👁🗨 Nous crions, souffrons & mourons seuls : La vie dans les ruines de Shuja'iya
L'invasion israélienne de ce quartier de la ville de Gaza, pendant un mois, a laissé derrière elle la dévastation. Toujours soumis au blocus, ses habitants risquent la mort pour un sac de farine.
👁🗨 Nous crions, souffrons & mourons seuls : La vie dans les ruines de Shuja'iya
Par Mahmoud Mushtaha 16 mars 2024
Plus de cinq mois après qu'Israël a ordonné à tous les Palestiniens du nord de la bande de Gaza d'évacuer vers le sud, environ 300 000 sont restés sur place. La majorité d'entre eux vivent dans un seul quartier : Shuja'iya.
Situé à l'est de la ville de Gaza, Shuja'iya a été un refuge à la fois pour certains de ses habitants et pour de nombreux autres Palestiniens déplacés d'ailleurs dans le nord suite aux bombardements et à l'assaut terrestre d'Israël. Jusqu'en décembre, c'était le seul quartier du nord de Gaza que les troupes israéliennes n'avaient pas encore envahi. Ce mois-ci, Shuja'iya a été le théâtre de certaines des attaques israéliennes les plus brutales jamais vues dans la bande de Gaza.
Cette invasion, qui a débuté le 4 décembre et s'est achevée le 22 décembre, a eu un effet dévastateur sur le quartier, le privant pratiquement de toute trace de vie. Aujourd'hui, Shuja'iya offre un tableau de destruction généralisée, avec des maisons réduites à l'état de décombres et des rues chaotiques. Les infrastructures de base - y compris l’ensemble des conduites d'eau du quartier - ne fonctionnent plus, plongeant les habitants dans un désespoir toujours plus profond.
L'armée israélienne ne s'est pas complètement retirée de la ville de Gaza : on peut encore voir des véhicules militaires autour du périmètre de la ville, ainsi qu'au checkpoint de Netzarim, qui coupe la bande de Gaza en deux le long de Wadi Gaza. Ainsi, la ville de Gaza reste essentiellement en état de blocus et déconnectée du reste de la bande, tandis que les forces israéliennes contrôlent l'entrée de la maigre aide humanitaire.
“La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement est indescriptible”, a déclaré Nader Jerada, 33 ans, à +972 avec une frustration palpable. “Nous sommes épuisés par la faim. J'ai envie de hurler que nous n'avons rien à manger. J'ai six enfants : six bouches à nourrir. Hier, ma fille pleurait de faim. J'ai envie de me couper quand je l'entends pleurer. Avant la guerre, j'aidais et je nourrissais tout le monde, mais regardez-nous maintenant aujourd’hui : nous mangeons du blé et de l'orge bruts, même de la nourriture pour oiseaux - qui, comme tout le reste, vient à manquer au marché. Un kilo coûte 35 NIS (environ 10 dollars)”.
En raison de la pénurie de farine dans le nord et des attaques répétées d'Israël contre les Palestiniens qui se rassemblent pour recevoir l'aide humanitaire, de nombreux habitants comme Jerada ont été contraints de se rabattre sur la nourriture pour animaux, souvent truffée de petits insectes, pour la remplacer.
“Le goût est infect, et la nourriture impropre à la consommation, mais nous n'avons rien d’autre”, a-t-il déclaré. “Demain, j'irai dans le sud, au lieu de mourir avec mes enfants dans le nord, sans nourriture.”
“Nous avons perdu toute dignité à cause de cette guerre”, a déclaré Said Sweirki, un habitant de Shuja'iya âgé de 22 ans. “Nous sommes devenus des animaux. Nos vies n'ont aucun sens, personne ne se soucie de nous ou ne nous apprécie à Gaza. Nous crions, nous mourons de faim et nous mourons seuls. Le monde sait-il que nous mangeons de la nourriture pour animaux ? Nous vivons sans le minimum vital : pas d'électricité, pas d'eau, pas de carburant. Nous ramassons du bois de chauffage pendant des heures dans les rues et les maisons détruites. Nous sommes revenus à l'âge de pierre.
“Nous nous réveillons tous les matins pour nous mettre en quête d'eau”, poursuit Sweirki. “Tous les habitants du quartier marchent avec des récipients vides et cherchent pendant des heures où pouvoir les remplir. Ensuite, nous cherchons où trouver de l'aide ou du riz à un prix raisonnable.”
“Le pire n'est pas la guerre, car malheureusement, nous sommes habitués aux guerres”, a-t-il poursuivi. “Le pire, ce sont ceux qui exploitent ces conditions pour gagner de l'argent - les commerçants sans valeurs. Hier, je suis allé voir un homme qui vend l'eau de son puits privé. J'ai fait la queue et il s'est mis à crier : “L'eau est devenue chère, un gallon coûtera 5 NIS [environ 1,50 dollar]”, alors qu'elle coûtait un demi-shekel auparavant. Tout ce que je souhaite, c'est quitter ce pays oppressif”.
