đâđš Non, ce nâest pas une autre âdrĂŽle de guerreâ
IsraĂ«l, en quĂȘte d'un prĂ©texte pour attaquer le Liban, cherche depuis des lustres une raison d'attaquer lâIran. IsraĂ«l a-t-il pris le 7 octobre pour l'amorce du saccage systĂ©matique de sa pĂ©riphĂ©rie ?
đâđš Non, ce nâest pas une autre âdrĂŽle de guerreâ
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 19 janvier 2024
Au beau milieu des pourparlers qui ont eu cours ces derniĂšres semaines le long de la frontiĂšre entre IsraĂ«l et le Liban, des bombardements des Houthis sur la Mer Rouge et des affirmations rĂ©currentes selon lesquelles les Ătats-Unis ne veulent pas que la crise de Gaza se transforme en guerre rĂ©gionale, j'ai commencĂ© Ă penser Ă cette pĂ©riode transitoire de 1939-1940 connue dans l'histoire sous le nom de âdrĂŽle de guerreâ. Le monde est-il entrĂ© dans un autre cycle de ce type - une autre guerre que nous ne voulons pas voir comme une guerre, ou plutĂŽt la guerre que nous ne voulons pas voir ?
La question semble bien loin aujourd'hui, presque un flottement intellectuel. L'AmĂ©rique, fidĂšle sans Ă©tat d'Ăąme au bouledogue Ă©cumant connu sous le nom d'IsraĂ«l, s'est engagĂ©e dans une nouvelle guerre, tout comme notre prĂ©sident s'Ă©loigne des podiums et des programmes d'information tĂ©lĂ©visĂ©s alors que les camĂ©ras tournent encore. Il s'agit d'une guerre du 21e siĂšcle, pleine de menaces, de dĂ©mentis, de procurations et de dĂ©tours, sans aucune dĂ©claration formelle. Mais autant la dĂ©clarer nous-mĂȘmes pour bien comprendre le moment que nous vivons. L'AmĂ©rique est Ă nouveau en guerre.
Pendant des semaines, les Ătats-Unis se sont abstenus de rĂ©pondre aux Houthis qui, en solidaritĂ© avec les Palestiniens de Gaza, ont lancĂ© depuis novembre des dizaines d'attaques de drones et de missiles contre des navires commerciaux naviguant en mer Rouge. Parmi ceux-ci figurent dĂ©sormais des navires amĂ©ricains et britanniques, ainsi qu'un navire de guerre amĂ©ricain. La prĂ©occupation dĂ©clarĂ©e du rĂ©gime Biden a Ă©tĂ© d'Ă©viter de dĂ©clencher un conflit qui se propagerait dans la rĂ©gion et provoquerait spĂ©cifiquement la RĂ©publique islamique. Le Pentagone, jouant son rĂŽle de mastodonte, a Ă©galement reconnu que les forces amĂ©ricaines ne pouvaient pas faire grand-chose pour mettre un terme aux opĂ©rations des Houthis.
Les semaines de retenue, si peu caractĂ©ristiques de la Maison-Blanche de M. Biden, ont pris fin jeudi dernier, lorsque les Ătats-Unis et une poignĂ©e de leurs subordonnĂ©s ont frappĂ© plus d'une vingtaine de cibles houthies - bases militaires, aĂ©roports, dĂ©pĂŽts d'armes - au YĂ©men. Vendredi dernier, des unitĂ©s aĂ©riennes et navales ont de nouveau frappĂ© les Houthis, et le monde s'est soudain rĂ©veillĂ©. Voici une partie de l'analyse publiĂ©e vendredi soir par le New York Times :
âAvec la frappe menĂ©e par les AmĂ©ricains sur prĂšs de 30 sites au YĂ©men jeudi et une frappe plus modeste le lendemain, la question de savoir s'il y aura un conflit rĂ©gional ne se pose plus. Il a dĂ©jĂ commencĂ©. Les principales inquiĂ©tudes portent dĂ©sormais sur l'intensitĂ© du conflit, et la possibilitĂ© de l'endiguer.â
VoilĂ exactement l'issue que personne ne souhaitait, y compris sans doute l'Iran.
Parmi les journalistes signataires de cet article figure David Sanger, un correspondant de longue date Ă Washington qui est, pour rester courtois, trĂšs proche de l'Ătat de sĂ©curitĂ© nationale et reflĂšte fidĂšlement ses points de vue. La lecture de ces paragraphes m'a vraiment fait dresser les cheveux sur la tĂȘte. Ils m'ont semblĂ© reflĂ©ter le premier aveu du rĂ©gime Biden, un avertissement prĂ©coce, que la guerre Ă©tait sur le point d'Ă©clater. âJe n'hĂ©siterai pasâ, a dĂ©clarĂ© le prĂ©sident Biden au moment de la publication de Sanger et consorts, âĂ ordonner de nouvelles mesures pour protĂ©ger notre peuple et la libre circulation du commerce international, si besoin estâ. En effet, les attaques amĂ©ricaines contre des cibles houthies sont dĂ©sormais presque routiniĂšres. Mardi, le Pentagone a annoncĂ© que les commandos de la Navy SEAL avaient arraisonnĂ© un navire iranien en partance pour le YĂ©men et saisi des composants de missiles dans sa cargaison.
