👁🗨 Non à un monde sans Palestiniens
Pour être reconnus par le reste du monde, nous avons toujours dû mourir. Mais mourir n'a pas suffi. Avant, nous devions prouver notre existence. Désormais, il nous faut prouver notre propre agonie.
👁🗨 Non à un monde sans Palestiniens
Par Qassam Muaddi, le 3 juin 2024
Si le monde tel qu'il est ne peut supporter l'existence des Palestiniens, alors nous devrons changer le monde. Nous avons déjà commencé.
Pour être reconnus par le reste du monde, nous avons toujours dû mourir. Cette fois, notre mort ne suffit pas. Avant, nous devions prouver notre existence. Aujourd’hui, il nous faut prouver notre propre agonie.
Quand j'avais cinq ans, mon père m'a dit un jour que j'étais Palestinien. Je ne sais pas s'il savait ce qu'il faisait, mais cette information a déclenché dans l'esprit de l'enfant que j'étais alors une véritable prise de conscience qui allait m'accompagner tout au long de ma vie. Au bout du compte, ce constat amer m'a fait réaliser que nous, Palestiniens, vivons dans un système international où notre peuple n'a pas sa place, et qui n'a pas la moindre envie de nous accueillir.
Quelques heures après que le procureur général de la Cour pénale internationale, Karim Khan, a annoncé avoir requis la délivrance de mandats d'arrêt contre des dirigeants israéliens et du Hamas, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a publié une déclaration vidéo exprimant son indignation face à cette décision au motif qu'elle l'assimile à des dirigeants du Hamas. Le département d'État américain et des membres du Congrès ont exprimé la même indignation face à cette prétendue “pseudo-équivalence”.
Mais de quoi Netanyahou et ses alliés à Washington se sont-ils vraiment indignés ? Lorsque la CPI étudie la possibilité de délivrer un mandat d'arrêt, elle prend en compte - théoriquement, du moins - la nature du crime, et non son auteur. Sue le principe, peu importe qu'il s'agisse d'un représentant démocratiquement élu ou d’un chef de junte militaire, du leader d'un État allié des États-Unis ou des dirigeants d'un groupe qualifié de terroriste par les États-Unis. Lorsque le procureur de la CPI a requis des mandats d'arrêt contre certains dirigeants du Hamas et d'Israël, il met sur le même plan la vie des Israéliens tués le 7 octobre, et celle des dizaines de milliers de Palestiniens qu'Israël a massacrés.
Au regard des huit derniers mois, on pourrait facilement croire que cette mise en équation de la vie humaine, cette affirmation selon laquelle les Palestiniens vivent et meurent de la même manière, avec la même valeur intrinsèque que n'importe quel autre peuple, est ce qui a tant indigné les dirigeants mondiaux et enflammé les dirigeants israéliens au point d'être prêts à menacer, diffamer et réprimer. C'est ce qui permet au génocide de se poursuivre pendant des mois.
Mais cette déshumanisation est en réalité à bien ancienne que les événements et les conséquences du 7 octobre. En fait, nous, Palestiniens, la subissons depuis des décennies, même si nous n'avons pas toujours eu les mots pour la décrire. Le génocide actuel l'a clarifiée au point que nous ne pouvons plus l'ignorer ou l'éluder, ni trouver le moyen de nous en accommoder.
Des décennies de déni
Depuis octobre dernier, plus de 40 000 personnes ont été assassinées, des gens qui me ressemblent et qui parlent la même langue que moi, les membres de ma famille et mes amis, avec les mêmes références culturelles, les mêmes traditions familiales et les mêmes angoisses que celles et ceux d'entre nous qui sont nés dans des familles palestiniennes. En moins de sept mois, ils ont été physiquement éliminés en direct de la manière la plus brutale et la plus traumatisante qui soit, et ce n'est pas fini.
Malgré ces horreurs flagrantes, il faut encore se battre et risquer sa vie dans les rues, sur les campus et dans les médias, pour que le monde comprenne à quel point cette réalité est traumatisante et tragique. Comme si, depuis sept mois, nous essayions de convaincre le monde que ceux qui sont assassinés en masse à Gaza étaient des êtres humains au plein sens du terme - qu'avant de mourir, eux aussi avaient une vie.
Quelques années après avoir appris par mon père à me reconnaître en tant que Palestinien, j'ai appris à lire une carte. Enthousiaste, j'ai demandé à mon père de me montrer où se trouvait la Palestine sur une mappemonde. Mon père a pointé du doigt un petit point rempli de noms de lieux. J'ai regardé attentivement et lu tous ces noms, mais je n'ai pas trouvé pour autant celui de la Palestine.
