đâđš âOn risque nos vies en sâapprochant de la mer. Mais si on la quitte, on meurtâ
L'industrie de la pĂȘche a Ă©tĂ© paralysĂ©e par le blocus imposĂ© par IsraĂ«l depuis 2007, et par les activitĂ©s des compagnies gaziĂšres amĂ©ricaines et israĂ©liennes opĂ©rant prĂšs des cĂŽtes de Gaza.

đâđš âOn risque nos vies en sâapprochant de la mer. Mais si on la quitte, on meurtâ
Par Ruwaida Kamal Amer, le 11 mars 2025
Il ne reste que peu de choses du secteur de la pĂȘche Ă Gaza, dĂ©vastĂ© par la guerre et des annĂ©es de blocus israĂ©lien. Pourtant, les pĂȘcheurs s'accrochent Ă leur gagne-pain.
Depuis 17 mois, Ahmed Al-Hissi, un pĂȘcheur de 54 ans du camp de rĂ©fugiĂ©s d'Al-Shati Ă Gaza, n'a pas touchĂ© Ă sa canne Ă pĂȘche. Elle est restĂ©e dans l'entrepĂŽt prĂšs du port oĂč il l'a rangĂ©e peu aprĂšs l'offensive d'IsraĂ«l sur la bande de Gaza, et il n'a pas osĂ© la ressortir, mĂȘme aprĂšs le cessez-le-feu.
âNous formons de grandes familles et la pĂȘche est notre seule source de revenusâ, a-t-il confiĂ© Ă +972 Magazine. âNous attendons toujours que l'armĂ©e [israĂ©lienne] nous autorise Ă pĂȘcherâ.
Depuis des annĂ©es, les pĂȘcheurs de Gaza doivent composer avec des zones de pĂȘche de plus en plus restreintes, consĂ©quence du blocus imposĂ© par IsraĂ«l sur le territoire. Mais aprĂšs le 7 octobre, le secteur s'est brutalement figĂ©, les navires de la marine israĂ©lienne n'hĂ©sitant pas Ă ouvrir le feu sur quiconque tentait de prendre la mer.
âMes fils ont essayĂ© de pĂȘcher depuis la plage, et ils se sont quand mĂȘme fait tirer dessusâ, raconte Al-Hissi.
AprĂšs l'entrĂ©e en vigueur du cessez-le-feu en janvier, Al-Hissi, qui pĂȘche depuis son adolescence, est retournĂ© au port avec ses fils dans l'espoir de recommencer Ă travailler. Ils ont dĂ©couvert un paysage de dĂ©solation : tous les bateaux du port ont Ă©tĂ© dĂ©truits.
âIl ne reste plus rienâ dit-il. âCela veut dire repartir de zĂ©roâ.
En effet, il ne reste pratiquement rien des activitĂ©s de pĂȘche autrefois florissantes de Gaza aprĂšs un an et demi de bombardements israĂ©liens. Nizar Ayyash, le responsable du syndicat des pĂȘcheurs de Gaza, estime les prĂ©judices causĂ©s aux activitĂ©s de pĂȘche Ă environ 75 millions de dollars. Selon le ministĂšre de l'Agriculture, IsraĂ«l a tuĂ© au moins 200 pĂȘcheurs et continue de menacer de les prendre pour cible et de les tuer, mĂȘme depuis le dĂ©but du cessez-le-feu.

