👁🗨 Nulle part où aller
Alors que je m'entretiens avec Saleem, le fracas de l'avancée israélienne se fait entendre au loin. “Je ne sais pas quand nous pourrons nous reparler”, dit-il. “Je ne sais pas où je serai.”
👁🗨 Nulle part où aller
Par Vijay Prashad*, le 14 février 2024
“En rasant Gaza en tant que territoire, on efface le passé, le présent et l'avenir de nombreux Palestiniens”.
Le 9 février 2024, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a déclaré que son armée avancerait dans Rafah, la dernière ville de Gaza non occupée par les Israéliens. La plupart des 2,3 millions de Palestiniens qui vivent à Gaza ont fui vers la frontière sud avec l'Égypte après avoir été informés par les Israéliens, le 13 octobre 2023, que le nord devait être abandonné et que le sud serait une “zone de sécurité”. Lorsque les Palestiniens du nord, en particulier ceux de la ville de Gaza, ont entamé leur marche vers le sud, souvent à pied, ils ont été attaqués par les forces israéliennes, qui ne leur ont laissé aucun passage sûr. Les Israéliens ont déclaré que tout ce qui se trouvait au sud de Wadi Gaza, qui divise l'étroite bande de Gaza, serait sûr, mais lorsque les Palestiniens se sont rendus à Deir-al-Balah, Khan Younis et Rafah, ils ont constaté que les jets israéliens les suivaient et que les troupes israéliennes étaient à leurs trousses. Aujourd'hui, Netanyahou a déclaré que ses forces entreraient à Rafah pour combattre le Hamas. Le 11 février, M. Netanyahou a déclaré à la chaîne NBC qu'Israël assurerait “un passage sûr pour la population civile” et qu'il n'y aurait pas de “catastrophe”.
Catastrophe
L'utilisation du mot “catastrophe” est significative. Il s'agit de la traduction anglaise consacrée du mot “nakba”, qui désigne depuis 1948 l'expulsion forcée, cette année-là, de la moitié de la population palestinienne de ses foyers. L'utilisation de ce terme par M. Netanyahu intervient alors que de hauts responsables du gouvernement israélien ont déjà parlé d'une “Nakba de Gaza” ou d'une “seconde Nakba”. Ces expressions figuraient dans la requête déposée par l'Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) le 29 décembre 2023, alléguant qu'elles faisaient partie des “expressions d'intentions génocidaires contre le peuple palestinien par des représentants de l'État israélien”. Un mois plus tard, la CIJ a déclaré qu'il existait des preuves “plausibles” de l'existence d'un génocide à Gaza, soulignant les propos des responsables israéliens. L'un d'entre eux, le ministre israélien de la défense Yoav Gallant, a déclaré : “J'ai levé toutes les restrictions” (cité à la fois dans la plainte sud-africaine et dans l'ordonnance de la CIJ).
Que M. Netanyahu affirme qu'il n'y aurait pas de “catastrophe” après que plus de 28 000 Palestiniens ont été tués et que deux millions des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza ont été déplacés laisse perplexe. Depuis l'ordonnance de la CIJ, l'armée israélienne a tué près de 2 000 Palestiniens. L'armée israélienne a déjà commencé à prendre d'assaut Rafah, une ville dont la densité de population atteint désormais 22 000 habitants au kilomètre carré. En réponse à l'annonce de l'entrée d'Israël dans la ville de Rafah, le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) - l'un des rares groupes opérant dans la partie sud de Gaza - a déclaré qu'une telle offensive “réduirait à néant toute intervention humanitaire”. Le NRC a évalué neuf des abris de Rafah, qui abritent 27 400 civils, et a constaté que les résidents n'avaient pas d'eau potable. Les abris fonctionnant à 150 % de leur capacité, des centaines de Palestiniens vivent dans la rue. Dans chacune des zones étudiées par le NRC, les réfugiés palestiniens sont en proie à l'hépatite A, à la gastro-entérite, aux diarrhées, à la variole, aux poux et à la grippe. En raison de la faillite de cette action humanitaire du NRC et des Nations unies - dont l'agence UNRWA a perdu son financement et est attaquée par les Israéliens -, la situation va encore se dégrader.
