👁🗨 Missiles d'avril
L'opération “True Promise” restera dans les annales comme l'une des plus remarquables victoires militaires de l'Iran, sans perturber les buts & objectifs politiques - définition même de la victoire.
👁🗨 Missiles d'avril
Par Scott Ritter, le 14 avril 2024
L'attaque de représailles de l'Iran contre Israël restera dans l'histoire comme l'une des plus grandes victoires de ce siècle.
J'écris sur l'Iran depuis plus de vingt ans. En 2005, j'ai effectué un voyage en Iran pour vérifier la “réalité de terrain” de cette nation, vérité que j'ai ensuite intégrée dans un livre, Target Iran, exposant la collaboration américano-israélienne visant à justifier une attaque militaire contre l'Iran destinée à faire tomber son gouvernement théocratique. Dans la foulée, j'ai publié en 2018 un autre ouvrage, Dealbreaker, qui présente l'état actuel des efforts américano-israéliens.
En novembre 2006, dans un discours prononcé à la School of International Relations de l'université de Columbia, j'ai souligné que les États-Unis n'abandonneraient jamais leur “bon ami” Israël, jusqu'à ce que cela se produise, bien entendu. Qu'est-ce qui pourrait précipiter un tel changement de posture, ai-je demandé ? J'ai fait remarquer qu'Israël était une nation ivre de suffisance et de pouvoir, et qu'à moins que les États-Unis ne trouvent un moyen de retirer les clés de contact du bus qu'Israël mène vers l'abîme, nous ne suivrions pas Israël dans son voyage suicidaire lemmingique.
L'année suivante, en 2007, lors d'un discours devant le American Jewish Committee, j'ai souligné que mes critiques à l'égard d'Israël (dont de nombreuses personnes dans l'auditoire se sont fortement offusquées) provenaient d'une préoccupation pour son avenir. J'ai souligné à quel point j'ai avais passé la majeure partie d'une décennie à essayer de protéger Israël des missiles irakiens, à la fois pendant mon service dans l'opération Desert Storm, où j'ai joué un rôle dans la campagne de lutte contre les missiles SCUD, et en tant qu'inspecteur en désarmement des Nations unies, lorsque j'ai travaillé avec les services de renseignement israéliens pour m'assurer que les missiles SCUD irakiens avaient été éliminés.
“La dernière chose que je souhaite voir”, ai-je dit à l’assistance, “c'est un scénario dans lequel des missiles iraniens percuteraient le sol d'Israël. Mais à moins qu'Israël ne change de cap, c'est l’inévitable issue d'une politique guidée davantage par l'arrogance que par le bon sens.”
Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, mes craintes se sont concrétisées en direct devant un public international : des missiles iraniens se sont abattus sur Israël et ce dernier n'a rien pu faire pour les arrêter. Comme cela avait été le cas il y a un peu plus de 33 ans, lorsque les missiles SCUD irakiens avaient percé les défenses antimissiles Patriot américaines et israéliennes pour frapper Israël des dizaines de fois en l'espace d'un mois et demi, les missiles iraniens, intégrés dans un plan d'attaque conçu pour submerger les systèmes de défense antimissiles israéliens, ont frappé en toute impunité des cibles désignées à l'intérieur d'Israël.
Malgré l'utilisation d'un vaste système intégré de défense antimissile dit “Dôme de fer”, de batteries de missiles Patriot de fabrication américaine et d'intercepteurs de missiles Arrow et David's Sling, ainsi que d'avions américains, britanniques et israéliens et de défenses antimissiles embarquées américaines et françaises, plus d'une douzaine de missiles iraniens ont frappé des aérodromes et des installations de défense aérienne israéliens hautement protégés.
Les Iraniens ont touché au moins deux pistes d'atterrissage, les mettant hors service, et au moins cinq structures de type entrepôt (d'après les images satellite prises après l'attaque).
L'Iran a donné à Israël un préavis de cinq heures pour déplacer des éléments coûteux (F-35). En outre, l'Iran n'a pas attaqué de casernes, de quartiers généraux ou de structures susceptibles de faire des victimes.
Les dégâts ont peut-être été mineurs, mais le message est clair : l'Iran peut frapper n'importe quelle cible, n'importe quand.