Depuis lundi soir (heure de la cĂŽte Est, mardi matin au Moyen-Orient), M. Biden et ses collaborateurs politiques obtiennent prĂ©cisĂ©ment ce dont ils disent ne pas vouloir, mais qu'IsraĂ«l rĂ©clame probablement. Les Gardiens de la rĂ©volution iraniens, le CGRI, ont lancĂ© au moins 11 missiles balistiques vers le nord de l'Irak et de la Syrie, oĂč toutes sortes de mandataires des Ătats-Unis, y compris l'Ătat islamique, sĂ©vissent activement. Je ne pense pas que l'on puisse encore ignorer la rĂ©alitĂ©, Ă savoir que les Ătats-Unis sont dĂ©sormais engagĂ©s dans une guerre rĂ©gionale impliquant l'Iran, l'Irak, la Syrie, le YĂ©men et le Liban.
Les rĂ©cits sur les cibles et les motivations des Iraniens sont variables. Les Gardiens de la rĂ©volution, citĂ©s par les mĂ©dias officiels, ont dĂ©clarĂ© que les missiles âont Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©s pour dĂ©truire des bases d'espionnage et des concentrations de groupes terroristes anti-iraniens dans la rĂ©gionâ. Cette dĂ©claration peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e sans risque comme une rĂ©fĂ©rence aux mandataires des Ătats-Unis et (selon certains tĂ©moignages) aux objectifs illĂ©gaux d'IsraĂ«l. Dans sa dĂ©claration, le CGRI a indiquĂ© qu'il rĂ©agissait Ă la prĂ©sence amĂ©ricaine en Irak et au soutien de Washington Ă IsraĂ«l.
Le tir de missiles fait suite Ă l'affirmation de TĂ©hĂ©ran, il y a quatre jours, de vouloir ainsi riposter Ă une frappe aĂ©rienne amĂ©ricaine en Syrie qui a tuĂ©, entre autres, deux membres du Corps des gardiens de la rĂ©volution islamique. Al Jazeera a rapportĂ© que le siĂšge des forces de la coalition dirigĂ©e par les Ătats-Unis Ă Erbil figurait parmi les cibles. RT a rapportĂ©, tout comme le Times par la suite, qu'un missile Ă©tait tombĂ© trĂšs prĂšs du consulat amĂ©ricain dans la capitale kurde.
Cette semaine, les Iraniens ont envoyĂ© des missiles au Pakistan, ciblant ce qu'ils identifient comme des milices anti-iraniennes, et les Pakistanais ont rĂ©pondu en retour jeudi. Il est vrai, comme le rapportent les principaux quotidiens occidentaux, que les Iraniens sont dĂ©sormais dĂ©sireux de dĂ©montrer leur capacitĂ© et leur volontĂ© de se dĂ©fendre contre leurs adversaires, quels qu'ils soient. J'y vois la consĂ©quence de nombreuses annĂ©es de violations amĂ©ricaines et israĂ©liennes de la souverainetĂ© de l'Iran par le biais d'assassinats, d'opĂ©rations clandestines de sabotage, de piraterie en mer, etc. L'insĂ©curitĂ© ressentie par la RĂ©publique islamique est indubitable Ă ce stade. Et il va sans dire que les nations en proie Ă l'insĂ©curitĂ© ne peuvent qu'ĂȘtre vigoureusement sur la dĂ©fensive.
Il n'y a aucune ambiguĂŻtĂ© et pas de place pour d'autres interprĂ©tations. Je suis d'accord avec David Sanger (pour une fois) et ses collĂšgues : que le rĂ©gime Biden vienne d'entraĂźner l'AmĂ©rique dans une nouvelle guerre n'est plus vraiment une question pertinente. La question est plutĂŽt de savoir quelle sera l'ampleur et la dangerositĂ© de cette nouvelle guerre. Pour les jours oĂč le dĂ©sordre croissant en Asie de l'Ouest ressemblait Ă une fausse guerre ...
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La drÎle de guerre a débuté aprÚs l'invasion de la Pologne par le Reich, le 1er septembre 1939. La Grande-Bretagne et la France ont déclaré la guerre à l'Allemagne deux jours plus tard, mais il ne s'est pratiquement rien passé pendant les huit mois suivants. Cette parenthÚse est des plus étranges, comme en témoignent les récits contemporains. Sartre, pour donner une idée de la bizarrerie de la situation, servait dans une unité météorologique en Alsace et passait son temps à fumer la pipe, à lire Heidegger, en travaillant sur un roman (probablement l'un de la trilogie des Routes de la liberté) et en écrivant des Journaux de guerre. Personne ne semble avoir trouvé cela déplacé.
