đâđš âNotre (in)humanitĂ© est dĂ©sormais en jeuâ
Nous, Occidentaux, ne pouvons plus compter sur personne pour nous excuser & dire : ces politiques sont celles de nos gouvernements & nous n'en sommes pas responsables. Ce type dâalibi serait obscĂšne.
đâđš Notre (in)humanitĂ© est dĂ©sormais en jeu - âLa marche forcĂ©e vers l'immoralitĂ©â
Par Patrick Lawrence, le 3 décembre 2023
Nous, Occidentaux, ne pouvons & ne devons plus compter sur personne pour nous excuser & dire : ces politiques sont celles des gouvernements & nous n'en sont pas responsables. Ce type dâexcuse ne peut nous honorer.
Il y a une longue et malheureuse tradition en AmĂ©rique - Ă vrai dire dans tout l'Occident - de la politique Ă©trangĂšre comme chasse gardĂ©e d'Ă©lites isolĂ©es. Dans le cas des Ătats-Unis, cela remonte Ă la fin du XIXe siĂšcle, lorsque l'AmĂ©rique a commencĂ© Ă mener une politique Ă©trangĂšre digne de ce nom, et que des cliques plus ou moins lointaines et non Ă©lues ont dirigĂ© les affaires Ă©trangĂšres de la nation sans se rĂ©fĂ©rer Ă la volontĂ© populaire. En consĂ©quence, j'ai longtemps considĂ©rĂ© que les AmĂ©ricains avaient de la chance que d'autres soient capables de faire le distinguo entre le gouvernement amĂ©ricain et le peuple amĂ©ricain.
Depuis le 7 octobre, il me semble que ce n'est plus le cas. L'inhumanitĂ© extrĂȘme du rĂ©gime israĂ©lien, qui poursuit son offensive barbare contre les Palestiniens de Gaza, a fondamentalement modifiĂ© la dynamique en cours entre ceux qui, en Occident, Ă©laborent la politique Ă©trangĂšre et ceux au nom desquels elle est mise en Ćuvre. Essayons de comprendre ce phĂ©nomĂšne. Il est significatif, et ses implications sont peut-ĂȘtre historiques.
Pour commencer, il y a la la question de la nomenclature. Nous devons toujours nommer les choses correctement si nous voulons les comprendre et agir de maniĂšre appropriĂ©e en rĂ©ponse aux Ă©vĂ©nements. Nous assistons aujourd'hui - en temps rĂ©el, lorsque les autoritĂ©s israĂ©liennes permettent la couverture mĂ©diatique - Ă un gĂ©nocide. Ce terme est aujourd'hui tellement rĂ©pandu que nous risquons de le dĂ©valoriser. Nous ne devons pas laisser faire. L'action barbare des IsraĂ©liens Ă Gaza doit ĂȘtre qualifiĂ©e de gĂ©nocide sous toutes ses formes sĂ©rieuses. Il est de notre responsabilitĂ© de saisir la gravitĂ© de ce terme, et de condamner IsraĂ«l sans excuses ni compromissions.
Alors que nous sommes tĂ©moins de ce gĂ©nocide, nous assistons, pour la plupart dâentre nous, au soutien apportĂ© par les Ătats-Unis et leurs partenaires de l'alliance transatlantique Ă la sauvagerie brute et tout Ă fait primitive des forces de dĂ©fense israĂ©liennes. Ce soutien officiel est accordĂ©, prĂ©cisĂ©ment selon la tradition, en notre nom, que nous soyons pour ou contre les massacres quotidiens des Forces de dĂ©fense israĂ©liennes.
C'est l'ampleur des crimes israĂ©liens de l'apartheid, combinĂ©e au rĂŽle de l'Ătat israĂ©lien dans la gĂ©opolitique occidentale, qui est Ă l'origine de l'Ă©volution de la dynamique dĂ©crite ici. D'une part, les cliques politiques sont dĂ©sespĂ©rĂ©es - le terme n'est pas trop fort - de s'assurer le soutien populaire, ou du moins l'assentiment populaire, alors qu'IsraĂ«l poursuit son intervention dans la bande de Gaza. Par ailleurs, la monstruositĂ© presque sans prĂ©cĂ©dent des crimes commis par IsraĂ«l contre l'humanitĂ© met au dĂ©fi ceux au nom desquels IsraĂ«l reçoit le soutien des Ătats-Unis et de l'Europe de transcender l'ancienne tradition et d'assumer la responsabilitĂ© des actions de leur gouvernement.