Israël a frappé le sol iranien
L'attaque des missiles iraniens contre Israël n'a pas été lancée de but en blanc, mais plutôt en représailles à l'attaque israélienne du 1er avril contre le consulat iranien à Damas, en Syrie, qui a tué plusieurs commandants militaires iraniens haut gradés.
Bien qu'Israël ait déjà mené des attaques contre le personnel iranien à l'intérieur de la Syrie, celle du 1er avril était différente, non seulement parce qu'elle a tué de très hauts responsables iraniens, mais aussi parce qu'elle a frappé un territoire iranien juridiquement souverain, à savoir une mission diplomatique.
Du point de vue iranien, l'attaque du consulat a été perçue comme franchissant une ligne rouge et, en l'absence de représailles, elle aurait effacé toute notion de dissuasion, ouvrant la voie à des actions militaires israéliennes encore plus audacieuses, pouvant aller jusqu'à des attaques directes contre l'Iran.
Les représailles sont toutefois limitées par un ensemble complexe d'objectifs politiques qui auraient probablement été remis en question par le type de conflit à grande échelle entre Israël et l'Iran déclenché par une attaque iranienne significative en représailles contre Israël.
Tout d'abord, l'Iran s'est engagé dans une politique stratégique découlant d’une réorientation de l'Europe et des États-Unis vers la Russie, la Chine et la masse continentale eurasienne.
Cette évolution a été motivée par la frustration de l'Iran face à la politique de sanctions économiques menée par les États-Unis et par l'incapacité et/ou le manque de motivation de la part de l'Occident collectif à trouver une voie permettant la levée de ces sanctions.
L'échec de l'accord sur le nucléaire iranien (le Plan d'action global conjoint, ou JCPOA) à produire le type d'opportunités économiques prévues lors de sa signature a été l'un des principaux moteurs de ce pivot iranien vers l'Est.
En échange, l'Iran a rejoint l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et le forum des BRICS et a consacré son énergie diplomatique à l'intégration complète et productive de l'Iran au sein de ces deux groupes.
Une guerre totale avec Israël mettrait à mal ces initiatives
Ensuite, fait néanmoins essentiel dans l'équation géopolitique globale de l'Iran, le conflit en cours à Gaza. Il s'agit d'un événement qui change la donne, Israël étant confronté à une défaite stratégique face au Hamas et à ses alliés régionaux, y compris l'axe de résistance mené par l'Iran.
Pour la première fois, la question de la création d'un État palestinien a été abordée par un public international.
Cette cause est d'autant plus facile à défendre que le gouvernement israélien de Benjamin Netanyahou, issu d'une coalition politique farouchement opposée à toute notion d'État palestinien, risque de s'effondrer en raison des conséquences directes de l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023 et de l'incapacité d'Israël à vaincre le Hamas militairement ou politiquement par la suite.
Israël est également entravé par les actions du Hezbollah, qui a tenu Israël en échec le long de sa frontière nord avec le Liban, et par des acteurs non étatiques tels que les milices irakiennes pro-iraniennes et les Houthis du Yémen, qui ont directement attaqué Israël et, dans le cas des Houthis, indirectement, en fermant les voies de communication maritimes essentielles, avec pour conséquence l'asphyxie de l'économie israélienne.
Mais c'est Israël qui s'est infligé le plus de tort à lui-même, en menant une politique génocidaire de représailles contre la population civile de Gaza. Les actions israéliennes à Gaza sont la manifestation vivante de l'orgueil démesuré et des politiques axées sur le pouvoir contre lesquels j'avais mis en garde en 2006-2007.
J'avais alors affirmé que les États-Unis n'accepteraient pas d'être les passagers d'un “bus” politique conduit par Israël susceptible de nous entraîner sur la pente dangereuse d'une guerre perdue d'avance contre l'Iran.
En raison de son comportement criminel à l'égard des civils palestiniens de Gaza, Israël a perdu le soutien de la majeure partie du monde, mettant les États-Unis dans une position où leur réputation déjà écornée sera irrémédiablement ternie, à un moment où le monde passe d'une période caractérisée par une domination américaine à une multipolarité induite par les BRICS, et où les États-Unis ont besoin de conserver le plus grand poids possible dans ce qu'il est convenu d'appeler le “Sud Global”.
Un tournant décisif
Les États-Unis ont essayé - sans succès - de couper le contact du bus suicidaire de Netanyahou.
