đâđš Patrick Lawrence : Ellsberg et le processus d'Ă©veil
Chacun d'entre nous peut agir avec autant de sincérité, de fidélité & de loyauté pour la cause humaine en acceptant le fardeau inhérent à la connaissance, comme Ellsberg en a fait l'expérience.
đâđš Ellsberg et le processus dâĂ©veil
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 27 juin 2023
comme Ellsberg en a fait l'expérience au cours de sa propre vie.
Parmi toutes les belles choses Ă©crites et dites sur Daniel Ellsberg depuis sa mort, le 16 juin, ne manquons pas un film conducteur, une histoire qu'Ellsberg lui-mĂȘme a racontĂ©e mieux que quiconque. Une histoire dont nous pouvons tous tirer des enseignements. En prenant en compte cette histoire, nous pouvons considĂ©rer Ellsberg comme un exemple, autant que comme un homme de conscience courageux. Comme il l'a dit dans une interview il y a quelques annĂ©es, "le courage est contagieux".
Ellsberg n'a pas donné de nom à l'histoire que j'ai à l'esprit, ni de titre, ou de manchette ou toute autre désignation de ce genre, mais il aurait pu le faire, et je prends la liberté de m'inspirer de ses mots pour la nommer maintenant : Le processus d'éveil de Dan Ellsberg.
En 1970, un an et peut-ĂȘtre moins avant qu'Ellsberg ne remette les Pentagon Papers au New York Times, au Washington Post et au Boston Globe, il s'est rendu Ă Nevada City, en Californie, une bourgade situĂ©e Ă 150 miles au nord de San Francisco, dans les terres, et a frappĂ© Ă la porte de la maison oĂč vivait Gary Snyder, l'un des poĂštes les plus brillants du Mouvement Beat. On peut en dĂ©duire avec certitude qu'Ellsberg avait les Pentagon Papers, encore secrets, dans sa voiture, puisqu'il a Ă©crit ce qui suit dans "The First Two Times We Met", un essai paru dans un ouvrage collectif cĂ©lĂ©brant la vie et l'Ćuvre de Snyder, intitulĂ© Dimensions of a Life (Sierra Club Books, 1991) :
âJe ne lui ai montrĂ© aucun des papiers contenus dans le coffre, afin de ne pas l'impliquer ; mais j'ai laissĂ© entendre qu'il Ă©tait impliquĂ© de toute façon, dans le processus d'Ă©veil qui Ă©tait le mien. Je voulais le remercier.â
Examinons la scÚne. Quelle distance Ellsberg a-t-il parcourue ce jour-là pour frapper à l'improviste à la porte d'un poÚte renommé, simplement pour le remercier ? Remercier de quoi ? Qu'avait fait Snyder, et quand, pour mériter une telle gratitude ?
Comme Ellsberg l'a racontĂ© Ă diverses occasions, il avait rencontrĂ© Snyder Ă Kyoto en 1960 - la premiĂšre des deux fois mentionnĂ©es dans son essai. Snyder Ă©tait alors au beau milieu d'une dĂ©cennie d'Ă©tude du bouddhisme zen sous la tutelle d'Oda Sesso Roshi. Ellsberg vivait alors Ă Tokyo, oĂč il Ă©laborait des politiques concernant l'utilisation des armes nuclĂ©aires pour l'Office of Naval Research. Ellsberg raconte qu'ils se sont rencontrĂ©s par hasard dans un bar prĂšs de Ryoanji, le monastĂšre zen cĂ©lĂšbre pour son jardin. Il avait alors lu l'histoire de ce monastĂšre dans The Dharma Bums, le roman de Kerouac, et, trĂšs inspirĂ©, s'Ă©tait rendu Ă Kyoto plus ou moins en tant que touriste.
Imaginez que vous lisiez Kerouac, que vous vous rendiez dans un des lieux dont il parle, et que vous y rencontriez l'un des amis proches du romancier. D'aprĂšs les rĂ©cits que j'ai lus, la guerre du ViĂȘt Nam Ă©tait l'un des principaux sujets de conversation. Ellsberg en Ă©tait encore un fervent partisan. Snyder, qui avait alors le solide sang-froid des moines auprĂšs desquels il Ă©tudiait, en parlait du point de vue opposĂ©. Ils s'apprĂ©ciaient l'un l'autre, de maniĂšre un peu improbable, de notre point de vue. Ils ont dĂ©jeunĂ© ensemble le lendemain, poursuivant la conversation entamĂ©e la veille.