Al-Hissi connaßt ces dangers mieux que personne : deux de ses fils ont été abattus par les forces israéliennes en mer, respectivement en 2017 et 2021.
âSous l'occupation israĂ©lienne, ce mĂ©tier a toujours Ă©tĂ© dangereux pour nousâ, explique-t-il. âMĂȘme avant la guerreâ.
Rajab Abu Ghanem, 51 ans, possĂ©dait un grand bateau de pĂȘche sur lequel il a pris la mer tous les jours pendant des dĂ©cennies. Il pouvait voir la mer depuis sa maison dans le quartier cĂŽtier aisĂ© de Sheikh Ijlin, au sud de la ville de Gaza.
âJ'y vis depuis mon enfanceâ, a-t-il racontĂ© Ă +972. âJour et nuit, je vivais l'air marin, et je n'avais que dix pas Ă faire pour ĂȘtre sur la plageâ.
Quand la guerre a commencĂ©, Abu Ghanem et sa famille ont Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s vers le camp d'Al-Mawasi, prĂšs de Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza. LĂ -bas, il lui arrivait de se promener en bord de mer et de voir des pĂȘcheurs sur de minuscules embarcations qui tentaient d'attraper ce qu'ils pouvaient avec des filets et des cannes.
âL'armĂ©e israĂ©lienne n'arrĂȘtait pas de leur tirer dessus, et lĂ oĂč ils jetaient leurs filets, le poisson Ă©tait rareâ, se souvient-il.
Ă son retour dans le nord de Gaza aprĂšs le cessez-le-feu, Abu Ghanem a retrouvĂ© sa maison sĂ©rieusement touchĂ©e, et son bateau dĂ©truit. Par crainte d'ĂȘtre attaquĂ© par des navires de guerre israĂ©liens, il a toujours prĂ©fĂ©rĂ© rester Ă l'Ă©cart de l'eau.
âAvant, je travaillais sur mon bateau avec mes enfantsâ, regrette-t-il. âJe n'arrive pas Ă croire que je n'ai pas pris la mer depuis un an et demi. Je pleure tous les jours en regardant le large sans pouvoir y allerâ.
Du blocus Ă la guerre
Le secteur de la pĂȘche Ă Gaza est en dĂ©clin depuis 1993, date Ă laquelle les accords d'Oslo ont rĂ©duit les zones de pĂȘche autorisĂ©es au large de la cĂŽte de l'enclave. Alors que l'accord fixait la limite Ă 20 milles [37 km] du rivage, IsraĂ«l n'a jamais autorisĂ© les pĂȘcheurs palestiniens Ă s'aventurer au-delĂ de 15 milles, et a pĂ©riodiquement imposĂ© des restrictions encore plus drastiques. Ăvidemment, de telles contraintes ont limitĂ© l'Ă©ventail des diverses espĂšces de poissons, et les pĂȘcheurs ont dĂ» se rabattre sur des poissons plus petits, au dĂ©triment de l'Ă©quilibre de la vie marine.

L'industrie de la pĂȘche a Ă©tĂ© paralysĂ©e par le blocus imposĂ© par IsraĂ«l depuis 2007, et par les activitĂ©s des compagnies gaziĂšres amĂ©ricaines et israĂ©liennes opĂ©rant prĂšs des cĂŽtes de Gaza. Les navires de la marine israĂ©lienne ont rĂ©guliĂšrement attaquĂ© les pĂȘcheurs palestiniens, les ont dĂ©tenus illĂ©galement et ont confisquĂ© leurs bateaux.
MalgrĂ© ces Ă©preuves, le nombre de pĂȘcheurs enregistrĂ©s travaillant Ă Gaza est passĂ© Ă 4 900 au cours des mois prĂ©cĂ©dant la guerre, et 1 500 autres Palestiniens Ă©taient employĂ©s dans des activitĂ©s connexes telles que la prĂ©paration du poisson, dans des usines fabriquant de la glace ou le commerce du poisson. Mais selon M. Ayyash, du syndicat des pĂȘcheurs, cette croissance s'expliquait principalement par le manque d'autres perspectives d'emploi dans la bande de Gaza.
Aujourd'hui, tout a disparu. Les bombardements d'IsraĂ«l ont dĂ©truit la plupart des bateaux de pĂȘche de Gaza et empĂȘchĂ© les pĂȘcheurs de s'approcher du rivage.
Certains, cependant, comme Subhi Nayef Abu Rayala, 35 ans, n'ont pas renoncĂ© malgrĂ© le danger. DĂ©placĂ© d'Al-Shati, au nord, Ă Rafah puis Ă Deir Al-Balah, au sud, sans son Ă©quipement ni son bateau, il a rejoint des pĂȘcheurs locaux prĂȘts Ă braver leurs propres peurs pour aller pĂȘcher ce qu'ils pourraient dans des eaux peu profondes.
âJ'avais peur, mais je suis pĂȘcheur et je ne survivrais pas sans la merâ, a-t-il dit Ă +972.
Avant la guerre, Abu Rayala sortait en bateau la nuit, aux heures les plus propices. Mais aprĂšs le 7 octobre, sortir la nuit Ă©tait synonyme de condamnation Ă mort.
âNous sortions de jour pour que les navires israĂ©liens voient que nous ne faisions que pĂȘcher prĂšs du rivageâ, a-t-il expliquĂ©.
Chaque matin, Abu Rayala scrute l'horizon à la recherche de patrouilleurs israéliens.
âS'ils sont lĂ , je ne sors pas, sinon, j'y vaisâ, dit-il. âQuand on revient de la pĂȘche, on est accueillis sur la plage par des gens qui veulent acheter du poisson, car pendant des mois, il n'y a pas eu d'autre source de protĂ©ines Ă Gazaâ.
Mais la plupart des poissons les plus riches en substances nutritives, a-t-il fait remarquer, nagent à des profondeurs auxquelles ils ne peuvent pas accéder sans danger.

