👁🗨 Patrick Lawrence : Censure généralisée
C'est une chose d'intimider, suspendre & censurer, mais c'en est une autre de s'attaquer à un journaliste de la trempe de Seymour Hersh: le jeu se durcit, et risque de se durcir encore davantage.
👁🗨 Censure généralisée
Par Patrick Lawrence / Consortium News, le 21 février 2023
C'est une chose d'intimider, de suspendre et de censurer, mais c'en est une autre de censurer un journaliste de la trempe de Seymour Hersh. Ma conclusion : Le jeu se durcit, et risque de se durcir encore davantage.
Avertissement de contenu, annulation, dé-platformage, refus d'accès : le sort réservé à l'interview de Sy Hersh sur Democracy Now ! sur YouTube est la dernière indication en date de la dureté de la suppression de la presse dans cette nouvelle ère médiatique.
Lorsque je me suis réveillé dimanche matin en apprenant que YouTube avait censuré une longue interview que Seymour Hersh avait réalisée pour Democracy Now ! au motif qu'elle ne respectait pas les "normes communautaires" de la filiale de Google et qu'elle était, de surcroît, "offensante", mon esprit a fusé dans plusieurs directions.
J'ai pensé à l'affaire du New York Post, en octobre 2020, trois semaines avant l'élection présidentielle, lorsque Twitter, Facebook et les autres grandes plateformes de médias sociaux ont bloqué le plus ancien quotidien américain après qu'il eut rapporté le contenu accablant et politiquement préjudiciable de l'ordinateur portable de Hunter Biden.
J'ai pensé à ce que nous appelons aujourd'hui "l'industrie de la désinformation" et à toutes ces organisations malveillantes - PropOrNot, NewsGuard, Hamilton 68, etc. - qui, dotées de barbouzes occupant des postes d'employés et de conseillers, se consacrent à discréditer les écrivains dissidents et les publications indépendantes, en les accusant de véhiculer la propagande russe.
Et puis j'ai pensé à une histoire qu'une connaissance russe m'a racontée un après-midi autour d'un verre lorsque j'étais à Moscou il y a quelques années. Leonid était professeur de sociologie à l'université d'État de Moscou, et avait servi le Comité central et le Politburo dans diverses fonctions consultatives pendant l'ère soviétique. Leonid savait comment surfer sur la vague, pour ainsi dire, et il savait de quoi il parlait. Il avait également un merveilleux sens de l'humour, et une appréciation très développée des ironies infinies de la vie.
Laissez-moi de vous raconter son histoire, et faire le lien avec l'exposé de Hersh sur l'opération Nord Stream du régime Biden et les autres cas mentionnés.
Nous avions parlé de la presse, en Russie, en Amérique, en Asie et ailleurs, échangeant des observations et comparant nos notes. C'est alors, au bar du vieil hôtel Metropole, que Leonid a raconté une histoire dont il pensait que je la trouverais utile ou amusante, voire les deux.
Souvenir au Metropole
Au cours de l'une des périodes de détente soviéto-américaine des années 1970, le département d'État a proposé à deux fonctionnaires du ministère des affaires étrangères de faire un tour des États-Unis. Ils ont visité cinq villes - New York, Washington, Chicago, Los Angeles et San Francisco - les responsables du département d'État prenant soin de montrer à leurs invités le genre de choses que les responsables du département d'État voudraient que les visiteurs soviétiques voient. Une certaine camaraderie s'est développée. Il est agréable de penser à cette scène, aussi improbable que soient devenues de telles opportunités.
Lorsqu'ils atteignirent San Francisco et qu'il fut temps de faire leurs adieux, les bergers du département d'État demandèrent aux deux Soviétiques quels aspects de la vie américaine leur semblaient les plus marquants. Les Soviétiques n'ont, semble-t-il, pas hésité à répondre.
En Union soviétique, ont-ils dit, tous les journaux sur 11 fuseaux horaires disent la même chose tous les jours parce qu'ils sont soigneusement censurés. On leur dit systématiquement ce qu'il faut dire et ce qu'il faut laisser de côté. Ici, en Amérique, la presse est libre. Nous n'avons vu aucun signe de censure dans toutes les villes que vous nous avez montrées. Et pourtant, où que nous soyons, lorsque nous prenons un journal, ils disent tous la même chose. De New York à la Californie, tout ce que nous avons lu est toujours identique.
