đ© Patrick Lawrence: "GĂ©ophobes."
L'indifférence aux autres, la béatitude de l'ignorance, les présomptions à colorier inhérentes aux perspectives du caractÚre national: ce n'est pas l'essence de l'Amérique. Ce sont ses choix.
đ© "GĂ©ophobes."
Notre obsession du "caractĂšre national". Part. 3
đ° Par Patrick Lawrence, le 6 juin 2022
Voici le troisiÚme de quatre essais, à paraßtre occasionnellement, sur la "bulle de faux-semblants" dans laquelle la plupart des Américains abritent leur psyché. La pensée qui lie ces articles est que nous devons accepter nos états psychologiques et émotionnels paralysés si nous voulons trouver le moyen de les dépasser.
Le premier de ces essais peut ĂȘtre trouvĂ© ici : https://ssofidelis.substack.com/p/patrick-lawrence-la-defactualisation, et le second ici : https://ssofidelis.substack.com/p/obsessions-en-bleu-et-jaune.
-P. L.
5 JUIN - En ruminant sur la condition américaine il y a quelques années, j'ai inventé un mot pour nous décrire tels que nous sommes. L'Amérique est une nation "géophobe", me suis-je dit - un peuple qui a une aversion pour les espaces et les populations du monde, et qui se manifeste par une indifférence à l'égard de toute connaissance véritable de ces derniers. Cette indifférence, cette ignorance des autres lieux et des autres peuples - et l'indifférence des Américains à l'égard de leur ignorance - est parfaitement évidente, comme le fil conducteur de toute l'histoire américaine.
Les Américains sont, au fond, un peuple craintif, effrayé par ce qui se trouve au-delà de leurs rivages. Cela a-t-il jamais été plus vrai qu'aujourd'hui, au crépuscule de l'empire? Ceux qui prétendent nous diriger se consacrent à garder le monde à distance. Nous pouvons en mesurer les conséquences dans notre conscience rétrécie.
La gĂ©ophobie, aussi Ă©trange que cela puisse paraĂźtre, a bien servi l'AmĂ©rique Ă certains Ă©gards - Ă condition, bien sĂ»r, d'avoir une comprĂ©hension trĂšs limitĂ©e du bien-ĂȘtre.
L'Amérique a décidé de se constituer en empire à la suite de la guerre hispano-américaine, paradoxalement, en partie pour tenir le monde à distance, en en contrÎlant autant que possible. Elle pouvait étendre son pouvoir accumulé au-delà de ses rivages, sachant pertinemment que les autres peuples du monde étaient déchus, flous, et que ce qu'ils pensaient ou voulaient n'avait pas beaucoup d'importance.
Nous connaissons tous l'exercice: pouvez-vous trouver, disons, la Malaisie sur une carte? Alors que vous brandissez la banniÚre bleue et jaune sous votre porche, pouvez-vous trouver l'Ukraine sur une carte? C'est ce que j'entends par géophobie.
Sur le plan matĂ©riel, la gĂ©ophobie a permis aux AmĂ©ricains de se livrer Ă leur aviditĂ© et Ă leur Ă©goĂŻsme en amassant une part indue de la richesse mondiale sans avoir Ă rĂ©flĂ©chir Ă leur aviditĂ© et Ă leur Ă©goĂŻsme. George Kennan a fait cette remarque aprĂšs les victoires de 1945: L'AmĂ©rique, avec 5 % de la population mondiale, consomme environ la moitiĂ© de ses ressources, et l'objectif de la politique amĂ©ricaine doit ĂȘtre de maintenir les choses ainsi le plus longtemps possible.
Câest ce qui renforce la phobie fondamentale de l'AmĂ©rique - sa peur persistante que le reste du monde la regarde avec une envie menaçante et volatile.