Je n'ai plus rien à perdre
Le 2 novembre, l'armée israélienne a entièrement assiégé la ville de Gaza, marquant ainsi le début de son invasion féroce. Au cours des deux mois suivants, ses forces sont allés de porte en porte, rassemblant et faisant des centaines d'hommes prisonniers, commettant massacre après massacre contre les civils et semant la destruction où qu’elles aillent. Des Palestiniens ont été abattus simplement parce qu'ils sortaient de chez eux, même lorsqu'ils tentaient de fuir la ville. Mais ce n'est qu'un mois plus tard que les chars sont entrés dans Shuja'iya.
Le 4 décembre, Abu Khalil Habeib était chez lui avec une grande partie de sa famille lorsque les troupes israéliennes ont envahi le quartier sous le couvert de tirs d'artillerie lourde. Parmi les plus de 90 membres de sa famille qui s'abritaient avec lui, il y avait la famille de son frère, Hamdan, déplacée du quartier d'Al-Shaghaf.
“Nous avons tous évacué la maison, mais après quelques mètres, Hamdan s'est arrêté et m'a dit : “Je dois retourner chercher du lait pour ma fille parce qu'il n'y en a pas sur les marchés””, a raconté Habeib. Une décision tragique qui lui a été fatale : “Il est rentré chez lui et nous ne l'avons pas revu depuis”.
Au milieu du chaos provoqué par l'invasion de l'armée à Shuja'iya, le reste de la famille a poursuivi son voyage.
“Nous avons continué à marcher jusqu'à atteindre les abris d'Al-Rimal [un quartier voisin]. Nous avons attendu des heures, mais [Hamdan] n'est pas revenu”, poursuit Habeib. “Nous avons essayé de le contacter, mais il n'y avait pas de réseau. Nous avons alors pensé que quelque chose de grave lui était arrivé”.
La famille a vécu dans le vide douloureux de l'absence de Hamdan pendant deux mois, avant de rentrer chez elle après le repli de l'armée et de faire une découverte déchirante.
“Nous avons trouvé le corps de Hamdan au milieu de la rue, comme si quelque chose l'avait écrasé”, se souvient Habeib, les larmes aux yeux. “Un char israélien avait roulé sur son corps, séparant ses os de sa chair.”
Encore sous le poids du chagrin, Habeib craint de devoir fuir à nouveau Shuja'iya, car les forces israéliennes poursuivent leurs opérations dans le quartier adjacent de Zeitoun.
“Hier, nous n'avons pas pu dormir à cause des obus et des tirs israéliens, car ils sont maintenant à moins d'un kilomètre”, a-t-il raconté. “Nous préparons nos affaires pour l'évacuation, craignant l'approche de l'armée et l’encerclement des chars. Nous ne voulons pas du sort de Hamdan.”
Une autre famille prise dans le chaos de l'offensive d'Israël à Shuja'iya est celle de Heba Salim Al-Shurfa, une femme de 44 ans, déjà déplacée avec sa famille du quartier de Sheikh Radwan au début de la guerre.
“Le 4 décembre, j'ai vu la mort de mes propres yeux, et jusqu'à présent, je ne sais pas comment j'ai survécu”, a-t-elle déclaré à +972. “Soudain, à l'aube, les bombardements et les tirs n'ont pas cessé, pas même une seconde. Les vitres se sont brisées sur nous et la maison a tremblé violemment. Nous avons eu l'impression de vivre les derniers instants de notre vie”.
“Lorsque le jour s'est levé, le quartier s'est rempli de personnes déplacées fuyant leurs maisons, mais personne ne savait où aller”, a-t-elle poursuivi. “La scène était terrifiante ; les gens criaient : “Des chars sont au carrefour - si vous ne partez pas maintenant, ils vont vous assiéger et vous tuer, ou vous capturer””.
En entendant cela, a expliqué Mme Al-Shurfa, tout le monde a fui sans hésiter un instant, sans même avoir le temps de vérifier où se trouvaient les uns et les autres. Après avoir parcouru quelques mètres sur la route, elle s'est soudain rendu compte que son mari n'était pas avec eux - et depuis ce jour, elle ne l'a pas revu.
“Mon mari est toujours porté disparu”, pleure Mme Al-Shurfa. “Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. J'aurais préféré qu'il soit arrêté ou même tué. Au moins, je pourrais alors l'enterrer dans une tombe digne de ce nom, pour lui rendre hommage et avoir un lieu où notre famille pourrait se rendre pour se souvenir de lui”.