Il y a une censure imposée de l'extérieur et une censure imposée de l'intérieur, pour dire l'évidence, et les deux bureaucrates soviétiques étaient fascinés de voir pour la première fois cette dernière à l'œuvre. La censure brutale n'est pas belle à voir, voulait dire Leonid, mon ami russe. Mais la censure invisible est tout aussi efficace.
Tout le monde dans le journalisme traditionnel sait où se situent les limites, comme j'aime à le dire, et si vous passez trop de temps au-delà de ces limites, vous ne travaillerez pas très longtemps dans le journalisme traditionnel. Je me demande si Seymour Hersh, un des grands journalistes de notre époque, n'aurait pas une petite idée à ce sujet.
Censure intérieure
Cette question de la censure intérieure, communément appelée autocensure, me fascine depuis longtemps. J'ai observé à de nombreuses reprises des journalistes qui se soumettent pour préserver leur carrière professionnelle, et qui s'entraînent à accepter le langage silencieux qui leur dit ce qu'ils doivent dire, et ce qu'ils doivent taire. Et puis, au fil du temps, vous les trouvez en train d'exprimer avec vigueur des pensées et croyances qui leur sont imposées, absolument convaincus que celles-ci sont bien les leurs, forgées en toute indépendance.
Cet désir ardent de l'esprit moderne de se conformer alors que nous restons convaincus de notre originalité et de notre individualité : Phil Slater a abordé ce sujet dans son ouvrage The Pursuit of Loneliness, publié en 1970, et trop vite tombé dans l'oubli. Et Erich Fromm dans Escape from Freedom, paru en 1941, n'a rien perdu de sa pertinence à notre époque :
"Nous sommes fiers de constater que, dans sa façon de mener sa vie, l'homme s'est affranchi des autorités extérieures, qui lui disent ce qu'il doit faire et ce qu'il ne doit pas faire. Nous négligeons le rôle des autorités anonymes telles que l'opinion publique et le "bon sens", si puissants du fait de notre volonté profonde de nous conformer à ce que tous attendent de nous, et de notre peur tout aussi intense d'être différents".
J'ai moi-même été confronté à des rédacteurs en chef autoritaires dont j'aurais tant aimé qu'ils soient plus discrets qu'ils ne l'étaient, mais qu'importe ! Fromm et Slater s'intéressent à la psychologie collective, source de l'extraordinaire efficacité de l'autocensure. Fromm parle de "conformité compulsive".
Nous pouvons remonter à Alexis de Tocqueville pour avoir une idée de l'enracinement de cette conformité chez les Américains. Ce que les visiteurs soviétiques ont constaté il y a une cinquantaine d'années et que nous ne voyons pas, alors qu'il s'agit d'une évidence, ne peut ni nous surprendre ni nous mystifier : les médias américains sont aussi rigoureusement contrôlés par les mécanismes de la censure interne que n'importe quel journal dans n'importe quelle société "autoritaire" que nous prétendons détester pour son manque de liberté.
Mais ce qui est arrivé à l'interview de Sy Hersh sur Democracy Now ! le week-end dernier, ainsi qu'au New York Post dans les dernières semaines de la campagne présidentielle de Joe Biden, et à de nombreux journalistes indépendants aux mains de l'industrie de la désinformation depuis que tout cela est apparu il y a une demi-douzaine d'années, doit nous obliger à y réfléchir.
Il est communément admis que l'émergence des médias numériques depuis le milieu des années 1990, lorsque les premières publications de ce type sont apparues (et lorsque Bob Parry a commencé à publier avec Consortium News), nous aura propulsés dans une nouvelle ère. Et par là, on peut entendre beaucoup de choses. Ne nous y trompons pas : malgré tout le bien que ces nouveaux médias ont apporté et toutes les portes qu'ils promettent d'ouvrir, cette nouvelle ère sera celle d'une censure coercitive, imposée de l'extérieur, aussi lourde que celle à laquelle les Soviétiques en visite avaient été confrontés il y a quelques années.
