené l'Arabie saoudite et Israël au bord d'une nouvelle alliance stratégique par le biais des accords d'Abraham. Les deux nations considéraient l'Iran et le Hezbollah comme des menaces existentielles. Les Saoudiens, ai-je écrit à l'époque, pensaient qu'une plus grande stabilité en Israël et en Palestine réduirait l'influence de l'Iran dans la région.
Cet article a été publié il y a plus de dix-sept ans. Il est stupéfiant de voir aujourd'hui comment le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a détruit cette fragile opportunité de réalignement politique au Moyen-Orient, en particulier avec un Iran désormais dirigé par un président modéré et tourné vers l'avenir, qui pourrait bientÎt figurer sur la liste des cibles de Netanyahu.
Nous ne saurons jamais si Nasrallah, né au Liban et qui m'a dit plus d'une fois qu'il était déterminé à faire participer davantage le Hezbollah à la vie politique, économique et sociale de son pays, aurait réussi à le faire.
La perspective actuelle, avec un Israël en pleine offensive terrestre et aérienne, semble bien sombre et mortifÚre.