La drĂŽle de guerre s'est brutalement terminĂ©e lorsque l'Allemagne a envahi la France et les Pays-Bas en mai 1940. DĂšs lors, la guerre est devenue horriblement rĂ©elle jusqu'Ă la victoire des AlliĂ©s, cinq printemps plus tard. J'ai longtemps pensĂ© que les Britanniques et les Français avaient traĂźnĂ© les pieds pendant ces huit mois de guerre non dĂ©clarĂ©e, notamment par peur subliminale de ce qu'ils savaient ĂȘtre Ă venir. Les Anglais, aprĂšs tout, sont cĂ©lĂšbres pour leur habitude de patauger dans les circonstances difficiles - bien que dans ce cas, comme dans d'autres, la clartĂ© et la dĂ©termination aient succĂ©dĂ© Ă l'indĂ©cision.
La situation est renversĂ©e dans le cas du rĂ©gime Biden et de sa toute nouvelle guerre : une luciditĂ© et une dĂ©termination des plus diaboliques ont prĂ©cĂ©dĂ© l'indĂ©cision, et c'est de lĂ que les Ătats-Unis se sont embourbĂ©s dans leur tout dernier conflit. M. Biden a dĂ©clarĂ©, il y a des annĂ©es, qu'il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire d'ĂȘtre juif pour ĂȘtre sioniste et, depuis, il a rĂ©solument dĂ©fendu la cause de l'IsraĂ«l de l'apartheid. Je suis convaincu que cette indĂ©fectible loyautĂ© reflĂšte la stupiditĂ© avĂ©rĂ©e de l'homme de Scranton pour tout ce qui concerne les relations extĂ©rieures : il a optĂ© pour le soutien Ă IsraĂ«l, un choix gagnant depuis des dĂ©cennies, et ne peut tout simplement pas envisager de changement de cap, mĂȘme face au gĂ©nocide en temps rĂ©el d'une ampleur historique.
Cette administration peut s'avĂ©rer complexe Ă dĂ©chiffrer. On peut supposer, comme je le fais depuis un certain temps, que l'entourage de Biden - notamment le secrĂ©taire d'Ătat Blinken, le conseiller Ă la sĂ©curitĂ© nationale Jake Sullivan et le directeur de la CIA William Burns - gĂšre la politique Ă©trangĂšre et dit en substance Ă notre incompĂ©tent commandant en chef quel est le plan Ă suivre dans tel ou tel domaine. D'autre part, je lis ici et lĂ des documents indiquant que les adjoints de M. Biden sont de plus en plus nerveux quant Ă ce que leur patron va dĂ©cider, au fur et Ă mesure que la crise de Gaza s'aggrave. Ma supposition, et ce n'est qu'une supposition : Biden peut confier de nombreuses dĂ©cisions politiques Ă ceux qui l'entourent, mais dans le cas d'IsraĂ«l, c'est le sioniste qui commande. AprĂšs tout, il a reçu plus d'argent du lobby israĂ©lien au fil des ans que n'importe quelle autre personnalitĂ© politique Ă Washington.
L'obsession psychotique - et donc dĂ©connectĂ©e de la rĂ©alitĂ© - d'IsraĂ«l pour les Palestiniens s'avĂšre donc la caractĂ©ristique la plus prĂ©occupante de la guerre post-âdrĂŽle de guerreâ dans laquelle le rĂ©gime de Biden vient d'entraĂźner l'AmĂ©rique. Le rĂ©gime de Netanyahou proclame presque quotidiennement sa dĂ©termination Ă exterminer autant de Palestiniens que possible et Ă disperser les survivants au quatre vents. On est en droit de se demander oĂč ceci va mener des Ătats-Unis Ă la loyautĂ© perverse. Les atrocitĂ©s commises Ă Gaza ont dĂ©jĂ dĂ©clenchĂ© toutes sortes d'agressions extrĂ©mistes parmi les colons de Cisjordanie. Comme le rapporte et l'analyse avec talent The Cradle, publiĂ© Ă Beyrouth par l'estimable Sharmine Narwani, âLa Cisjordanie, une bombe Ă retardementâ. En effet. Que feront Biden et les siens si elle explose ?
D'autres obsessions d'IsraĂ«l sont Ă prendre en considĂ©ration. Il est en quĂȘte d'une provocation pour justifier une attaque contre le Liban. Il cherche depuis des dĂ©cennies un prĂ©texte pour attaquer la RĂ©publique islamique. On en vient Ă penser qu'IsraĂ«l a considĂ©rĂ© le 7 octobre comme l'amorce du saccage systĂ©matique de sa pĂ©riphĂ©rie. Tel-Aviv espĂšre-t-il maintenant recruter le sioniste Biden pour une offensive contre l'Iran, ou au moins obtenir l'assentiment de la Maison Blanche alors qu'IsraĂ«l fait cavalier seul, avec des armes nuclĂ©aires tactiques et tout le tintouin ?
Telles sont quelques-unes des questions que nous nous posons, alors que ce qui semblait ĂȘtre la âdrĂŽle de guerreâ du XXIe siĂšcle se transforme en ânon drĂŽle de guerreâ. Comme les Britanniques et les Français il y a 85 ans, je redoute la suite.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans la moindre explication.
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