Ă l'Ă©poque oĂč Kennan rĂ©flĂ©chissait Ă ces questions, les universitaires amĂ©ricains - et que ferions-nous sans nos universitaires - dĂ©veloppaient une ligne de pensĂ©e qui a Ă©tĂ© appelĂ©e Ă©tudes du caractĂšre national. Et de toutes les Ă©pouvantables habitudes d'esprit que la gĂ©ophobie de l'AmĂ©rique a induites chez ses citoyens, le discours sur le caractĂšre national doit ĂȘtre classĂ© parmi les pires.
Il nous incombe Ă prĂ©sent de comprendre toutes les erreurs de la gĂ©ophobie amĂ©ricaine, car elles vont desservir la rĂ©publique au XXIe siĂšcle. Avec la russophobie et la sinophobie qui sĂ©vissent parmi nous, deux variantes de la gĂ©ophobie gĂ©nĂ©ralisĂ©e, ce sont les hypothĂšses cachĂ©es dans la prĂ©fĂ©rence de l'AmĂ©rique Ă considĂ©rer les autres en fonction de leur caractĂšre national qui mettent dĂ©jĂ les Ătats-Unis dans le pĂ©trin.
Il n'est pas difficile d'expliquer le phénomÚne du caractÚre national pour la simple raison qu'il n'y a pas grand-chose à en dire - comme c'est toujours le cas lorsque les préceptes de base sont le racisme et la peur de l'Autre. L'argument du caractÚre national est fondamentalement essentialiste, car il postule que des traits inaltérables définissent un peuple donné.
Exemple : les Japonais ont fait ceci, cela, ou autre chose parce que c'est ce que font les Japonais. Essayons encore une fois de rapprocher les choses de la rĂ©alitĂ©: les Russes pensent de telle ou telle façon, et agiront toujours de la mĂȘme maniĂšre, parce que c'est ce qu'ils sont, comme ils pensent et comme ils se comportent.
Il s'ensuit que nous devons toujours les craindre.
Dans L'ĂȘtre et le nĂ©ant, Sartre a battu en brĂšche les arguments en faveur de l'essentialisme. "L'existence prĂ©cĂšde l'essence", affirmait-il dans ce livre difficile mais trĂšs enrichissant. Ce n'est pas un dĂ©tail. Cela signifie que les ĂȘtres humains, ce qu'ils pensent et comment ils agissent sont dĂ©terminĂ©s par les choix qu'ils font en rĂ©ponse aux conditions de leur vie, et non par un aspect innĂ© de leur caractĂšre.
Nous sommes libres d'ĂȘtre ce que nous choisissons d'ĂȘtre, en d'autres termes, la libertĂ© individuelle Ă©tant l'une des plus grandes valeurs des existentialistes. La libertĂ© s'accompagne d'une responsabilitĂ© de tous les instants pour tout ce que nous dĂ©cidons de faire. C'est pourquoi la plupart d'entre nous, tout en professant haut et fort leur foi en la libertĂ©, affichent une peur bleue de la libertĂ© dĂšs qu'ils sont menacĂ©s d'en avoir une.
Ma propre querelle avec les partisans du caractĂšre national s'appuie sur l'argument de Sartre selon lequel l'ĂȘtre prime sur l'essence. Les arguments liĂ©s au caractĂšre national occultent la politique et l'histoire - les forces en perpĂ©tuel mouvement qui comptent vraiment pour dĂ©terminer comment le monde tourne.
Je choisis le cas des Japonais à dessein, car les études sur le caractÚre national sont nées en grande partie lorsque l'Amérique a décidé qu'il était temps de comprendre les Japonais aprÚs l'attaque de Pearl Harbor par le corps aérien de la marine impériale dans les derniers jours de 1941. Les personnes clés qui ont travaillé sur cette question avaient une formation d'anthropologue et de psychologue - signe certain, ai-je toujours pensé, que des problÚmes se profilaient à l'horizon.
L'une de ces personnes Ă©tait Ruth Benedict, une anthropologue (et une intime de Margaret Mead) qui a entrepris de sâadresser Ă l'administration Roosevelt et Ă toute autre personne intĂ©ressĂ©e Ă qui l'armĂ©e amĂ©ricaine avait affaire en traversant le Pacifique. Son cĂ©lĂšbre livre, The Chrysanthemum and the Sword, ne fut publiĂ© qu'en 1946, mais le travail qui y fut consacrĂ© faisait partie de l'effort de guerre.