Face à l'extrême réticence du gouvernement israélien à infléchir sa politique à l'égard du Hamas et de Gaza, l'administration du président Joe Biden a commencé à prendre ses distances avec la politique de Netanyahou et a fait savoir à Israël que son refus d'infléchir ses actions à Gaza conformément aux préoccupations des États-Unis aurait des conséquences.
Toute riposte iranienne contre Israël devait naviguer dans ces eaux politiques extrêmement complexes, et permettre à l'Iran d'imposer une dissuasion viable conçue pour empêcher de futures attaques israéliennes tout en s'assurant que ses objectifs politiques concernant un pivot géopolitique vers l'est, ainsi que sa volonté de faire avancer la cause de l'État palestinien à l'échelle mondiale, ne soient pas détournés de leur but.
L'attaque iranienne contre Israël semble avoir manœuvré avec succès sur ces hauts-fonds politiques. Elle l'a fait avant tout en tenant les États-Unis à l'écart du combat. Oui, les États-Unis ont participé à la défense d'Israël, en aidant à abattre des dizaines de drones et de missiles iraniens.
Cet engagement a profité à l'Iran, puisqu'il n'a fait que souligner à quel point aucun dispositif de défense antimissile ne pouvait empêcher les missiles iraniens d'atteindre des cibles déterminées.
Les cibles frappées par l'Iran - deux bases aériennes dans le désert du Néguev d'où ont décollé les avions impliqués dans l'attaque du consulat iranien le 1er avril, ainsi que plusieurs sites de défense aérienne israéliens - étaient directement liées au message que l'Iran tentait de faire passer pour établir la portée et l'ampleur de sa politique de dissuasion.
Premièrement, les actions iraniennes étaient justifiées en vertu de l'article 51 de la Charte des Nations unies - l'Iran a riposté contre les cibles israéliennes en lien direct avec l'attaque israélienne contre l'Iran - et deuxièmement, les sites de défense aérienne israéliens sont vulnérables aux attaques iraniennes.
L'effet combiné de ces deux facteurs est que tout Israël était susceptible d'être frappé par l'Iran à tout moment, et qu'Israël ou ses alliés ne pouvaient rien faire pour contrer une telle attaque.
Ce message a trouvé un écho non seulement dans les sphères du pouvoir à Tel Aviv, mais aussi à Washington, DC, où les décideurs politiques américains ont été confrontés à l'inconfortable vérité que si les États-Unis venaient à agir de concert avec Israël pour participer à une riposte israélienne ou la faciliter, les installations militaires américaines dans l'ensemble du Moyen-Orient seraient soumises à des attaques iraniennes que les États-Unis seraient impuissants à enrayer.
C'est la raison pour laquelle les Iraniens ont tant insisté pour que les États-Unis restent en dehors du conflit et que l'administration Biden a tenu à s'assurer que l'Iran et Israël comprennent que les États-Unis ne participeraient pas à une frappe de représailles israélienne contre l'Iran.
Les “missiles d'avril” représentent un changement radical dans la géopolitique du Moyen-Orient - la mise en place d'une dissuasion iranienne qui affecte à la fois Israël et les États-Unis.
Bien que l'émotion soit vive à Tel Aviv, en particulier parmi les conservateurs les plus radicaux du gouvernement israélien, et que la menace d'une riposte israélienne contre l'Iran ne puisse être totalement écartée, le fait est que l'objectif politique sous-jacent du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou depuis plus de 30 ans, à savoir entraîner les États-Unis dans une guerre avec l'Iran, a été mis en échec par l'Iran.
De plus, l'Iran a été en mesure d'y parvenir sans perturber son pivot stratégique vers l'Est ni saper la cause de l'État palestinien. L'opération “True Promise”, nom donné par l'Iran à sa riposte contre Israël, restera dans les annales comme l'une des plus remarquables victoires militaires de l'histoire de l'Iran moderne, sachant que la guerre n'est qu'un prolongement de la politique à travers d'autres moyens.
Que l'Iran ait établi une posture de dissuasion crédible sans perturber les principaux buts et objectifs politiques constitue la définition même de la victoire.
Excellente analyse de Scott Riter....comme d'habitude ! Lui et Thierry Meyssan sont les 2 meilleurs spécialistes du Moyen-Orient.