Mme Al-Shurfa a fui avec le reste de sa famille vers le quartier d'Al-Rimal, avant d'être contrainte de retourner à Shuja'iya lorsqu'Israël a aussi lancé un raid sur ce secteur. Aujourd'hui, Mme Al-Shurfa jure qu'elle ne fuira plus, quelles que soient les circonstances : “Même s'ils atteignent Shuja'iya [à nouveau], je n'évacuerai pas. Je n'ai plus rien à perdre ou à pleurer”.
Nous sommes perdus dans cette jungle
Bien que les combats à Shuja'iya soient moins violents depuis la fin du mois de décembre, l'armée israélienne continue de faire des incursions dans le quartier, obligeant à chaque fois les habitants à fuir d'une zone à l'autre. Le nombre de victimes et de disparus de l'invasion israélienne n'est pas encore totalement connu : les forces israéliennes assiégeant toujours l’endroit, aucune équipe médicale n'a pu y pénétrer pour évacuer les blessés ou récupérer les morts. Les habitants survivants ont toutefois pu se rendre compte de l'ampleur des destructions lors du retrait des troupes israéliennes, fin décembre.
Naser Bitar, un habitant de 31 ans, a perdu sa maison et son atelier de menuiserie à Shuja'iya à la suite des attaques israéliennes.
“Une place entière a été complètement rasée”, a-t-il déclaré à +972. “Ma maison, mon atelier, 12 autres maisons et une mosquée ont été réduits en poussière. Lorsque nous sommes revenus, après le retrait de l'armée, je ne pouvais pas reconnaître l'endroit où se trouvait ma maison”.
Bitar avait ouvert son atelier juste un an avant la guerre, rêvant de se lancer dans de grands projets.
“J'aurais aimé n'avoir perdu que ma maison”, dit-il. “Au moins, je pourrais travailler dans l'atelier après la guerre pour en construire une nouvelle.
“Depuis cinq mois, je n'ai pas touché un seul shekel”, poursuit Bitar. “Le travail s'est complètement arrêté et j'ai dépensé toutes mes économies au cours des premiers mois de la guerre. Je ne sais pas quoi faire ni comment dire à mes enfants que je n'ai ni argent ni nourriture. Les prix sont extrêmement élevés et le marché peu approvisionné. Certaines organisations internationales affirment qu'elles travaillent dans le nord pour nous aider, mais depuis le début de la guerre, je n'ai reçu aucune aide. Je ne sais pas pourquoi l'aide n'est pas distribuée correctement.”
Ces dernières semaines, un filet d'aide humanitaire est parvenu à certains des Palestiniens assiégés dans le nord de la bande de Gaza, par le biais de largages aériens et de convois terrestres. Les habitants attendent toute la nuit à l'endroit où l'aide doit arriver, espérant désespérément ramener quelque chose à leur famille. Ces rassemblements peuvent toutefois s'avérer très dangereux, les forces israéliennes ayant ouvert le feu sur la foule à plusieurs reprises, et des gangs locaux ont commencé à s'immiscer dans la distribution.
Amjad Bassam, 19 ans, a été l'un des plus chanceux : fin février, il a réussi à ramener chez lui deux sacs de farine provenant d'un convoi d'aide qui a atteint le nord.
“Je ne peux pas vous décrire la scène”, dit-il. “Des milliers de personnes attendent de la farine. Tout le monde à Gaza a faim. Malgré la proximité avec les chars israéliens, les gens se précipitent sur les camions d'aide et s’emparent de tout ce qu'ils peuvent”. Mettre la main sur de la farine pour sa famille a été “le meilleur moment de ma vie pendant la guerre”.
Bashir Ishteiwi, 60 ans, n'a pas eu cette chance.
“Entre l'attente au soleil dans la rue Salah al-Din et les nuits glaciales dans la rue Rashid, je n'ai pas pu obtenir de farine, ne serait-ce qu'une seule fois”, déplore-t-il.
Cet homme âgé a perdu deux fils pendant la guerre, tous deux tués lors d'une frappe aérienne israélienne ; il doit donc s'occuper de ses petits-enfants. Mais dans une foule de milliers de personnes désespérées et affamées, il a peu de chances de repartir avec quelque chose.
“Les forts se nourrissent des faibles”, a déclaré M. Ishteiwi. “Ceux qui sont armés contrôlent la farine. Des bandes manipulent la distribution de l'aide, sans aucun sens du système. Une fois, j'ai réussi à porter un sac de farine avec mon petit-fils. J'ai marché quelques mètres et un groupe de voyous m'a arrêté, brandissant un couteau et exigeant que nous leur donnions la farine. Je l'ai donnée : je suis un vieil homme, je n'ai plus la force d'affronter qui que ce soit".
“Les tirs des chars israéliens, les bandes armées, le froid, la peur, nous endurons tout cela pour un simple sac de farine”, ajoute le petit-fils de M. Ishteiwi. “Notre statut à Gaza est tel que nous nous sentons perdus dans une jungle”.