Autrement dit, les Occidentaux sont poussés par tous les moyens à accepter la folie meurtriÚre pathologique d'Israël à Gaza, tant elle est inacceptable. Pour le dire autrement, le degré d'acceptation de l'inacceptable auquel nous sommes contraints correspond au refus que nous devons opposer aux Israéliens.
Des deux cĂŽtĂ©s de l'Atlantique, nous assistons aujourd'hui Ă des attaques incessantes contre quiconque critique la brutalitĂ© d'IsraĂ«l, ou remet en question le projet sioniste. Ces propos sont dĂ©sormais qualifiĂ©s de âdiscours de haineâ ou dââantisĂ©mitismeâ. Dans toute l'Europe, le soutien public Ă la cause palestinienne est interdit. Le fait de protester, ou simplement d'insister pour que l'on se souvienne de la longue histoire de rĂ©pression violente du peuple palestinien par IsraĂ«l, est qualifiĂ© de soutien au terrorisme. Plus la sauvagerie de Tsahal est condamnable, plus ces distorsions flagrantes de la rĂ©alitĂ© sont marquĂ©es.
Nous devons prendre conscience que ces Ă©vĂ©nements quotidiens font partie d'un effort concertĂ© et coordonnĂ© visant Ă protĂ©ger IsraĂ«l d'un jugement fondĂ© sur les normes les plus Ă©lĂ©mentaires de la conduite humaine - pour redorer le blason de l'irrĂ©mĂ©diable, en d'autres termes. GrĂące Ă ces campagnes dâinfluence de âl'ensemble de la sociĂ©tĂ©â, les citoyens des dĂ©mocraties occidentales - et cela ne doit pas nous Ă©chapper - doivent renoncer Ă leur sens moral, leur dĂ©cence, Ă la perception de ce que signifie ĂȘtre un humain, au service d'une barbarie sans d'Ă©quivalent dans l'histoire moderne.
Nous sommes amenés de force, pour le dire autrement, à un état d'amoralité ou d'immoralité, et pour l'instant, je ne suis pas bien certain d'en comprendre l'intention. Comme les Israéliens se comportent de maniÚre barbare, on nous demande de devenir des barbares. Contraindre les peuples, à un tel stade, c'est proscrire la pensée indépendante au profit d'une orthodoxie dégradante : est-ce que cela signifie que les sociétés occidentales se tournent maintenant vers une nouvelle variante du totalitarisme ? Je ne suis pas du genre à utiliser le langage de maniÚre irresponsable, mais c'est avec amertume que je pose la question.
Peter Dimock, Ă©minent romancier amĂ©ricain et ami trĂšs cher, accuse le rĂ©gime Biden et tous ceux qui insistent avec virulence sur le fait qu'IsraĂ«l doit ĂȘtre soutenu, alors mĂȘme qu'il assassine un peuple, de crĂ©er âun monde non viableâ. Dans une âLettre ouverte au prĂ©sident Bidenâ, publiĂ©e dimanche dans The Floutist, Dimock ajoute :
âNotre monde politique, Ă©thique et moral, en tant que forme viable de solidaritĂ© humaine, se voit dĂ©truit par la complicitĂ© de chaque AmĂ©ricain avec le gĂ©nocide implicite des politiques de votre administration, et nous contraint tous Ă une nĂ©cessaire rĂ©flexion sur les principes premiersâ.
Notre complicité : voilà ce à quoi nous devons tous faire face, assumer, et agir. Nous, Occidentaux, ne pouvons et ne devons plus compter sur le reste du monde pour nous excuser, et dire : ces politiques sont celles du gouvernement américain, ou du gouvernement français, et les Américains ou les Français n'en sont pas responsables. Un tel alibi serait obscÚne.
Les AmĂ©ricains et, par extension, de nombreux EuropĂ©ens, ont vĂ©cu des moments similaires pendant la guerre du ViĂȘt Nam. Pour beaucoup d'entre nous, l'indĂ©cence, l'offense faite Ă notre humanitĂ© et Ă notre Ă©thique communes, nous a contraints Ă nous impliquer - par nos Ă©crits, nos organisations, nos marches - dans le processus politique du mieux que nous pouvions. Le pouvoir politique, si longtemps sĂ©questrĂ©, ne l'Ă©tait plus.
Les Vietnamiens ont gagnĂ© la guerre du ViĂȘt Nam, mais ceux qui, en Occident, ont pris leurs responsabilitĂ©s et agi selon leur conscience ont fait la diffĂ©rence. L'empreinte de cette Ă©poque demeure. Celle dâaujourdâhui perdurera aussi. Ă nous de la dĂ©finir.