Chaque correspondant envoyé pour couvrir le Japon, en supposant que les correspondants lisent encore des livres, se procure The Chrysanthemum and the Sword. Dans ce livre, Benedict vous raconte tout sur le caractÚre immuable des Japonais, expliquant ainsi tout ce qu'ils font - parce que, cas original, ce qu'ils font est ce qu'ils ont toujours fait et feront toujours.
L'une des curiositĂ©s de Benedict et de son livre est que la guerre l'a empĂȘchĂ©e de mener ses recherches au Japon: il s'agissait d'Ă©tudier et de supposer soigneusement Ă distance - un cas prĂ©coce, par la force des choses, de gĂ©ophobie amĂ©ricaine. Il est Ă©galement intĂ©ressant de noter que le premier livre de Benedict, publiĂ© en 1934, s'intitulait Patterns of Culture, dans lequel elle affirmait: "Une culture, comme un individu, est un modĂšle plus ou moins cohĂ©rent de pensĂ©e et d'action".
Vous voyez le tableau ?
Les études de caractÚre national auraient pu disparaßtre comme un autre artefact de la guerre froide. En effet, les meilleurs spécialistes de l'époque de Benedict, et chaque génération en compte quelques-uns, ont vigoureusement critiqué la nouvelle discipline dÚs le début. Mais combien de fois les universitaires consciencieux remportent-ils les arguments de leur temps? (à l'heure actuelle, l'analyse du caractÚre national imprÚgne le discours public américain, du bar de votre Applebee's local à la Maison Blanche de Biden).
Il y a le cas de Wendy Sherman, par exemple. Sherman, qui occupe aujourd'hui le poste de secrĂ©taire d'Ătat adjointe - le numĂ©ro 2 sous Antony Blinken - a attirĂ© mon attention pour la premiĂšre fois Ă l'automne 2013, lorsque Hassan Rouhani, le prĂ©sident iranien nouvellement Ă©lu, a Ă©patĂ© l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies et a ouvert la porte aux pourparlers qui ont abouti Ă l'accord de 2015 rĂ©gissant les programmes nuclĂ©aires de la RĂ©publique islamique. C'Ă©tait un moment triomphant, plein de promesses d'un genre que nous connaissons trop peu.
Sherman devait diriger les négociations mais devait au préalable satisfaire le Sénat de sa bonne foi. "Nous savons que la tromperie fait partie de leur ADN", a-t-elle affirmé en référence aux Iraniens.
Vous avez maintenant compris ?
Cela passait pour de la diplomatie Ă l'Ă©poque, et cela passe pour de la diplomatie encore aujourdâhui. Le point de vue dominant de l'AmĂ©rique sur le conflit en Ukraine et la dĂ©termination de la Russie Ă intervenir sont un gouffre d'absurditĂ©s sur le caractĂšre national. C'est pourquoi il est pratiquement impossible d'avoir une conversation rationnelle avec 99,9 % des AmĂ©ricains sur les complexitĂ©s de la crise ukrainienne. Non, tout tourne autour de ces Rrrrrusses et de ce qu'ils font toujours.
Oh, Wendy, Wendy, qu'est-ce qui a mal tourné, si mal tourné ?
Certains types de personnes et de sociĂ©tĂ©s ont tendance Ă ĂȘtre affligĂ©s par les sophismes de la position du caractĂšre national. Les civilisations blessĂ©es y sont souvent trĂšs vulnĂ©rables.
Encore une fois, il y a le cas du Japon.
Au cours de mes nombreuses années de travail et de voyages en Chine, j'ai toujours été attristé de constater à quel point les blessures infligées par l'armée impériale japonaise aux Chinois dans les années 1930 et 1940 étaient profondes et traumatisantes - les massacres, les atrocités, le tristement célÚbre viol de Nanjing. Les Chinois - et les Coréens ont leur propre variante - attribuent tout cela à ce que sont les Japonais.