Un passage sûr
M. Netanyahou affirme que son gouvernement offrira un “passage sûr” aux Palestiniens. Ces mots ont été entendus et ré entendus par les Palestiniens depuis la mi-octobre, lorsqu'on leur a dit de continuer à aller vers le sud pour éviter d'être tués par les bombardements israéliens. Personne ne croit assurances de Netanyahou. Un agent de santé palestinien, Saleem, m'a dit qu'il ne pouvait imaginer aucun lieu sûr dans la bande de Gaza. Il est venu de Khan Younis dans le quartier al-Zohour de Rafah, à pied avec sa famille, désespérant de se trouver hors de portée des canons israéliens.
“Où pouvons-nous aller maintenant ?”, me demande-t-il. “Nous ne pouvons pas entrer en Égypte. La frontière est fermée. Nous ne pouvons donc pas aller vers le sud. Nous ne pouvons pas entrer en Israël, c'est impossible. Devons-nous retourner au nord, à Khan Younis et à Gaza City ?”
Saleem se souvient que lorsqu'il est arrivé à al-Zohour, les Israéliens ont pris pour cible la maison du Dr Omar Mohammed Harb, tuant 22 Palestiniens (dont cinq enfants). La maison a été rasée. Le nom du Dr Omar Mohammed Harb m'est resté en mémoire parce que je me suis souvenu qu'il y a deux ans, sa fille Abeer devait se marier avec Ismail Abdel-Hameed Dweik. Une frappe aérienne israélienne sur le camp de réfugiés de Shouhada a tué Ismail. Abeer a été tuée lors de l'attaque de la maison de son père, qui avait servi de refuge aux personnes fuyant le nord. Saleem s'est installé dans ce quartier de Rafah. Aujourd'hui, il est perdu. “Où aller ?” demande-t-il.
Domicide
Le 29 janvier 2024, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à un logement convenable, M. Balakrishnan Rajagopal, a publié dans le New York Times un article percutant intitulé “Domicide : the Mass Destruction of Homes Should be a Crime Against Humanity” [Domicide : la destruction massive de logements devrait être considérée comme un crime contre l'humanité]. Cet article est accompagné d'un reportage photo de Yaqeen Baker, dont la maison a été détruite à Jabalia (nord de Gaza) par les bombardements israéliens.
“La destruction des maisons à Gaza”, écrit Mme Baker, “est devenue monnaie courante, tout comme le sentiment selon lequel l'important est d'être en sécurité et que tout le reste peut être reconstruit”.
Ce sentiment est partagé par tous ceux qui sont encore en vie dans la bande de Gaza. Mais, comme le dit M. Rajagopal, l'ampleur de la destruction des logements à Gaza ne doit pas être considérée comme allant de soi. Il s'agit d'une forme de “domicide”, d'un crime contre l'humanité.
L'attaque israélienne contre Gaza, écrit le Dr Rajagopal, est
“bien pire que ce que nous avons vu à Dresde et à Rotterdam pendant la Seconde Guerre mondiale, où environ 25 000 maisons ont été détruites dans chacune de ces villes”.
À Gaza, dit-il, plus de 70 000 logements ont été totalement détruits et 290 000 partiellement endommagés. Au cours de ces trois mois de tirs israéliens, il note que
“60 à 70 % des structures à Gaza, et jusqu'à 84 % des structures dans le nord de la bande de Gaza, ont été endommagées ou détruites”.
En raison de ce domicide, les Palestiniens de Rafah n'ont nulle part où aller s'ils remontent vers le nord. Leurs maisons ont été détruites.
“En rasant Gaza en tant que territoire”, déclare M. Rajagopal, “on efface le passé, le présent et l'avenir de nombreux Palestiniens”.
Cette déclaration du Dr Rajagopal est la reconnaissance du génocide en cours à Gaza.
Alors que je m'entretiens avec Saleem, le bruit de l'avancée israélienne se fait entendre au loin.
“Je ne sais pas quand nous pourrons nous reparler”, dit-il. “Je ne sais pas où je serai.”
* Le dernier livre de Vijay Prashad (avec Noam Chomsky) s'intitule The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of US Power (New Press, août 2022).
https://www.counterpunch.org/2024/02/14/there-is-no-place-for-the-palestinians-of-gaza-to-go/