Avec le déclin de nos médias traditionnels, asservis au pouvoir à un degré dont personne n'aurait osé rêver il y a quelques dizaines d'années, les médias indépendants tels que Consortium News représentent l'avenir de la Great Craft [qu’on peut traduire par “Grand Art”], comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises dans ce blog. Mais il me semble que les plates-formes numériques dont dépendent ces médias ont été dès le départ aussi bien des handicaps que des atouts.
Les technologies ne sont pas neutres sur le plan des valeurs. Jacques Ellul, l'anarchiste chrétien et intellectuel aux multiples facettes, a défendu cette thèse dans The Technological Society, publié en anglais en 1964. Pour exprimer sa thèse en termes trop simples, les technologies ne sont pas vides de contenus autres que ceux qu'on y introduit. Toute technologie contient implicitement une confirmation de l'économie politique et des circonstances matérielles qui l'ont engendrée.
En d'autres termes, les technologies dont disposent les journalistes indépendants sont des produits corporatifs. Elles sont vitales pour les professionnels indépendants en tant que moyens de diffusion, mais, comme nous l'apprenons chaque jour, l'accès à ces technologies peut être suspendu à tout moment. Cette contradiction semble avoir échappé à beaucoup d'entre nous. Aujourd'hui, il est urgent de le comprendre.
Ce faisant, nous sommes amenés à nous demander si la promesse d'un journalisme indépendant peut être étouffée par un système de censure totalitaire. Pensez-vous que cette phrase soit trop forte ? Ce n'est pas le cas de Marc Andreessen, fondateur de Netscape, la société de services web, et figure influente de la Silicon Valley. Au printemps 2022, Andreessen a envoyé cette note via Twitter :
"Je vous prédis des politiques de censure/déplatformage identiques dans toutes les couches d'Internet. Les fournisseurs d'accès à Internet côté client et côté serveur, les plateformes de cloud computing, les réseaux de paiement, les systèmes d'exploitation clients, les navigateurs, les clients de messagerie. À de rares exceptions près. La pression est intense."
Je ne sais pas à quel point nous nous sommes encore loin du monde contre lequel Andreesson nous met en garde. Et quel serait l'intérêt de prendre la direction qu'il prévoit ?
Loin de moi l'idée de minimiser l'importance des médias indépendants, un point qui, je l'espère, est maintenant clair, mais pour m'exprimer autrement, c'est une chose d'intimider, de suspendre et de censurer les publications émergentes, mais c'en est une autre de censurer un journal historique comme le New York Post, ainsi qu'un journaliste de la trempe de Seymour Hersh. Ma conclusion : Le jeu se durcit, et risque de se durcir encore davantage.
Un autre facteur accélérant le rythme du régime de censure américain mérite d'être mentionné. Il s'agit du contexte général. Au moment où les médias numériques ont commencé à trouver leur place dans le discours public, les événements de 2001 ont poussé l'imperium américain à faire marche arrière, et il a depuis lors adopté la posture hostile de la victime. Comme l'histoire nous l'enseigne, c'est à ce stade que les nations en déclin ont besoin de la loyauté de toutes les institutions économiques, politiques, industrielles et culturelles. En conséquence, la ligne de démarcation entre l'État de sécurité nationale et les médias d'entreprise n'a pas été simplement estompée dans l'ère post-2001 : elle est désormais quasiment effacée, comme le montrent clairement des documents tels que les Twitter Files.
En sommes-nous surpris ? Nous ne devrions pas. Prochaine question : Que devons-nous faire alors qu'une ère de censure totale semble se profiler ? S'abonner à la publication indépendante de votre choix serait un bon début.
Des passages de cet article sont extraits du livre de l'auteur, Journalists and Their Shadows, à paraître chez Clarity Press.
Certaines parties de cet article sont extraites du livre de l'auteur, Journalists and Their Shadows, à paraître chez Clarity Press.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/02/21/patrick-lawrence-totalized-censorship/