Dix ans plus tard, Ellsberg identifiera sa rencontre avec Snyder Ă son "Ă©veil". C'est ainsi que le technocrate de la DĂ©fense a parcouru un long chemin, supposons-le, pour remercier le poĂšte. On ne peut qu'aimer lâidĂ©e.
Neuf ans aprĂšs la rencontre de Kyoto et un an avant celle de Nevada City - nous sommes en aoĂ»t 1969 - Ellsberg a participĂ© Ă une assemblĂ©e parrainĂ©e par la War Resistersâ League - (cette bonne vieille WRL) [Ligue des rĂ©sistants Ă la guerre]. (C'Ă©tait au Haverford College. Il faut croire qu'Ellsberg en Ă©tait alors Ă un certain stade de son processus d'Ă©veil - comment expliquer sinon sa prĂ©sence Ă cette assemblĂ©e ? Parmi les orateurs de ce soir-lĂ figurait un activiste anti-guerre du nom de Randy Kehler, alors en route pour la prison, sans la moindre hĂ©sitation, pour avoir rendu sa carte de service militaire et refusĂ© toute coopĂ©ration avec le systĂšme de service sĂ©lectif.
Soit dit en passant, la vie de Kehler est restĂ©e en suspens longtemps aprĂšs sa peine d'emprisonnement, longue de prĂšs de deux ans. AprĂšs avoir longtemps refusĂ© de payer ses impĂŽts pour protester contre le budget du Pentagone, le gouvernement fĂ©dĂ©ral a saisi en 1989 la maison des Kehler Ă Colrain, une petite ville du nord du Massachusetts. C'est Chris Appy, l'historien de l'UMass spĂ©cialiste de la guerre du ViĂȘt Nam, qui m'a racontĂ© cette histoire bien des annĂ©es aprĂšs les faits.
Cette soirĂ©e Ă Haverford a beaucoup Ă voir avec la dĂ©cision ultĂ©rieure d'Ellsberg de copier les Pentagon Papers et, deux ans plus tard, d'en faire ce dont nous savons tous qu'il a fait. Ellsberg a racontĂ© son expĂ©rience Ă Marlo Thomas bien des annĂ©es plus tard. "J'ai quittĂ© l'auditorium et j'ai trouvĂ© les toilettes pour hommes dĂ©sertes", a-t-il racontĂ© Ă l'actrice et parfois militante. "Je me suis assis par terre et j'ai pleurĂ© pendant plus d'une heure. C'est la seule fois de ma vie oĂč j'ai rĂ©agi de la sorte".
Ă ce stade, tĂąchons de savoir qui pleurait sur le sol des toilettes pour hommes Ă Haverford, afin de comprendre ce moment pour ce qu'il Ă©tait. S'agissait-il du Marine enthousiaste qu'avait Ă©tĂ© Ellsberg, du planificateur de guerre de la RAND, du technocrate ayant fait le tour du carnage au ViĂȘt Nam, de l'analyste du ministĂšre de la DĂ©fense ? Ou bien Ă©tait-ce la personne qu'Ellsberg venait de devenir, pleurant tout ce qu'il avait pu ĂȘtre, et tout ce qu'il avait pu faire jusqu'Ă ce soir-lĂ - le Marine et l'analyste Ă©tant morts ce soir-lĂ ?
Le rĂ©cit d'Ellsberg sur cette soirĂ©e fait penser Ă Saul sur le chemin de Damas, tel qu'il est relatĂ© dans le Livre des Actes des ApĂŽtres â Chapitre 9. Dans les deux cas, la chute a Ă©tĂ© suivie d'une Ă©piphanie, d'une conversion soudaine. Dans les deux cas, tout a changĂ©. Saul est devenu Paul et, quoi que vous pensiez de lui, saint Paul a changĂ© le cours de la civilisation occidentale. Ellsberg, il faut bien le dire, a passĂ© le reste de sa vie Ă essayer de faire la mĂȘme chose.
Je reviens maintenant Ă ce qu'Ellsberg a dit dans le bref essai qui a figurĂ© dans le livre que les amis de Gary Snyder ont publiĂ© pour lui rendre hommage. Ce qui l'a le plus marquĂ© lors de sa premiĂšre rencontre avec le poĂšte, c'est son intuition : il y a vu quelqu'un "qui a pris sa vie en main, un modĂšle de la façon dont une vie peut ĂȘtre vĂ©cue". Ce commentaire est essentiel, me semble-t-il. Il explique pourquoi Ellsberg a fait le long trajet jusqu'Ă Nevada City dix ans plus tard. Et il nous indique ce qui est arrivĂ© plus tard Ă Ellsberg, au sens le plus large du terme. Lorsque nous pensons Ă la prĂ©sence d'Ellsberg dans la sphĂšre publique, nous concluons que la publication des Pentagon Papers est la chose la plus importante qu'il ait jamais faite. Mais il n'aurait jamais pu le faire, ne l'oublions pas, s'il n'avait pas d'abord accompli quelque chose de bien plus grand : s'il n'avait pas bouleversĂ© sa vie - la façon dont il l'a vĂ©cue, et ce qu'il en a fait.