Puisse le jour venir oĂč les Chinois, un peuple que j'admire beaucoup, comprendront que c'est la politique mondiale de l'Ă©poque et l'histoire de la modernisation torturĂ©e du Japon qui a conduit le Japon impĂ©rial Ă tous ses maux. Les Japonais ont construit un empire et l'ont dirigĂ© comme ils l'ont fait, ne l'oublions pas, en partie parce que les Occidentaux avaient des empires qui soumettaient les autres et que les Japonais pensaient qu'ils devaient avoir le leur pour ĂȘtre les Ă©gaux des Occidentaux.
Plus proche de notre époque et de nos circonstances, il y a le cas des Polonais et des autres Européens de l'Est - et des Ukrainiens, bien sûr. Il est depuis longtemps admis que, pour tout ce qui concerne la Russie, ce sont les habitants des anciens satellites et républiques soviétiques qui s'y connaissent le mieux, ayant vécu sous domination soviétique.
Je ne peux pas imaginer quelque chose de plus erroné. Les Polonais et les Ukrainiens, en particulier, sont les derniÚres personnes à qui l'on peut demander de porter un jugement sain et équilibré sur la Russie et ses habitants, car leurs perspectives sont plus ou moins définies par des présomptions de caractÚre national.
Et comme les AmĂ©ricains aiment les prĂ©somptions de caractĂšre national des Polonais et des UkrainiensâŠ
Les dirigeants et les diplomates de toute nation sont censĂ©s guider leurs citoyens contre les excĂšs de haine et de xĂ©nophobie enracinĂ©s dans des idĂ©es de caractĂšre national. Pas ceux de l'AmĂ©rique. Ils attisent ce feu dĂšs qu'ils en ont l'occasion: c'est bon pour la campagne visant Ă affaiblir la Russie, bon pour s'assurer du soutien de la guerre parmi ceux qui prĂ©tendent ĂȘtre contre, et bon pour s'assurer que le public amĂ©ricain continue Ă porter du jaune et bleu.
Il ne faut pas oublier l'insistance constante sur le caractÚre national qui occulte - mais justement - l'histoire et la politique de l'intervention russe en Ukraine, la position de la Russie vis-à -vis de l'OTAN, et de la sécurité européenne, le point de vue de la Chine sur Taïwan et d'autres questions de ce genre, et ainsi de suite, indéfiniment.
Outre les blessés, ce sont les géophobes les plus enclins à invoquer le caractÚre national lorsqu'ils regardent le monde. C'est un excellent systÚme de classification et rien, se permettent de penser les géophobes, ne changera jamais. Depuis le 11 septembre 2001, devrais-je ajouter, l'Amérique est une nation blessée ainsi qu'une nation phobique, qui craint le sort de son empire.
Il y a de bonnes raisons à cette géophobie profondément ancrée en Amérique, qui tiennent à son histoire, sa taille, aux océans qui la bordent. Mais si l'insistance de la Russie pour que ses préoccupations en matiÚre de sécurité soient prises au sérieux, si l'émergence de la Chine en tant que puissance mondiale, si la demande de parité mondiale des pays non occidentaux ont quelque chose à nous dire, c'est que le temps est venu de laisser les habitudes géophobes de l'Amérique derriÚre nous.
Ce que nous devons reconnaßtre et aborder, si nous trouvons en nous le courage de le faire, est que les erreurs de l'argument de caractÚre national sont fondamentales pour la conduite de la politique étrangÚre américaine actuelle. L'art politique américain est tombé bien bas au cours des sept derniÚres décennies.
L'indifférence aux autres, la béatitude de l'ignorance, les présomptions à colorier inhérentes aux perspectives du caractÚre national: ce n'est pas l'essence de l'Amérique, comme le dirait Sartre. Ce sont des choix faits par l'Amérique. Elle peut soit les dépasser, soit échouer au 21e siÚcle. C'est le choix de l'Amérique désormais, et elle est libre de le faire dans un sens comme dans l'autre.