J'ai commencé à ressentir quelque chose d’extrêmement troublant pour un enfant sans les mots pour l'expliquer. Je savais quelque chose sur moi-même parce que mon père me l'avait dit, mais la carte du monde ne l'indiquait pas. J'ai bien senti qu'il y avait un problème, non pas avec la carte du monde, mais plutôt avec moi en tant que Palestinien. Depuis, et durant de longues années, je me sentais obligé, chaque fois qu'on me demandait d'où je viens, de donner une justification supplémentaire, de prouver mon identité et mon existence.
Pour être reconnus par le reste du monde, nous, Palestiniens, avons toujours dû mourir.
Au fil des ans, en découvrant l'histoire de la Palestine, j'ai commencé à remarquer que pour être reconnus par le reste du monde, nous, les Palestiniens, avons toujours dû mourir. Au cours du siècle dernier, l'existence palestinienne a attiré l'attention mondiale par phases, parce qu'elle était attaquée : le blocus et le bombardement de Beyrouth en 1982, les massacres de Sabra et Chatila qui s'ensuivirent, et la première Intifada. Ces moments ont tous eu la mort pour dénominateur commun. Les Palestiniens ont été tués alors qu'ils combattaient, protestaient ou dormaient derrière les portes de leurs abris de réfugiés. Comme si, pour exister sans se justifier, les Palestiniens devaient intimement faire face à la mort - ils peuvent la maîtriser, la montrer sous son meilleur jour, mais ils finissent toujours par en mourir.
Mais cette fois, même notre mort n'a pas suffi. Avant, nous devions prouver que nous existions en tant que peuple. Maintenant, nous devons prouver notre propre agonie. Chaque fois que notre bilan a été remis en question de par sa source (le “ministère de la Santé contrôlé par le Hamas”, que les services de renseignement israéliens considéraient pourtant comme étant exact), nous avons compris que même notre mort, sans parler de notre vie, ne comptait pas assez. Chaque fois qu'on a qualifié nos morts de “boucliers humains”, notre droit au deuil a été contesté. Et chaque fois qu'il est demandé à un Palestinien, lors d'un débat télévisé, de “condamner le Hamas” alors que des écoles et des hôpitaux palestiniens sont pulvérisés sans la moindre condamnation, on nous dit droit dans les yeux que le deuil de nos morts doit être modéré et nuancé.
Un monde sans Palestiniens
Voilà le message que nous entendons depuis huit mois, à un stade de l'histoire où le mouvement de libération palestinien a épuisé tout ce qu'un mouvement de libération peut connaître en termes de tournants. Il y a eu la phase “radicale” des premiers jours de l'OLP, qui exigeait une Palestine démocratique unique pour tous ses citoyens, époque marquante des révolutionnaires idéalistes du début des années 1960, qui rêvaient, comme tout un chacun à l'époque, de changer le monde. Puis vint la phase “pragmatique” de l'Autorité palestinienne, engagée dans un processus de négociations sans fin pour une prétendue solution à deux États, vouée à l'échec par l'implantation de colonies israéliennes - un temps marqué par les bureaucrates professionnels des années 1990, qui couraient intégrer le nouvel ordre international néolibéral de l'après-guerre froide.
Nous avons présenté aux dirigeants mondiaux toutes les versions possibles et imaginables de nous-mêmes. Pourtant, trente ans après Oslo, trois quarts de siècle après la Nakba, où des milliers de gens ont été tués sans autre réaction que l'expression d'une préoccupation, on nous a priés de nous contenter de la reconnaissance symbolique d'un État au territoire fantôme.
Certains universitaires post-coloniaux diraient que la déshumanisation des Palestiniens trouve ses racines dans la mentalité coloniale orientaliste des XVIIIe et XIXe siècles, et qu'elle obéit à la logique du colonialisme de peuplement tout au long de l'histoire. Ils ont peut-être raison. Mais ce n'est pas tout.
L'effacement de la Palestine - et par conséquent des Palestiniens - de la carte du monde a toujours été inscrit dans la logique capitaliste et stratégique du monde moderne.