En d'autres termes, si le processus d'éveil n'était pas encore achevé, sa rencontre fortuite avec un poÚte de la Beat a grandement contribué à le provoquer. Ce "processus de mon éveil" est l'histoire la plus vraie qu'Ellsberg ait à nous conter, et celle dont nous pouvons tirer le plus d'enseignements.
Comme dans la vie de saint Paul, l'Ă©veil a Ă©tĂ© la source d'oĂč a jailli tout ce qu'Ellsberg a fait aprĂšs ĂȘtre tombĂ© de cheval, au sens figurĂ© du terme, sur le chemin de Damas. C'est son Ă©veil - essentiellement Ă la diffĂ©rence entre vĂ©ritĂ© et mensonge - qui lui a permis d'envisager la perspective d'une vie en prison avec un remarquable sang-froid, voire une certaine sĂ©rĂ©nitĂ©. Il savait, au moment oĂč il a Ă©tĂ© confrontĂ© Ă cette perspective, qu'il n'y avait pas de retour possible. Une fois Ă©veillĂ©, on ne se rendort plus. Eschyle l'a exprimĂ© de la maniĂšre suivante :
Celui qui apprend doit souffrir. Et mĂȘme dans notre sommeil, la douleur qui ne peut oublier tombe goutte Ă goutte sur notre coeur, et dans notre dĂ©sespoir, malgrĂ© nous, par la grĂące terrible de Dieu nous vient la sagesse.
Ellsberg l'a certainement compris. Il Ă©tait bien conscient que s'Ă©veiller signifie souffrir, et qu'il avait besoin d'ĂȘtre entraĂźnĂ© par d'autres dans son cheminement vers cet Ă©tat d'Ă©veil. Extrait d'une interview de 2006 :
âJ'aimerais que la conscience de chacun soit repensĂ©e et remodelĂ©e autant que possible... Il est trĂšs utile d'apprendre des gens qui ont dĂ©jĂ vĂ©cu cette conversion. Dans mon cas, il Ă©tait crucial Ă mes yeux de rencontrer des gens de cette trempe qui allaient en prison plutĂŽt que de participer Ă ce qu'ils considĂ©raient comme une guerre injustifiĂ©e. Le courage est contagieux, et entrer en contact ou se confronter Ă des personnes qui prennent ces risques est trĂšs utile, comme premier pas vers l'action.â
"Comme premier pas vers l'action". Brillant. Voilà exactement le plus beau cadeau qu'Ellsberg avait à nous offrir, ce que nous pouvons apprendre de lui et mettre le plus directement en pratique dans nos propres vies. L'histoire d'Ellsberg, celle qu'il a racontée en relatant les incidents mentionnés ici - Kyoto, Nevada City, Haverford - est en partie celle d'une reddition. Il a dû renoncer au Marine enthousiaste et au planificateur de guerre accompli. Cela impliquait le renoncement à une certaine vision du monde. C'est ce qui l'a amené à pleurer sur le sol des toilettes pour hommes.
Mais son histoire est aussi celle de l'acceptation, de la transcendance, de la maĂźtrise de soi, d'une "vie qui mĂ©rite d'ĂȘtre vĂ©cue".
Le premier acte d'Ă©veil d'Ellsberg a Ă©tĂ© de lever le voile sur la sauvagerie insensĂ©e de notre aventure au ViĂȘt Nam. Peu d'entre nous auront un jour l'occasion de faire quelque chose d'Ă peu prĂšs comparable. Mais chacun d'entre nous, s'il en a le courage, peut agir avec autant de sincĂ©ritĂ©, de fidĂ©litĂ© et de loyautĂ© pour la cause humaine que l'a fait Ellsberg. Nous ne nous faisons pas d'illusions : la plupart d'entre nous prĂ©fĂšrent se laisser aller Ă l'irresponsabilitĂ© de la passivitĂ©. Mais ceux qui le souhaitent peuvent s'autoriser Ă s'Ă©veiller. Nous pouvons accepter les fardeaux inhĂ©rents Ă la connaissance, comme Dan Ellsberg en a fait l'expĂ©rience au cours de sa propre vie.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century.
https://scheerpost.com/2023/06/27/patrick-lawrence-ellsberg-and-the-process-of-my-awakening/