Depuis son retour dans le nord aprĂšs le cessez-le-feu, Abu Rayala n'est toutefois pas reparti en mer.
âJe pensais que cela faciliterait les choses, mais c'est tout le contraire qui s'est produitâ, a-t-il dĂ©clarĂ© Ă +972. âOn risque sa vie en s'approchant de l'eauâ.
âS'il faut quitter la mer, nous mouronsâ
Ismail Abu Jiab, 35 ans, est pĂȘcheur Ă Gaza depuis maintenant 16 ans. Il possĂ©dait un grand bateau et employait quatre personnes, mais son activitĂ© a Ă©tĂ© dĂ©vastĂ©e par les bombardements d'IsraĂ«l.
âDĂšs le dĂ©but de la guerre, tous les grands bateaux ont Ă©tĂ© bombardĂ©s et brĂ»lĂ©sâ, se souvient-il.
Pour essayer de survivre, Abu Jiab et son ami ont continué à travailler avec le matériel qu'ils ont pu récupérer, gagnant moins de 10 NIS (2,75 dollars) par jour.
âNous avons repris tout l'ancien matĂ©riel : le bateau Ă aubes d'il y a 20 ans et des filets dĂ©chirĂ©s et usĂ©sâ dit-il. âNous travaillions une journĂ©e, puis nous faisions une pause de dix jours, car le matĂ©riel n'aurait pas tenu le coup sinonâ.
MĂȘme en pĂȘchant prĂšs du rivage, Abu Jiab et ses collĂšgues pĂȘcheurs sont constamment harcelĂ©s par les garde-cĂŽtes israĂ©liens. Des patrouilleurs naviguent Ă proximitĂ©, tirant sur les pĂȘcheurs ou abĂźmant leurs bateaux. De plus, la fermeture des checkpoints par IsraĂ«l empĂȘche toute arrivage d'essence et de fibre de verre, et la rĂ©paration ou l'entretien des bateaux.
âJ'ai huit enfants Ă nourrirâ, soupire Abu Jiab. âPersonne ne se soucie de nous, ni les institutions locales ni les organisations internationalesâ.

En dĂ©cembre 2024, alors que l'hiver s'installait et que les vagues commençaient Ă inonder les tentes des Palestiniens dĂ©placĂ©s rĂ©fugiĂ©s sur la plage de Deir Al-Balah, Abu Jiab et ses collĂšgues pĂȘcheurs ont vidĂ© leurs entrepĂŽts endommagĂ©s dans le port pour offrir un refuge.
âCeux qui n'Ă©taient pas totalement dĂ©truits avaient brĂ»lĂ©, mais c'Ă©tait quand mĂȘme mieux que sous la tenteâ, prĂ©cise-t-il.
Abu Jiab a continuĂ© Ă travailler tant qu'il a pu pendant la guerre, mais il a arrĂȘtĂ© depuis le cessez-le-feu suite aux menaces israĂ©liennes.
âMa vie, c'est la merâ, dit-il. âNous avons hĂ©ritĂ© de ce mĂ©tier de nos pĂšres et grands-pĂšres. Nous sommes comme les poissons : si nous quittons la mer, nous mouronsâ.
En rĂ©ponse Ă l'enquĂȘte de +972, un porte-parole de l'armĂ©e israĂ©lienne a dĂ©clarĂ© que la population de Gaza a Ă©tĂ©
âinformĂ©e des restrictions imposĂ©es Ă la zone maritime adjacente Ă la bande de Gazaâ, ajoutant que la marine israĂ©lienne a pour âmission d'assurer la sĂ©curitĂ© de l'Ătat d'IsraĂ«l contre les menaces contre la sĂ©curitĂ© nationale en mer, avec un maximum de prĂ©cautions pour limiter les victimes civilesâ.