👁🗨 Notre vraie vie a pris fin il y a 300 jours
Un plan B est indispensable. C'est la leçon que cette guerre nous a apprise. Ayez toujours une tente avec vous, même si vous êtes au paradis. On ne sait jamais quand il faudra évacuer.
👁🗨 Notre vraie vie a pris fin il y a 300 jours
Par Nowar Nabil Diab pour The Electronic Intifada, le 16 août 2024
Un plan B est indispensable. C'est la leçon que cette guerre nous a apprise. Ayez toujours une tente avec vous, même si vous êtes au paradis. On ne sait jamais quand il faudra évacuer.
Samedi 11 mai, 8 heures
Pourquoi est-ce au matin, alors que j'essaie de rattraper mon retard de sommeil ?
Ma mère m'a dit au réveil que nous devions quitter notre petit appartement de Rafah. Elle l'a dit tout simplement, sur un ton tout ce qu’il y a de plus normal, sans crier, ni l’air d’avoir peur. J'ai pensé que j'avais peut-être rêvé.
Je me suis levée, et j'ai commencé à faire mes valises. J'ai trouvé mes boucles d'oreilles et le collier vert que je m'étais fabriqué, ainsi qu'un livre, The Complete Works of Ghassan Kanafani (Les œuvres complètes de Ghassan Kanafani). Comment décrire le calvaire de la préparation des bagages ?
Mais nous avons continué ensemble, puis nous avons pris un café, comme si nous allions partir en voyage.
Avant de quitter l'appartement de Rafah, j'ai dit au revoir à la si jolie salle de bains. Je ne sais pas quand nous aurons à nouveau une vraie salle de bains.
Il a fallu plus de deux heures pour trouver une camionnette. D'autres autour de nous faisaient comme nous, pliant bagage et démontant leur tente pour l'emporter avec eux.
Je n'ai ressenti que peu d'émotion pendant tout cela. Dans quel monde est-il normal pour un être humain de s'ennuyer et d'avoir envie de dormir lorsqu'une menace de mort est imminente ? Je n'ai jamais pensé qu'éprouver de la tristesse ou se sentir humain était un privilège.
Samedi 11 mai, 23 heures
Nous avons planté notre tente près de la plage à al-Mawasi, dans une zone située entre Khan Younis et Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.
Al-Mawasi se situe à la limite de Rafah et au bord de Khan Younis. Avant le mois d'octobre, al-Mawasi n'était pas un lieu de vie. D'après mes souvenirs, il n'y avait que deux bâtiments à Al-Mawasi.
Aujourd'hui, la zone est bondée de gens et de tentes, par milliers.
Nous n'avions plus d'énergie, mais nous devions déballer nos affaires. Mais nous y sommes parvenus, comme toujours. Je me suis assise sur la plage et j'ai ressenti le calme et la liberté que procure la mer, mais derrière moi, le confinement de la tente. Je suppose que c'est pour cela qu'on dit que Gaza est une prison “à ciel ouvert”.
J'ai mangé un morceau de pain dans lequel il y avait du sable. D'une certaine manière, il avait un goût familier, et pas si mauvais que ça.
La sécurité est si précieuse que, pour être à l'abri des bombes israéliennes, nous devons être sans abri et vivre misérablement. La mort est peut-être plus paisible que la “sécurité”. Je ne me sens pas en sécurité dans une tente à côté de tant d'étrangers. Le meilleur abri à Gaza est l'hôpital.
Lorsque toutes les mouches agaçantes ont quitté la tente, il était temps de dormir. J'ai essayé d'essuyer le sable sur mon matelas, puis j'ai écouté de la musique pour me rappeler que je suis un être humain capable d’émotions.
L'inspiration a eu la gentillesse de me rendre visite, alors j'ai commencé à écrire.
Juin et juillet 2024
Aujourd’hui, ma vie est une véritable prison.
Bien que l'occupation dure depuis plus de 75 ans, c'est la première fois que je la ressens aussi clairement. Les mitrailleuses en mer, les avions au-dessus de nos têtes, les chars dans les rues.
Et les frontières sont fermées. Donc, même si vous avez les 5 000 dollars nécessaires pour passer en Égypte, c'est comme si vous ne les aviez pas.
Août 2024
J'écris cet article depuis notre tente à al-Mawasi, mais je peux entendre les bombardements de Rafah. Israël bombarde Rafah tous les jours, sans exception.
Le ciel est chargé de fumée grise et d'avions de combat, et les enfants continuent de faire voler des cerfs-volants.
J'avais plus peur de ne pas réussir à écrire que du drone au-dessus de ma tête. Ce n'est ni de la résistance ni de la force, c'est une sorte de traumatisme qui donne naissance à l'insouciance.
Combien de vies nous reste-t-il ?
Nous avons commencé une nouvelle “vie” à chaque évacuation. On fuit un endroit inconnu, et on se crée une petite vie qui peut s'arrêter à tout moment.
Vous achetez un bidon d'eau, vous construisez une salle de bain, vous achetez un matelas, vous essayez de trouver de quoi manger et n'importe quel endroit qui distribue des coupons. Et on finit par quitter cette vie pour en commencer une nouvelle.
Mais notre vraie vie est celle qui s'est achevée il y a plus de 300 jours.
Cette vie était-elle parfaite ? Pas du tout.
J'aimerais que cette guerre soit une série télévisée ou un livre pour pouvoir inventer les derniers épisodes, mais chaque jour est un suspense, et nous ne savons pas quand la mort viendra nous frapper.
Lorsque je prends un moment pour réaliser ce qui m'entoure, je me rends compte que cette vie ne m'est pas familière. La tente où je dors, le matelas, les rues, même les vêtements que je porte. Tous ces biens ne sont pas à moi. Ils n'ont pas mon odeur et n'ont aucun sens, ni mémoire.
Ce matin, je me suis réveillée tôt parce qu'il faisait chaud dans la tente. J'ai peut-être dormi cinq heures. Ma mère est partie travailler (elle est journaliste), et mes frères et sœurs dormaient encore grâce au ventilateur.
J'ai regardé autour de moi, et j'ai compris que tout était triste et vrai.
* Nowar Nabil Diab est écrivaine et photographe à Gaza.
https://electronicintifada.net/content/our-real-life-ended-300-days-ago/48356