C'était vrai à l'époque où l'Empire britannique contrôlait la Palestine, lorsque Winston Churchill écrivait à la Commission royale pour la Palestine, au plus fort de la révolte populaire palestinienne :
“Je réfute l'idée que la crèche revienne en dernier ressort au chien, même s'il s'y trouve depuis très longtemps... Tout comme je réfute l'idée que les Peaux-rouges d'Amérique ou les Noirs d'Australie aient subi un grave préjudice. Je réfute l'idée que ces peuples ont été lésés par la présence d'une race plus forte, celle de niveau supérieur, une race plus sage sur le plan mondial, pour parler clair, qui est venue prendre leur place”.
L'ancien secrétaire d'État américain Alexander Haig, qui décrivait Israël comme le “porte-avions insubmersible de l'Amérique”, a poursuivi la même logique à l'époque. Tout au long du siècle dernier, la Palestine a toujours été autre chose que la patrie de ses habitants. Ou, comme l'a dit Arthur Balfour, autre grande figure de l'impérialisme britannique et co-architecte du projet sioniste :
“Le sionisme est enraciné dans des traditions séculaires, des nécessités contemporaines, des espoirs futurs, d'une importance bien plus fondamentale que les désirs et préjugés des 700 000 Arabes qui peuplent aujourd'hui cette terre ancestrale.”
Même 76 ans après la Nakba, même après 100 ans de lutte sur tous les fronts, même après tant de pragmatisme et de compromis, la carte du monde n'est toujours pas prête à accueillir les Palestiniens.
Pourquoi la Palestine ne peut être rayée de la carte
Voilà ce que je n'ai pas compris lorsque mon père m'a fait voir la carte du monde en soulignant que la Palestine n'y figurait pas. Mais je comprenais déjà bien assez ce que signifie être Palestinien. J'avais déjà forgé mon sentiment d'appartenance à tout ce que la Palestine fut et est, la géopolitique mise à part - la robe brodée de ma grand-mère, les branches de thym séché à la porte de sa maison, les senteurs de la terre après la première pluie de l'année à la récolte des olives, l'accent de mon père, ma rue, mon école, les chants de notre communauté, l'appel à la prière de la mosquée voisine, les premiers vers de Darwish qui ont touché mon âme, mes premiers pas de Dabkeh [type de danse folklorique du Levant, avec plusieurs versions régionales].
Prendre conscience que tout ce qui a forgé votre caractère, votre culture et vos souvenirs n'a pas sa place dans le monde tel qu'il est, que tout peut être qualifié de “terrorisme”, que vos compatriotes peuvent être traités d’“animaux” sans autre conséquence, c'est déjà assez brutal. Qu'on vous le jette à la figure dans un bain de sang chaque jour sans fin, c'est insoutenable.
Mais toute médaille a son revers. Le monde commence lui aussi à réaliser que nous, Palestiniens, n'allons nulle part. 76 ans après la Nakba, notre terre et notre identité nous sont toujours si chères.
La Palestine est au cœur du nouveau monde qui ne demande qu'à naître.
Si ce monde, sous sa forme actuelle, ne peut supporter notre existence, alors il nous faudra changer le monde pour la rendre possible. Pas que nous soyons un peuple particulièrement révolutionnaire - ce que nous ne sommes pas, ou en tout cas pas plus que n'importe quel autre peuple - mais parce que nous n'avons pas d'autre choix. La seule alternative consisterait à disparaître de la surface du globe.
C'est ce qui nous arrive déjà. Et c'est alors que nous avons compris autre chose : l'humanité va bien au-delà, et de loin, des gouvernements de ce monde et des institutions composant l'ordre mondial international. Au cours de ces derniers mois de génocide et de désespoir, nous avons réalisé que le monde regorge de citoyens aspirant à un monde autre, libéré du colonialisme, du génocide et de la déshumanisation. Nous avons réalisé que si la Palestine ne se trouve peut-être pas sur une carte du monde obsolète, elle est plutôt présente dans les rues de toutes les grandes cités du Nord et du Sud, et sur les campus universitaires de part et d'autre de l'Atlantique. Par essence, la Palestine est au cœur du monde nouveau qui frappe aux portes du temps présent, ne demandant qu'à naître. Et il verra le jour.
https://mondoweiss.net/2024/06/against-a-world-without-palestinians/
Texte magnifique ! Il résume toute l'histoire et l'identité de ce peuple. Mais aussi la justification du terrorisme de l'homme blanc supérieur ! Le colonialisme vu par celui qui le subit. J'ignorais ce passage de Churchill (que je deteste pour d'autres raisons) mais il éclaire la mentalité prédatrice de l'homme 'civilisé'. Tout est dit!